L’essentiel se trouve parfois enfoui au cœur des choses. Ce qui se trame dans les profondeurs prend le pas sur les effets de surface, et si l’on dit que le meilleur est à l’intérieur, que l’herbe pousse par le milieu, c’est parce qu’il faut insister sur les processus en cours plutôt que sur les identités immuables.
Ce mode de pensée est investi par l’artiste sud-coréenne Iseo tel un leitmotiv, une logique de l’entre-deux se déploie au fil de ses recherches, arborant une littéralité sociale et actuelle dans la série d’installations et de performances intitulée Devenir-conteneur. Les caissons de marchandises multicolores et métalliques, symboles d’un capitalisme globalisé, insistent avant tout sur l’importance de leur contenu au détriment des formes géométriques et sérielles, des coloris industriels ou des logos qu’ils arborent. L’artiste les détoure, les transforme en galerie d’art ou les laisse en suspension, revendiquant la multiplicité des fonctions qu’ils peuvent occuper plutôt que l’immédiateté du sens dicté par les apparences. Si un conteneur sert aussi bien à abriter des bureaux qu’à décrire des espaces de restauration, l’artiste fait valoir l’autorité qu’exerce la mobilité sur l’identité, ou plutôt la vacuité des représentations figées au profit de mondes intérieurs qui, parce qu’ils ne se donnent pas immédiatement au regard, en deviennent des objets éminemment esthétiques.
C’est précisément cela que tente de mettre à jour l’artiste : un imperceptible je-ne-sais-quoi qui demeure en toute chose, s’agite et affecte, passe entre les genres et nous interpelle. En parcourant ses travaux nous constatons que la mobilité de l’entre-deux tient lieu de mécanique opératoire et s’élève au rang de principe universel, dès lors que le monde, les êtres, les villes et les objets sont en soi des « conteneurs » immuablement mobiles ; ainsi qu’elle nous l’évoque, notre curiosité pour les mouvements, les circulations et les passages naît aussi des sensations et des réminiscences, des projections intimes et des imaginaires, des histoires vécues ou rêvées..
De façon littérale, avec les deux vidéos de la série What Happened there? respectivement intitulées A Lady etBlack Plastic, c’est l’entre-deux de la perception qui est exploré. On y voit d’abord une image, une posture, une immobilité, celle d’une jeune femme nous faisant face, droite et sévère. Puis un cheminement se met lentement en place, décrivant une situation à la fois absurde et caustique. L’artiste en robe noire et juchée sur des talons s’évertue à jongler avec un ballon de basket, elle le fait passer entre les jambes puis finalement s’arrête et reprend sa pose initiale, impassible. Dans la seconde vidéo, une étrange forme noire gît sur le sol. L’artiste s’en approche et, à l’aide d’une pompe à pied, gonfle cette masse de plastique noire pour la muer en dauphin au sourire narquois, plus adapté aux bassins aquatiques surpeuplés d’enfants. Sur un air de tango, la bouée est ensuite laborieusement dégonflée par la jeune femme qui repart après avoir écrasé de tout son poids l’amas informe, le renvoyant inerte sur le sol, enveloppé de son mystère initial.
Dans les deux vidéos, les images de départ et de fin sont absolument identiques. Ce qui compte est donc le déroulement de ce temps intermédiaire où il semble que la dérision se soit heurtée à l’incompréhension. C’est la perception qui est interrogée, et plus précisément, la perception de ce qui arrive, de ce qui surgit pour immédiatement s’évanouir. L’évènement semble alors prisonnier d’une sorte d’ambivalence temporelle, ainsi que l’indique Deleuze : « C’est comme les énormes lutteurs japonais dont l’avance est trop lente et la prise trop rapide et soudaine pour être vues : alors ce qui s’accouple, ce sont moins les lutteurs que l’infinie lenteur d’une attente (qu’est-ce qui va se passer ?) avec la vitesse infinie d’un résultat (qu’est-ce qui s’est passé ?) »[1].
Peut-être un peu de tout cela, dans la mesure où ce que nous percevons du monde est contaminé par ce que nous lui apportons, même si ce monde est chargé de récits et de fables tragiques, à l’instar de Pompéi. Bien qu’à moitié détruite, on y découvre des amphithéâtres, des temples et des ruelles pavées de pierres encore creusées par le passage des chars et des premiers véhicules. On y reconnait également des bains publics qui, par leur organisation, ne sont pas sans rappeler ceux que l’on trouve de nos jours en Corée. Les colonnes pompéiennes paraissent immuables mais, au contact d’une perception affectée, elles se modulent et fondent comme des bougies, rappelant que rien n’est éternel, pas même les fondations les plus robustes qui ne peuvent que s’effriter au contact des tourments intimes. Pour Iseo, voir, c’est s’émouvoir car le temps passe fatalement, il instaure un entre-deux de la perception appelant à la confrontation des ressentis ou plutôt, met en présence deux réalités hétérogènes promises à une conversation sensible, à l’image de cette mappemonde faite de miroirs (Everywhere is your hometown). Éprouver le devenir, le vivre, signifie en effet être partout et nulle part à la fois, dès lors que le monde nous compose tout autant que nous l’habitons.