Entretien avec Mathieu Mercier,
Commissaire de l’exposition l’Après-midi, Villa Arson, Nice, du 4 octobre au 28 décembre 2015
Julien Verhaeghe : Dans votre travail, on y perçoit le souci de la limpidité, de l’autonomie, le fait que l’œuvre doive être explicable d’elle-même. On y entrevoit également l’incidence des avant-gardes et des principes de l’art concret – sans pour autant que cela soit explicite –, pouvez-vous revenir sur votre généalogie artistique dans le cadre de votre travail ?
Mathieu Mercier : Les formes d’art radicales m’intéressent, mais faire un lien directement avec l’art concret, non. L’histoire de l’art moderne n’est qu’une histoire de ruptures, donc, effectivement, les avant-gardes m’ont intéressé car elles ont donné de grands principes, la vision d’une société. À un moment donné, on peut se projeter suffisamment dans le futur pour avoir le désir de construire un ensemble de choses. Par exemple, aujourd’hui, ce qui m’inquiète le plus est que l’on n’a pas de vision du futur, en tout cas pas de vision vraiment positive. Ces visions renvoient aux utopies qui par définition ne sont pas réalisables, mais elles sont quand même nécessaires pour se projeter. Dans le lien que l’on peut faire par exemple dans mon travail à un Mondrian, je ne cherche pas à prolonger ce programme ; ces références vers Mondrian ne sont pas nostalgiques. Ce sont des manipulations de signes…On m’a déjà demandé de faire des conférences sur Mondrian, je n’aurai rien pu dire de plus que ce que l’on en étudie. Ce qui m’intéressait était de travailler avec des choses immédiatement disponibles. Je me suis également appuyé par exemple sur Duchamp, mais c’était une manière de faire des Duchamp avec des Mondrian ou des Mondrian avec des Duchamp.
JV : Ce qui vous intéressait était donc de puiser dans la puissance symbolique de certaines références ?
MM : Oui, il y a un aspect que je trouvais assez intéressant, c’est la relation au signe et à l’objet car j’avais le sentiment que, finalement, on pensait avoir une relation relativement pragmatique aux choses alors qu’on a toujours une relation symbolique qui reste extrêmement forte. Quoi qu’il arrive, on avait beau penser que l’on avait affaire à un « ordre », mais il s’agit de produire des choses extrêmement fonctionnelles, celles-ci étant créées dans un contexte précis avec des tendances esthétiques. Il est probable que de par ces formes produites, arrivé à un certain stade et en raison du progrès qui accompagne leur usage, qu’un objet donné devienne un objet obsolète. En revanche, sa force symbolique s’en retrouverait toujours aussi efficace, et donc, la force symbolique d’un objet est plus efficace que la fonction pour laquelle on avait préalablement dessiné cet objet. Il s’agissait de jouer avec ces idées. C’est aussi pourquoi le ready-made m’intéressait beaucoup.
JV : Au-delà de la généalogie, il y a une sorte de dichotomie dans votre travail entre d’un côté des questionnements d’ordre ontologique que soulève Duchamp, et des questions plus formelles que soulève Mondrian. Comment vous positionnez-vous vis-à-vis de cette possible dichotomie ?
MM : Il n’y en aurait que deux, ça ferait deux camps, mais il y en a davantage que deux. Il est toujours difficile de définir ce qu’est l’art, c’est d’ailleurs ce qui rend sa pratique toujours aussi intéressante. Si on avait trouvé un moyen très précis de le définir, on en serait peut-être débarrassé. D’ailleurs, plus la place de l’art est claire dans certaines sociétés, moins d’une certaine manière il est important. C’est une question de catégorie, alors que ce qui m’importe est justement de casser ces catégories. Ce qui m’intéresse surtout est le fait que l’on évolue dans un monde de signes, c’est-à-dire que l’on ne voit pas ce que l’on n’a pas envie de voir ou ce que l’on ne connait pas. Ce qui signifie que les choses peuvent être retournées très facilement dans les systèmes de valeur ou de perception.
JV : Le modernisme n’est-il pas également une façon d’entrevoir l’œuvre pour ses qualités intrinsèques et autonomes, alors que son dépassement, de façon schématique, laisse entrevoir des questionnements sociaux ?
