Publié entre 1986 et 1987, la série Watchmen bénéficie d’une considération critique[1] qui doit beaucoup à la complexité de son récit et de ses enjeux. La nouvelle graphique se destine d’ailleurs à un public adulte, tout en puisant dans l’imaginaire pop des super-héros américains que l’on associe parfois à des univers adolescents et libidineux. Alors que ces super-héros n’ont peut-être jamais été aussi présents dans le paysage hollywoodien, reflet de l’impérialisme américain[2], l’œuvre de Gibbons et Moore se porte à contre-courant par sa dimension critique et réflexive qui, justement, va à l’encontre de ce même impérialisme.
Le comics aussi bien que l’adaptation cinématographique de Zack Snyder en 2009, participent d’un dispositif critique un peu paradoxal. Celui-ci consiste à s’insérer au cœur du système que l’on incrimine, pour mieux en manifester les atours. En cela, le film peut se percevoir comme un pied-de-nez à l’égard d’une conception qui voit en tout public de blockbusters, une masse informe et irréfléchie. De même, l’hermétisme prétendu de concepts philosophiques élaborés s’en voit amoindri, non parce que des notions telles que la volonté de puissance ou du surhomme sont rendues abordables auprès du public, mais parce qu’elles peuvent s’affranchir de l’idée qu’elles sont produites pour et par des « spécialistes ».
Toujours est-il que cette mise en abîme du dispositif critique semble entrer au cœur de l’œuvre. La voilà magnifiée par la question récurrente « Who watches the Watchmen ? » qui parsème le récit écrit et filmé, tel un leitmotiv dont il nous faut sonder les implications. Dans cette optique, l’enjeu de notre étude en plusieurs volets est peut-être celui de la « Pop philosophie », à ceci près qu’il ne s’agit pas seulement de tracer les lignes de fuite d’un objet extérieur au monde de la philosophie – celui des super-héros – puisqu’ici, l’objet en question est déjà constellé de pistes théoriques. Il s’agit davantage de procéder à une Pop philosophie à la puissance Pop philosophie, dès lors que l’objet « super-héros » est médité de façon spéculative par Gibbons et Moore, qui alors reportent leurs interrogations sur le terrain de la bande dessinée, puis du cinéma hollywoodien, pour qu’enfin d’autres tels que nous se réapproprient ces transferts successifs et tentent d’en laisser émerger l’Intéressant, le Remarquable et l’Important, selon les mots de Gilles Deleuze[3].
«Who watches the Watchmen ? »
Cette question, « Who watches the Watchmen ? », tient lieu de devise dans toute l’œuvre. Aussi constitue-t-elle une sorte de clé dans l’élaboration d’une trame métadiscursive : si la question est littéralement celle que se posent les divers protagonistes, elle est également ce qui donne au lecteur la possibilité d’invoquer des « zones d’intelligibilité » qui vont bien au-delà du récit. Ces zones peuvent se lire comme des possibles qu’il reste à actualiser.
Parmi ces possibles, la notion de responsabilité. Plus précisément, parce que ces prétendus super-héros ne sont en réalité que des individus dénués de tout superpouvoir – hormis pour Doc Manhattan –, parce que leurs actes les rendent humains, trop humains, aussi parce que leur vocation première n’est pas de protéger les innocents mais de se mettre au service de la politique américaine, dans le contexte d’une guerre froide revisitée par les auteurs, le problème qui s’impose à la fois aux lecteurs et aux protagonistes est effectivement clamé par la question « Who watches the Watchmen ? ».
Qui en effet, peut superviser les personnes supposées nous superviser ? Ces super-héros vieillissants n’ont rien d’irréprochable, ils sont confrontés à la question du pouvoir lorsqu’il échoit entre de mauvaises mains. La question de la morale, dans son rapport à l’agir, est ainsi posée. C’est le cas avec le personnage d’Ozymandias alias Adrian Veidt, qui pense plus juste de sacrifier des millions de vies humaines afin de rétablir un équilibre géopolitique préservant les hommes de la guerre, et donc de pertes plus importantes. On songe également au Comédien, alias Edward Blake lorsque couvert par les autorités américaines, il peut en toute impunité massacrer qui bon lui semble. La question « Who watches the Watchmen ? » est en soi une question éthique et politique car elle incite à relativiser le principe de l’autorité, du contrôle et de la discipline, soulignant la faiblesse d’une distinction entre surveillants et surveillés.
Généalogie du « Qui »?
