La galerie Emmanuel Perrotin présente simultanément à Paris et New York le travail de Xaviel Veilhan, figure incontournable de l’art qui interroge les liens entre réalité, visibilité, technique et contemporanéité. Alors que l’on assimile volontiers son œuvre à un travail de sculpture, en tous les cas à des démarches plasticiennes, l’artiste français aborde cet « art invisible » que constitue la musique, en rendant hommage à ceux qui la produisent comme Rick Rubin, Quincy Jones, Philippe Zdar, Guy-Manuel de Homem-Christo et Thomas Bangalter des Daft Punk, ou encore Chad Hugo et Pharell Williams des Neptunes.
L’artiste s’appuie sur un postulat fondateur : la musique est le reflet de son époque car elle véhicule des archétypes, c’est-à-dire, si on en croit Carl G. Jung, des représentations communément acceptées, qui se gravent dans la psyché et s’érigent en codification caractéristique d’une culture donnée. En cela, le projet contredit ce que fit Warhol car le style de notre modernité n’est plus dicté par une esthétique relayée par le flux des images omnipotentes, mais par sa musique. Alors que l’on perçoit dans le surcroît de visibilité qu’imposent les marques, les stars, les icones mais aussi le design, l’architecture ou les modes vestimentaires, une forme de signature graphique du monde, l’environnement sonore atteste pareillement de sa correspondance avec un moment précis de l’histoire.
En substituant l’acoustique à l’esthétique, Xavier Veilhan prolonge cette dialectique entre le visible et l’invisible qui parcourt son œuvre. La musique est absente de l’exposition mais omniprésente sous d’autres aspects. Le silence, par ailleurs, consolide une atmosphère feutrée par la lancinance chromatique des différentes pièces : les teintes ocres, ivoires ou brunes suggèrent les bois élégants des instruments de musique, peut-être aussi l’ambiance close des studios d’enregistrement. Ici et là le parcours est ponctué par les « Mobiles » dont les modules géométriques figurent l’harmonie des accords par la précarité de leur équilibre, les sphères et les tiges se soutenant mutuellement, comme tenues par le flot d’une mélodie. De même, les sculptures hyperréalistes de producteurs, réalisées à l’aide de scans 3D, alternent entre une absolue netteté formelle, une identification précise de la réalité, et une sorte de brouillage induit par les textures. Elles rappellent les découpages anguleux des silhouettes qui ont fait la notoriété de l’artiste, tout en résonnant avec le tramage horizontal des peintures à l’huile. Ces différentes pièces court-circuitent la linéarité de la représentation, son immédiateté, pour lui apposer comme un filtre, celui de notre regard infléchi par le codage technique et culturel de notre modernité.
Masquer et montrer en même temps. Les producteurs, pourtant instigateurs de notre époque, ne seraient que des hommes de l’ombre. On peut trouver judicieuse la présence sculptée des deux membres de Daft Punk dévoilés sans leur casque, comme pour redire le trouble d’une musique hégémonique qui, finalement, serait orchestrée depuis les coulisses. Si Xavier Veilhan peut ainsi tracer le parallèle entre le monde musical et l’art contemporain, lequel s’appuie aussi sur les curateurs, c’est que le projet valide une conception hégélienne de l’Histoire, celle qui voit les « grands hommes » infléchir le cours des événements par leur pouvoir décisionnaire, leur charisme et leur esprit d’innovation. Cette approche toutefois soulève des difficultés lorsqu’on l’aborde à l’aune des théories marxiennes qui font la part belle au contexte matériel, technique et idéologique d’une époque. On ne sait si ces producteurs ne font que répondre à ce qui est susceptible de fonctionner, si donc les produits sont élaborés afin de concorder avec les attentes du public en vue de gonfler les ventes, ou bien si inversement, le public adhère naturellement à la créativité versatile de ces créateurs de sons nouveaux et rafraîchissants.
Difficile d’affirmer qui des artistes, des galeristes ou des curateurs font l’art d’aujourd’hui. Peut-être faut-il, à l’image de Xavier Veilhan, réinterroger les mécanismes de la production culturelle en pointant le rôle véritable de ses acteurs, quand force est de constater que le public doit aussi avoir son mot à dire. L’exposition est dès lors bien plus qu’un hommage à la musique, car elle questionne en première instance les dynamiques créatives qui impliquent notre rapport au monde et redessinent les contours flous d’une esthétique du contemporain.
Image de couverture : « Brian Eno » 2015, Plywood, wool, polystyrene / Contreplaqué, laine, polystyrène, 55 1/8 x 74 3/4 x 43 1/4 inches / 140 x 190 x 110 cm, Photo: Claire Dorn, © Veilhan / ADAGP, Paris/ ARS, New York, 2015, Courtesy Galerie Perrotin.
Texte publié sur Inferno.