Art, etc.


Alexis Hayère. Pourvu que la terre soit ronde


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Sans titre, 280 x 190 x 8cm, acrylique sur bois, 2012.
Image de couverture : Sculpture portée n°9, acier, contreplaqué, 2015.

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Sur trois figures du surnaturel dans l’art contemporain : le chaman, la sorcière et le super-héros


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Séminaire usages et ambiances pour habiter le sacré, École Camondo, 18 février 2019.

Enregistrement audio ici

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Prix AICA-France 2019


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Prix Aica Galerie Rezeda

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Le slide de l’intervention ici et la vidéo de l’intervention

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Lauren Coullard. La clameur de l’être


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ci-dessus : Adjudant, 2017, 65 x 54 cm, huile sur toile. 
image de couverture : Basarab, 2018, 92 x 73 cm, huile sur toile. 

site de Lauren Coullard.

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Les fantômes se dérobent comme des nuages


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écouter un extrait : https://soundcloud.com/lesfantomessederobent/coyotes-dream-extrait?fbclid=IwAR08iStIStaJzt_m6iS9MdsjYwZhBbA2vO3tq3o30Wj22hbsI66Ild5ZkiQ

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Revue Possible #3


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« J’entends pas sans mes lunettes ». Entretien avec Laure Catugier


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Laure Catugier, Library, vue d’exposition, ElementA project, Berlin, 2018.
image de couverture : photographie de la série Drop Shadow, 2015.

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Erik Nussbicker. [APOKATASTASIS] – Catafalque de nacre


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Erik Nussbicker, Nay Soukhot, roseau, fémur, bronze, 2015.
en couverture : Erik Nussbicker, Les Moules-Masques, «Ecarlate», moule culinaire, terre cuite de Soufflenheim, 25 x 25 x 15 cm, 2018.

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Baptiste Rabichon. Double exposition


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Baptiste Rabichon #002

 

Baptiste Rabichon, #002, série Chirales, 2014-2019, courtesy Galerie Binome.
(image de couverture : #001).
(édition A0 – 1/1 – 2x 118,9×84,1 cm édition A1 – 1/1 – 2x 84,1×59,4 cm édition A2 – 1/1 – 2x 59,4×42 cm édition A4 – 1/1 – 2x 29,7×21 cm (+2EA)).

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Clarissa Baumann. Protopoèmes : sol, sono & urubus


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visuel : Étude pour la performance Passarada ; Clarissa Baumann avec Kidows Kim et Olavo Vianna, 2018.

Image de couverture : TAC TAC (Bate-Pedra), vidéo HD, sons stéréo, 54’36’’, 2018.

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Virginie Hucher. Le corps chorégraphié


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visuels : peinture acrylique sur panneau de bois et toile (2014-2018).

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« Sensibilité synthétique », entretien avec Marie Lelouche et Septembre Tiberghien


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visuels : I am walking in, 2015, cartons, casques modifiés, émetteurs bluetooth, dimensions variables, co-produit par Galerie Alberta Pane, le Fresnoy et PICTANOVO, avec le soutien du conseil régional Nord-Pas-de-Calais, en partenariat avec KIDIVID, Aspic Technologie, A-Volute, Laboratoire MINT-SCV, The MockupFactory et la malterie – collaboration sonore Antoine Barlet et Lukas Treniger.

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Revue Possible #2


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Couverture possible numero 2

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Revue Possible #1


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Je(ux) est un autre. Musée Français de la carte à jouer


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Galerie Rezeda. Déplacer l’idée de représentation


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Balizas y cartografia, broderie, Résidence de création de quatre mois. Fondation Casa Proal, San Rafael, Veracruz, Mexico. Février à juin 2016.

 

site des artistes : https://galerierezeda.com/

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Virginie Hucher. Le corps et l’autre


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L’être et le non-être, huile sur bois, 100 x 100 cm, 2018.

 

Site de l’artiste : https://www.virginiehucher.com/

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Julie Maresq. Le désir de réalité


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Série "Famille harmonieuse", 2014-2015.

Série « Famille harmonieuse », 2014-2015.