Ce qui importe dans la question « Who watches the Watchmen ? » est sans doute le « Who ? », alors que dans une optique nietzschéenne, la question « Qui ?» renvoie à un procédé généalogique. Contrairement à l’histoire ou aux sciences qui posent les questions du « Quoi ? » ou du « Comment ? », la généalogie insiste sur la pluralité des strates signifiantes ainsi que sur leurs relations de cause à effet qui sont tout sauf linéaires. En effet, selon Nietzsche, afin de remonter aux origines des valeurs, de la morale et des préjugés, il faut réviser les conceptions traditionnelles qui confèrent aux premiers hommes une sorte de légitimité idéalisée dans la construction de notions morales. La justice, la religion voire l’autorité ne sont pas élaborées par des hommes primitifs aspirant à une quelconque justesse de la vérité. Le bien n’est pas plus énoncé par les humbles, mais par les puissants, dans la mesure où les fautes, les châtiments et les créances – au fondement des premiers systèmes politiques et sociaux, par la mise en place de dispositifs d’obligations mutuelles – sont inspirés par une forme de souffrance en tant que source de plaisir. Le principe de mémoire contribue alors à forger puis à perpétuer les valeurs morales[4]. En d’autres termes, la question « Qui ? » implique que l’on reconsidère les rôles impartis aux premiers protagonistes incapables de surmonter des blessures physiques ou morales. Le fort n’a pas besoin de nier, il lui suffit de disposer. Le faible en revanche, ne peut que maugréer, sans pour autant parvenir à oublier. La question du « Qui ? » en elle-même ne peut être linéaire, elle compose un cercle vertueux car si les forts sont ceux qui provoquent la sournoiserie et le ressentiment du faible, c’est bien ce dernier qui au terme d’une « sublimation culturelle »[5] est au fondement de la morale.
La question « Qui ? » décrit les forces actives et la « volonté » qui se cache au cœur des choses, ainsi que le souligne Deleuze dans sa lecture de Nietzsche[6]. Ce ne sont pas des individus physiques et réels qui sont au commencement de ce qui arrive, mais une activité pluraliste qui mue, saisit des forces et se métamorphose. Chez Nietzche, cette figure est investie par Dionysos, dieu qui se cache et se manifeste[7]. Dans l’œuvre de Gibbons et Moore, chacun des personnages investit la question du « Qui ? » à sa manière, en représentant une figure philosophique particulière – nous y viendrons ultérieurement. Relevons néanmoins que les super-héros de Watchmen agissent pour certains à visage découvert, comme pour mieux déplacer les responsabilités. Tout porte à croire que l’on sait qui fait quoi, mais c’est une erreur. D’une part, en effet, si ces super-héros sont les acteurs connus et identifiés des événements, leurs interventions sont cependant toujours placées sous l’égide d’une entité qui les surplombe : le cours du destin, un être manipulateur ou plus simplement une institution gouvernementale. D’autre part, la trame du récit s’arrête justement sur un mystérieux personnage qui tire les ficelles et dont il faut dévoiler l’identité, à la manière d’une enquête policière. Paradoxalement, il s’agit d’un personnage rencontré à de nombreuses occasions tout au long du récit, Ozymandias. Le comble de ce dispositif de faux-semblants repose sur le dénouement : les puissances politiques ennemies finissent par aller en paix, certaines d’avoir affaire à un adversaire commun, le Doc Manhattan, alors qu’en réalité, la menace est montée de toutes pièces par une tierce personne n’ayant d’autres résolutions que de réinstaurer une situation d’équilibre géopolitique.
« Qui ? » est la question que ne se sont pas posée les puissants, trompés par les apparences. De là son aspect moral, comme une injonction à suivre, car sans elle, nul ne peut percevoir la véritable consistance des forces qui animent les devenirs humains. Cette consistance dynamique faite de pluralité, de contradictions et de complémentarités, à la manière d’un organisme biologique, pose les bases d’une approche systémique du super-héros, telle que nous l’envisagerons dans une seconde partie.
[à suivre]
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[1] En 2005, le magazine américain Time désigne la série de Moore comme étant l’une des cents meilleures nouvelles anglophones depuis sa création, côtoyant Steinbeck, Fitzgerald, Huxley ou Kerouac. Dans la catégorie des nouvelles graphiques, l’œuvre de Moore arrive en tête.
[2] Alejandro Gonzalez Iñarritu peut évoquer un « génocide culturel »,Interview du réalisateur mexicain parue sur deadline.com le 15 octobre 2014. http://deadline.com/2014/10/birdman-director-alejandro-gonzalez-inarritu-writers-interview-852206/ [3] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, Paris, Minuit, 1991, p. 80.
[4] Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, 2e dissertation, §3, Paris, Éditions Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993 (1887), traduit de l’allemand par Henri Albert, révisé par Jacques Le Rider, « Partout où il y a aujourd’hui encore sur la terre, dans la vie des hommes et des peuples, de la solennité, de la gravité, du mystère, des couleurs sombres, il reste quelque chose de l’épouvante qui jadis présidait partout aux transactions, aux engagements, aux promesses : le passé, le plus lointain, le plus profond et le plus cruel passé nous anime et ressurgit en nous lorsque nous devenons ‘graves’ », p. 806.
[5] Jacques Le Rider, Introduction à La Généalogie de la morale, ibid., p. 748.
[6] Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 2005 (1962), « La question : ‘Qui ?’, selon Nietzsche, signifie ceci : une chose étant considérée, quelles sont les forces qui s’en emparent, quelle est la volonté qui la possède ? », p. 87.
[7] Ibid., p. 88.