MM : On peut être encore plus schématique que ça. Selon moi, le sens de l’art n’a jamais changé, les processus ont toujours été les mêmes. On a évoqué à mon propos le fait de commencer l’histoire de l’art à partir de la grotte de Chauvet, mais c’est ridicule. Il me semble que l’analyse de tout ceci est faite effectivement par les anthropologues, les scientifiques qui sont très compétents, mais qui n’ont pas vraiment conscience des processus artistiques. On invite généralement des artistes à ce propos mais pas les bons, pas ceux qui pourront analyser techniquement de quelle façon les choses sont faites. Autrement dit, aucune véritable information n’est donnée, si ce n’est des informations techniques, même si elles sont importantes. Elles contribuent peut-être à déterminer l’importance des outils, mais les processus même qui permettent mentalement de passer du désir, de la projection à la réalisation, sont occultés. Il me semble donc qu’énormément de choses n’ont pas changé et les interprétations ne sont que les fantasmes du présent dans lequel sont élaborées ces représentations. On peut expliquer à chaque fois de différentes façons le rapport entre l’art et son milieu, mais ce n’est pas nouveau, les artistes s’imprègnent de ce qu’ils vivent et on sait très bien que l’art américain n’aurait pas pris cette dimension s’il n’y avait les bâtiments de l’industrie pour les accueillir.
JV : Vous avez donc une activité d’artiste et dans le cadre de l’Après-midi, vous êtes le commissaire de l’exposition. Dans quelles mesures pensez-vous qu’une activité imprègne l’autre ? Par exemple, il semble possible d’orienter l’exposition autour de la thématique de la réitération, du décalage, de la répétition, c’est-à-dire des notions qui pourraient elles aussi intervenir dans le cadre de votre travail.
MM : Dire effectivement qu’il y a une influence de ma vision des choses dans les cheminements semble évident, mais cela n’a pas été un motif prépondérant. Je crois même que les gens voient qu’il y a un travail de mise dans l’espace et que j’y implique des idées propres à mon travail. Je crois qu’on peut dire cela pour la Galerie Carrée, mais j’ai vraiment considéré les travaux pour ce qu’ils étaient. On peut toujours essayer de trouver des points communs, je pense cependant que les points communs ne sont pas suffisant ; ils seraient trop généraux pour vraiment parvenir à construire un propos dans un espace commun. Quand j’ai évoqué le ready-made pour la Galerie Carrée, les quatre artistes impliqués n’ont pas paru très intéressés, mais je pense qu’ils m’ont vraiment laissé m’approprier une partie des références de leur travail plus que leur travail.
JV : Dans votre dispositif curatorial, il y a effectivement un jeu entre la présence des œuvres et le vide qui les articule…comment percevez-vous l’objet dans sa présence ?
MM : Je n’ai pas été invité ici pour faire le parallèle entre ma production et la production des artistes. C’est purement dans l’intérêt de projeter le travail des autres dans l’espace, puis de construire des positions. Le rapport au vide est effectivement présent dans toutes les expositions que j’ai pu construire. Que ce soit avec mon travail ou celui des autres, je considère autant l’espace qu’il y a entre deux choses que les choses elles-mêmes. Le vide permet de laisser circuler le regard et le corps. Dans ce projet à la Villa Arson, il y a sans doute une vision plus complexe mais je considère dans les formes et dans la manière où elles se donnent à voir qu’elles imposent des temporalités, des positions de corps, pour qu’ensuite je les anticipe afin qu’à un moment donné, elles créent des effets de mémoire en fonction des choses qu’on peut regarder. Il s’agit de procéder par séquence et d’avoir la mémoire des choses que l’on vient juste de voir ou même que l’on peut avoir dans le dos. Je pense qu’on peut aussi faire de très belles expos avec de mauvaises œuvres, simplement parce qu’on peut construire des sentiments avec des formes dans un espace qui n’est pas forcément convainquant.
JV : Pour terminer, parce que vous occupez la scène artistique française, pensez-vous qu’il soit possible de dessiner les contours d’un art que l’on qualifierait de français ?
MM : Oui il y a un art français, si on veut redéfinir l’art américain, il y a très peu de distance entre la forme, le discours et le signe. Autrement dit, tout y est toujours très efficace. C’est une société de signe. En revanche, il y a un rapport au signe beaucoup plus complexe dans l’art français, sans prendre forcément Duchamp comme représentant de tout cela, on y retrouve généralement une idée à la base, un processus et une signification…c’est-à-dire trois étapes différentes pour une même œuvre. L’art américain est beaucoup plus binaire, ce qui le rend extrêmement efficace du point de vue de la communication : ce que vous voyez, c’est ce que vous avez …ce que vous avez c’est ce que vous voyez. Dans mon cas, j’ai pu expérimenter cet aspect à de nombreuses reprises dans des expositions de groupe, ou subitement, je me rends compte qu’aux Etats-Unis, les spectateurs avaient énormément de mal à nous identifier les uns et les autres car justement, il n’y avait pas de signature extérieure évidente. Il fallait rentrer finalement dans les démarches de chacun pour différencier quelque chose qui semblait confus pour eux.
Entretien réalisé à l’occasion de l’exposition l’Après-midi (Julien Dubuisson, Ibai Hernandorena, Lidwine Prolonge, Jean-Charles de Quillacq), à la Villa Arson, Nice, du 4 octobre au 28 décembre 2015.