 

Site de l’artiste : http://juliemaresq.com/

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Pablo-Martín Córdoba. De la plasticité des images techniques


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Jardin d'Acclimatation, Paris, 18 mars 2017, 14h05-14h07

Jardin d’Acclimatation, Paris, 18 mars 2017, 14h05-14h07

 

Centre commercial Les Halles, Paris, 19 mai 2016, 13h43-13h56

Centre commercial Les Halles, Paris, 19 mai 2016, 13h43-13h56

 

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Le site de Pablo-Martín Córdoba : https://www.pablomcordoba.com/

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Dorothée Recker. L’Art de la nuance


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Grand bleu 2, 2015, huile sur toile, 180 x 220 cm.

Grand bleu 2, 2015, huile sur toile, 180 x 220 cm.

 

site de l’artiste : http://dorotheerecker.com/

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Manon Thirriot, Résidence « Starter », La Malterie, Lille


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L’échouement, 2016, Vidéo, Dunkerque, 1′ (en boucle), Montage: Rémi Couvreur

 

Image de couverture : Manon Thirriot, Traces, 2015, vidéo, Perth, Australie, 3′ (en boucle), terre rouge congelée, travail en collaboration avec l’artiste Matthew McAlpine.
Texte écrit à l’occasion de la publication de l’édition restituant la résidence de Manon Thirriot, La Malterie, Lille, 2017.

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METAVILLA #12, Charlie Malgat, Monocellular Spleen


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Charlie Malgat, Monocellular Spleen, courtesy of the artiste & GALLERIA CONTINUA San Gimignano / Beijing / Les moulins / Habana, 2016.

Vidéo projetée dans le cadre du projet METAVILLA, 79, cours de l’Argonne, 33000 Bordeaux, du 25 au 27 janvier 2018.

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« La couleur de l’eau », Entretien avec Nicolas Floc’h


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Nicolas Floc’h, Structure productive, récif artificiel Cubes, -27m, Golfe-Juan 2014,  Photographie noir et blanc, hahnemühle matt fibre, 80 x 100 cm, Ed 3.Ed 3 + 1EA

Nicolas Floc’h, Structure productive, récif artificiel Cubes, -27m, Golfe-Juan 2014, Photographie noir et blanc, hahnemühle matt fibre, 80 x 100 cm, Ed 3.Ed 3 + 1EA

Image de couverture : vue de l’exposition Glaz, 2017, Frac Bretagne, Rennes, crédit photo : Nicolas Floc’h.
Entretien réalisé dans le cadre de la revue possible n°1.

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Avant la poussière, sortie de résidence #4 Under the Sand, Le Lieu unique, Nantes


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Vue d’exposition, à gauche : Minhee Kimm, Atlas, 2018, béton blanc et gris, carrelage, fer à béton, diamètre variable, hauteur 295 cm ; à droite : Pascale Rémita, Le Partage des vents, 2017, vidéo projection HD, boucle, 4′.

Image de couverture : vue d’exposition, à gauche : Amélie Labourdette, Série Traces d’une occupation humaine, 2018, installation, impressions photographiques avec encre UV sur pierres calcaires, sable, dimensions variables ; à droite : Wilfried Nail, Production d’une fabrique n°2, 2018, installation, structure en bois brûlé, impression directe avec encre UV sur dibond et matériaux divers, dimensions variables.

texte publié sur Inferno en février 2018.

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Sandrine Elberg, « Les Poussières silencieuses », Galerie du Crous, Paris


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© Sandrine Elberg.

Texte écrit à l’occasion de l’exposition monographique « Silences », à la galerie du Crous, Paris, du 4 au 14 avril 2018, publié dans le catalogue édité à cette occasion. 

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Marion Tivital, « Silences », Galerie GNG, Paris


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Marion Tivital, Gravité anormale, 2013, 100 x 100 cm, huile sur toile

 

Image de couverture : Marion Tivital, Paysage 168, 2017, 100 x 100 cm, huile sur toile.
texte/communiqué de presse écrit à l’occasion de l’exposition monographique de l’artiste, « Silences », Galerie GNG, Paris, du 5 décembre 2017 au 13 février 2018.

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« La Grammaire du réel », Entretien avec Farah Khelil


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Farah Khelil, Point de vue, point d’écoute (Lectures), 2012-2017, boite à musique programmable, partition en film polyester, lettres adhésives, 13 x 7 cm, installation variable, crédit photo : Farah Khelil

 

Image de couverture : Farah Khelil, Point d’étape, 2016-2017, livres, documents verre, bois, marbre tirage photo Fine Art encadré, crédit photo : Farah Khelil.
Entretien paru dans la revue possible n°1, hiver 2018. 

