En s’attaquant au mythe de l’originalité, le travail que mène Allan McCollum depuis près d’une trentaine d’années interroge avec une remarquable acuité l’un des fondements les plus représentatifs de l’art moderne. La question du mode d’existence et de l’unicité de l’œuvre est prise à contre-pied par l’artiste américain, à ceci près qu’il n’entend pas désarçonner la rareté de l’œuvre d’art en procédant à une multiplication mécanique de l’identique – ce que fit Warhol par la sérigraphie – mais en produisant une multitude d’originaux.
Dans la série des Shapes Project présentée par la JGM. Galerie, des nuées de formes noires encadrées parsèment les murs. Ni organiques, ni géométriques, les voilà alignées selon une rigueur taxinomique qui n’est pas sans rappeler une certaine tradition de l’art minimal ou conceptuel. Un regard attentif pensera y reconnaître la silhouette d’un état américain, d’un coquillage ou d’un masque tribal, alors qu’elle ne se réfère finalement à rien d’autre qu’à elle-même.
À la vue de ce projet, ce qui frappe est à la fois son ampleur et son efficacité. Nous voilà confrontés à d’innombrables motifs qui paraissent se répéter sans fin ; l’œuvre est profuse et austère, presque démonstrative, elle parvient pourtant à véhiculer une certaine éloquence visuelle. Sans doute est-ce là le tour de force de l’artiste : en se plaçant à l’échelle de la philosophie de l’art, en déployant un projet qui a la rigueur d’une affirmation mathématique, McCollum n’en oublie pas de mettre en avant ce qui reste fondamental dans un cadre artistique, à savoir l’amour des formes qui se révèlent au gré des tâtonnements créateurs, ainsi que le désir souverain de matérialiser des figures que l’esprit seul n’arrive pas à concevoir. L’artiste américain partage en cela les préoccupations du peintre aspirant à conquérir la toile blanche par des compositions qui font sens, qui séduisent ou qui miment le monde, à la différence près que McCollum a déjà entrevu quelques 214 millions de Shapes sur les 31 milliards rendues possibles par son dispositif.
Chaque pièce est en effet unique, elle désigne une variation parmi nombre d’autres, laquelle est obtenue en opérant diverses combinaisons à partir d’une trame de départ. En procédant ainsi, il interroge en partie l’importance du nombre dans une ère de l’opulence et de l’excès pour mieux réévaluer l’incidence de l’unique, de l’original et de l’indivis. McCollum peut aussi questionner les mécanismes de répétition et de différenciation, à l’échelle des œuvres d’art mais aussi des individus et du social, comme le figurait un autre projet daté de 2004, Each and Every One of You, où à travers une multitude de petits cadres foncièrement identiques, 600 prénoms masculins et 600 autres féminins étaient imprimés, en tenant compte de leur fréquence au sein de la population américaine. Gabriel Tarde indiquait autrefois que l’imitation et l’invention sont constitutifs des actes sociaux élémentaires : ils en véhiculent les désirs et les imaginaires, expliquent les phénomènes rumoraux, les modes et l’adhérence à certaines idées. De la même façon, Allan McCollum nous rappelle que l’art est aussi ce qui nous donne conscience de notre indissoluble mimétisme à l’égard de nos semblables, alors même que nous postulons à nous démarquer les uns des autres.
La galerie présente également au sous-sol un ensemble de sculptures de la série des Natural Copies of the Coal Mines of Central Utah. Dans ces œuvres, nous retrouvons le motif de la transmission et de la duplication, puisqu’il s’agit du moulage de véritables empreintes de dinosaures trouvées dans des mines de charbon dans l’Utah. Ce projet de McCollum nous permet de vérifier l’extrême cohérence de son œuvre : si les fossiles que l’on admire dans les muséums sont toujours incomplets, alors que leur reconstitution squelettique suppose la référence à un archétype supposé, ce qui est dupliqué est aussi la trace d’un passage unique aux yeux de l’histoire et du règne animal. La transmission se fait simultanément héritage et filiation, évolution et invention, comme un mécanisme s’appliquant aussi bien aux objets culturels qu’à la vie. De même, la gamme chromatique employée par l’artiste, avec ses teintes opaques et industrielles, ne manque pas de rappeler ses travaux antérieurs, en particulier la série des Collection of 50 Perfect Vehicles de 1989 où cinquante urnes identiques par la forme, mais différentes par la couleur, étaient présentées. Ici, également, domine l’ allusion au passé qui se perpétue, progresse au fil du temps, se transforme mais conserve néanmoins des caractéristiques élémentaires, à l’image de l’œuvre de l’artiste qui décline différentes facettes d’un questionnement initial, tout en restant profondément originale.
L’exposition Allan McCollum The Shapes Project and The Natural Copies of the Coal Mines of Central Utah à JGM. Galerie du 12 mai au 29 juin 2013.
courtesy ©JGM. Galerie.
Texte publié sur contemporaneite.com en mai 2013
image de couverture : The Shapes Project, Shape Monoprints.