David Altmejd fait partie de ces artistes à l’esthétique filandreuse, mais admirable, dont l’œuvre laisse une empreinte sur les esprits aussi bien que dans les regards. En fusionnant la féérie visuelle à la complexité, l’artiste canadien exposé au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, nous propose un parcours qui initie chez le spectateur un sentiment assez particulier, celui d’assister à un univers fait de prodigalité créative, fantasmagorique et hallucinée, tout en ayant la conviction qu’une trame globale se joue dans la plus grande cohérence. Le caractère extrêmement hétérogène des œuvres en elles-mêmes – faites d’accumulations et d’évidements continus, d’hybridations et de surabondance – répond à l’homogénéité d’une esthétique d’ensemble, comme si le tumulte chaotique de chaque pièce résonnait d’un même pas. D’une certaine façon, l’exposition se présente comme un organisme tourmenté que le spectateur serait invité à sillonner de l’intérieur, pénétrant ces anfractuosités récurrentes chez l’artiste pour mieux percevoir ce qui se passe derrière, ou à l’extérieur.
Dionysos aux multiples visages
Une première partie de l’exposition se peuple d’êtres composites et inachevés, les chairs luisantes et parfois lacérées agglomèrent des éléments organiques hétéroclites : des mains déterminées accompagnent de nombreuses oreilles, mais aussi des fruits, comme le raisin suggérant la figure de Dionysos. Le dieu grec, père de la comédie et de la tragédie, incarnation de l’ivresse et de l’extase, renvoie à une sensibilité du monde ancrée dans l’impermanence et le transitoire, l’excès de flux et l’oubli. Le caractère de ce qui s’évide et s’évade est exalté par cette thématique de la cavité active, toujours en mouvement, à l’image de ces personnages troués. À mieux y regarder, on constate qu’ils semblent victimes d’une sorte d’implosion, comme si une force insoutenable avait fini par faire éclater les crânes et les poitrines de l’intérieur, laissant choir une béance méditative qui tarde à se cicatriser. Dans cette optique, c’est l’action de creuser qui importe car ce qui se manifeste réellement est cette force indicible – force de vie ou force de volonté – reflet des tourments qui irritent, qui transpercent et corrodent l’âme. Ces doigts qui dissimulent ces visages, ces mains qui labourent ces corps maigrelets sont comme des havres de pudeur qui masquent autant qu’ils révèlent une forme de fragilité.
Or devant cette silhouette qui gravit péniblement ces quelques marches, amalgamant sa substance visqueuse au socle qui la soutient, devant ces murs déchirés par le travail ininterrompu des multiples mains de l’artiste, quelque chose relève de l’inassouvi tragique dès lors qu’une affirmation vitale, matérialisée par cet excès de flux, semble se heurter aux infimes frontières de l’être. Ce sont l’intensité et l’exaltation qui se fraient un chemin à travers les corps et les identifications. La figure de Dionysos aux multiples visages gît ainsi quelque part dans ces êtres incomplets, elle permet d’insister sur la nature continuellement changeante des corps, de la chair, de la vie, quand il revient à l’art et à ses innombrables formes d’en manifester la puissance. Aussi est-ce pourquoi ces têtes horrifiques n’inspirent pas véritablement le dégoût, elles annoncent au contraire une forme de réjouissance face aux flux vitalistes toujours ascendants.
Une cristallisation du devenir
En cela, comme on le perçoit davantage dans les salles de l’exposition qui suivent, le regard du spectateur est constamment sollicité de façon à parcourir mille trajectoires, à s’introduire dans les viscères de l’œuvre aussi bien que sur ces surfaces topologiques aux dimensions plurielles. La perception se retrouve décontenancée par le tumulte des coloris et le renversement des rapports d’échelle, ou plus simplement par ces jeux de miroirs – parfois fracturés, donc sujets à des forces énergiques –, par l’extrême abondance des motifs qui font de ces grandes maquettes en plexiglas des sortes de cabinets de curiosité. The Flux and the puddle, l’une de ces grandes cages translucides, arbore une structure géométrique de base suffisamment rigide pour ancrer notre vision dans un espace perspectiviste. Pourtant, la profusion de ligaments fibreux qui la traverse, l’effervescence d’êtres découpés, renversés, aux membres épars et flottants, participe à un éclatement du principe de vision.
Mieux, alors que ces miroirs disposés au cœur de l’œuvre comme sur les murs démultiplient les possibles, ils se révèlent finalement complémentaires de la transparence globale de ces box. C’est que le caractère de ce qui est translucide a plusieurs fonctions : d’un point de vue purement optique, il désigne cette fragile membrane distinguant l’intérieur de l’extérieur, répondant par exemple à ces colonnes de fourmis qui vadrouillent au-dehors de la structure, pour s’y introduire sans même que l’on y prenne garde. Elles accomplissent alors une sorte de périple paradoxal, à la manière des rubans de Moebius imaginés par Escher. D’un point de vue sémantique, la transparence a quelque chose du minéral, peut-être du principe de cristallisation, si tant est que ces structures répondent à une logique morphogénique. Or la cristallisation implique elle aussi des forces actives – force de vie ou force de volonté, forces de la nature ou forces cosmologiques – alors qu’on attribue plus volontiers les devenirs évolutifs aux règnes animal et végétal. Ces forces du flux – du titre de l’exposition – paraissent s’étirer depuis la nuit des temps pour s’agglutiner et s’écouler dans ces sculptures et installations résolument contemporaines.
En un sens, David Altmejd convie des forces extranaturelles, des forces qui, si elles aussi claironnent la puissance de l’être et du devenir, paraissent pour autant oubliées, à l’image de ces couleurs qui habillent ces sculptures presque tribales – couleurs pastels, azuréennes ou safranés, couleurs parfois négligées, mais imprégnées d’une authenticité irréelle, comme issues d’une ère immémoriale. De là aussi cette impression d’avoir affaire à des êtres venus d’un âge où l’on vénère les mythes et la magie, un âge où le regard n’est pas encore inondé des certitudes qui aveuglent, où même l’horreur n’a pas de signification. Ce processus de cristallisation, en définitive, pourrait bien n’être qu’un retour aux sources. Cette exposition en serait la célébration. L’esthétique déployée par l’artiste fait alors office de non-esthétique, non dans l’idée qu’il n’y aurait, en définitive, que très peu de belles choses à considérer, mais, bien au contraire, parce que nous découvrons des formes, des apparences et des structures qui échappent à tout ce que nous étions habitués à voir, quand bien même il s’agirait de figures millénaires.
Exposition Flux de David Altmejd, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris du 10 octobre 2014 au 1er février 2015.