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Morgane Tschiember et Baptiste Rabichon, « Zadigacité », Espace Delta Studio, Roubaix


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vue de l’exposition « Zadigacité », Baptiste Rabichon (à gauche), La serrure, 2017, épreuve chromogène unique, 127 x 90 cm ; Morgane Tschiember (à droite), Shibari, 2017, céramique.

 

Image de couverture : vue de l’exposition « Zadigacité », Morgane Tschiember (à gauche), Bubbles, 2015, dimensions variables ; Baptiste Rabichon (à droite), La caverne, 2017, 3 épreuves chromogènes uniques, 127 x 90 cm chaque, © Delta Studio.
Texte paru sur Inferno en novembre 2017.

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Pascal Vilcollet, « Récidives », Galerie Guido Romero Pierini, Paris


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Pascal Vilcollet, History, 200 x 170 cm, huile et acrylique sur toile, 2017, ©.

 

 

Image de couverture : Pascal Vilcollet, Judith, huile et acrylique sur toile, 270 x 200 cm, 2017. ©.
Texte/communiqué de presse écrit à l’occasion de l’exposition monographique de l’artiste, « Récidives », Galerie Guido Romero Pierini, Paris, du 9 au 15 novembre 2017.

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Construction Time Again, exposition collective de l’association Sonamou, Bastille Design Center, Paris


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Texte/communiqué de presse écrit à l’occasion de l’exposition « Construction Time Again », du collectif SONAMOU, Bastille Design Center, Paris, du 14 au 17 décembre 2017.

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Esjieun Kim. L’impondérable des mouvements dansés


