Nietzsche se demandait autrefois quel était le sens de la vie. Si selon lui la vie est croissance, chaos et volonté de puissance, la figure des Trois Grâces permet de souligner sa proximité avec les arts et la nature, tout autant qu’une éthique profondément joyeuse. Allégresse, abondance et splendeur, trois sœurs dansantes sur des sentiers champêtres clament le bonheur de vivre, interrogeant la beauté pour ce qu’elle a de complexe, dynamique et mutant. Il y a en effet du dionysiaque dans cette quête de l’excès et du rire, la référence au concept forgé par le Nietzsche de la Naissance de la tragédie (1871) permet d’insister sur la possibilité d’appréhender une culture donnée à partir d’une notion esthétique. De là, ces Trois Grâces peuvent-elles nous aider à ausculter le monde qui est le notre ?
En revisitant cette thématique, la galerie Chantal Crousel nous propose une exposition qui explore diverses facettes de la beauté moderne et contemporaine. Les artistes présentés s’échelonnent sur près d’un siècle, partant de James Ensor et Francis Picabia pour parvenir à Thomas Hirschhorn et Heimo Zobernig, ce qui laisse entrevoir la nécessité d’assumer le passé tout en se portant vers le futur, de tenir compte de l’aspect protéiforme de cette « éthique esthétique » incarnée par les Trois Grâces.
La beauté a donc un sens élargi, elle se veut parfois pure et fragile, comme avec les fleurs aquarellées d’Elisabeth Peyton, ou simple et candide avec la série de lithographies de James Ensor. Elle peut aussi être perçue pour la délicatesse des narrations qui l’induisent, à l’image des fragments de plâtre et d’affects de Danh Vo, ou des décompositions de mouvements de Rudolf von Laban qui ne sont pas sans rappeler les élégantes chorégraphies d’Etienne-Jules Marey.
Toutefois, ce qui retient plus particulièrement notre attention est la manière avec laquelle Thomas Hirschhorn s’attaque à la représentation des corps dans le paysage contemporain, avec une littéralité qui lui est souvent caractéristique. Avec Collage-Truth N°14 (photo de couverture), l’artiste suisse interroge alors des images venues de nulle part qui pourtant nous submergent. Des corps déchiquetés par des bombes se jouxtent à la photographie de quatre mannequins au regard chavirant. Ils paraissent totalement happés par l’objectif du photographe, attisent le spectateur, l’invitent du regard. Comme nous l’explique Hirschhorn, nous devons nous interroger car il s’avère plus facile d’admirer la plastique irréprochable de ces lolitas, plutôt que des corps détruits. Serions-nous aujourd’hui devenus « hyper-sensibles » au point d’occulter une réalité du monde qui cependant doit nous engager ? Aurions-nous égaré une certaine responsabilité vis-à-vis de ce qui se trame, ailleurs sur le globe, sous le prétexte que ces images terribles nous révulsent ? Le culte de la beauté est aussi une forme de détachement moral qui nous éloigne de la réalité du monde.
Cette œuvre résonne quelque peu avec la vidéo en noir et blanc de Jean-Luc Moulène, bien que le motif soit totalement différent. Ici, trois femmes nues comme des sculptures font face au spectateur, le ciel est uniformément gris, l’herbe qui fait office d’horizon agit comme un socle. Les postures paraissent malaisées, la gêne de ces corps exposés est palpable ; l’attente s’instaure, aussi bien pour ces jeunes femmes que pour le public.
La représentation de soi, de sa nudité, se manifeste avec une pudeur évidente. Les corps sont pourtant graciles et le temps qui passe, plutôt apaisant. La curiosité du spectateur s’attise peu à peu, jusqu’à ce qu’il prenne conscience du caractère intrusif du regard qu’il porte. L’œil se focalise alors sur les détails, devient attentif aux ressemblances et aux lenteurs, à la stature de ces corps d’exposition, fiers et altiers, mais simultanément rapportés à la précarité d’un dépouillement vestimentaire. L’attente se mue ensuite en observation contemplative, la moindre variation s’examine, la vidéo devient belle à regarder car une douceur méditative émerge progressivement, compatissant avec cette lenteur que l’on nomme justement, la grâce. Moulène parvient à investir la question de la beauté non pas pour ce qu’elle comporte d’artifices et de subterfuges, mais pour son naturel. En soi, cette vidéo se conjugue à la photographie de Hirschhorn, car elle explore la beauté en ce qu’elle peut revêtir des apparences et des significations sans cesse changeante. Ni bonne ni mauvaise, ni à stigmatiser ni à idolâtrer, la beauté est une force, ce que nous enseigne le contemporain est qu’elle se conjugue aussi avec la culture, ainsi que nous le rappelle Abraham Cruzvillegas avec une installation dont le titre est assez révélateur des dualités qui se logent en toute chose : I wish I was chaste, neat and voluptuous (or at least that my butt looked like those painted by Rubens), but I’m just a horny Intergalactic Indigenous Emo.
Ce que nous transmet cette exposition est donc une polyvocité esthétique et éthique d’une beauté qui se pense autant qu’elle se laisse regarder. En revisitant des artistes passés et en proposant des artistes toujours en devenir, les Trois Grâces ont surtout le mérite de nous interroger sur notre actualité, ou plutôt sur le regard que nous lui portons.
Exposition Les Trois Grâces à la galerie Chantal Crousel à Paris, du 4 mai au 15 juin 2013.
courtesy ©chantal crousel
texte publié sur contemporaneite.com en mai 2013
image de couverture, Thomas Hirschhorn, Collage-Truth N°14, 2012, imprimés, scotch, feuille plastique, 27 x 37.50 cm
courtesy de l’artiste et Galerie chantal crousel, Paris