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Le moins que l’on puisse dire, c’est que les compositions d’Esjieun Kim ne sont pas dénuées d’élégance. Il est vrai qu’un premier regard permet de souligner la finesse des traits, le caractère élancé des annotations, ou la façon avec laquelle chacun des éléments participe d’un mouvement d’ensemble, comme s’il avait été question de figurer une danse de particules en interaction. Le projet consistant à traduire une réalité chorégraphique en une réalité picturale connaît en cela une relative prospérité, tant il semble que les configurations dessinées reflètent des impressions de flux, de rythmes, de tourbillons et de volutes, c’est-à-dire tout un ensemble de spécificités précisant la grâce impondérable des mouvements dansés.
Toutefois, cette impression de concordance à l’égard d’un réel mouvant masque la nature interprétative et constructive du travail d’Esjieun, dès lors que ses compositions n’ont pas pour vocation d’œuvrer dans un rapport d’exactitude ou de mimétisme. En premier lieu, car la nature même de ce qu’elle appréhende échappe à un dispositif de restitution tel que le dessin : un monde animé par des composantes inlassablement mobiles, par une continuité ininterrompue comme l’est, par essence, un spectacle chorégraphique, ne peut être que dissolu au contact d’une représentation réputée statique. Tout au plus aurait-il fallu que cette représentation soit elle-même en mouvement. En second lieu, l’idée de représentation même induit en erreur si on la conçoit comme l’acte par lequel il s’agirait de mimer ou de reproduire ce que l’on représente, voire de tendre vers une quelconque ressemblance, étant donné que tout objet de référence est conditionné par sa façon d’être appréhendé : ainsi d’un modèle, en peinture, dont la distance d’appréciation, l’angle d’observation ou la lumière insufflée, varie avec chaque portraitiste ; ainsi également d’un pas exécuté par une danseuse, et par extension, des lignes flexueuses que chaque être porte de manière singulière ; lignes qui se nuancent en fonction de l’œil vieilli du spectateur, car jamais l’œil n’est exempt d’une histoire, d’un passé, de besoins et de préjugés qui gouvernent sa manière de voir.
En conséquence, en dépit d’une volonté de traduire picturalement une chorégraphie de corps en interaction, les compositions d’Esjieun relèvent moins de la duplication que de l’interprétation, voire de la construction et de la création. La notion de dessin, qui semble en outre caractériser ses compositions, est elle-même à reconsidérer, si tant est qu’il s’agit davantage d’imager des trajectoires et des courses, des positions mutuelles et des déplacements qui ne sont pas encore survenus, mais qui demeurent en puissance d’advenir. Autrement dit, afin de palier l’insuffisance de nos capacités de perception à l’égard du mouvement, le mieux est encore de figurer des sillages virtuels et des points de repère en empruntant à la sémantique de la carte ou du diagramme son aptitude à retranscrire des configurations potentielles. Esjieun est en effet une artiste cartographe, au sens où, à travers l’acte de « représentation » à laquelle elle s’adonne, ce qui compte repose non tant sur la minutie avec laquelle l’image reproduit son objet, à la manière d’un calque, mais sur la façon avec laquelle ses compositions enclenchent des topologies et des relations de voisinage que l’on suppose davantage fidèles à la réalité d’un mouvement d’ensemble. Ceci d’autant plus lorsque ce mouvement chorégraphié se décompose en une multitude de cheminements et d’itinéraires qui se recoupent et se dédoublent continuellement.
De là, peut-être, le sentiment de se confronter à une tournure quelque peu horizontale, comme une vue écrasée mais aérienne qui surplomberait une hypothétique scène de spectacle. De là également l’impression d’assister à un phénomène de synchronicité, comme si le temps avait été interrompu, ou plutôt, démultiplié, encore que cet aspect semble davantage dériver d’une physionomie quelque peu géométrique, affirmant du même coup une forme de discorde entre ordre et désordre, entre la dimension besogneuse d’une gestuelle collective soumise à de rigoureuses prérogatives, et la nature volatile de courbes sujettes à se mouvoir. Or, selon toute apparence, c’est de cet écart entre ordre et désordre que naît une sensation de mouvance ; le passage par une approche cartographique ou diagrammatique rappelant que ce qui compte dans une représentation n’est pas l’exactitude du mimétisme à l’égard d’un objet, mais la similitude de l’expérience que l’on porte à son endroit. Dans le cas présent, cette perception cartographique se veut flexible et morcelée, modulaire, car elle procède par projections mentales et recoupements successifs, par anticipation et déduction, mais surtout, par une préoccupation constante pour des notions d’espace que l’on organise et réagence sans arrêt, précisément comme dans un spectacle chorégraphique.
Ainsi, sans doute faut-il rappeler qu’en tant qu’architecte, Esjieun accorde une importance indéniable à la spatialité sous toutes ses formes, ceci d’autant plus lorsqu’on identifie son intérêt pour un vocabulaire plastique fait d’agencements et de fragmentations, de combinaisons et d’incomplétudes, en portant une attention toute particulière pour l’ébauche et le croquis, comme si ce qui incombait reposait avant tout sur l’élaboration d’une vision prospective plus à même de laisser ouvert des incertitudes liées aux questions spatiales. De même peut-on se rendre compte que sa gestuelle, en tant que dessinatrice, se fait elle aussi ample et précise, juste mais déambulatoire, comme s’il s’était agi de fendre le vide d’une feuille de papier, de manière à en reconfigurer les multiples surfaces. En d’autres termes, il semble que ce qui importe véritablement, chez Esjieun, à travers le dessin, la danse comme l’architecture, est l’art et la manière de créer des espaces qui, invariablement, se renouvellent et enclenchent d’autres possibles.

Image de couverture : série Lignes chorégraphiques (II), crayon, 80 x 150 cm, 2015, @ Esjieun Kim
http://www.esjieunkim.com/

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Emmanuelle Leblanc. Une peinture atmosphérique


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À certains égards, il semble que l’on puisse dire des peintures d’Emmanuelle Leblanc qu’elles s’inscrivent dans une forme d’ambivalence. D’un côté, en effet, il est vrai que ces compositions restituent des univers visuels qui ont quelque chose d’évocateur : ainsi des émanations un peu atmosphériques, comme des ciels sans nuage, des paysages brumeux dont on ne discerne plus tout à fait les lignes d’horizon, ou des crépuscules dilués par des teintes vivifiantes. De l’autre, ces mêmes compositions occultent toute allusion au réel, n’étant jamais que des dégradés de couleurs. Elles repoussent au loin des réalités discursives ou narratives, et déjouent ainsi les éventuelles interprétations.
Ambivalence qui, par conséquent, évacue la possibilité d’affilier ces compositions à une forme de minimalisme, ou à une tradition de la peinture monochrome car, en dépit de l’absence de référent visuel, de point d’ancrage pour l’œil, en dépit également d’une certaine imminence confortée par le format rectangulaire, tel un plan ou un bloc qui opérerait d’un seul tenant, force est de constater qu’il subsiste, dans ces peintures, une dimension mémorielle, imaginative, en tous les cas, une invite à la contemplation. En cela, ces peintures laissent une impression rétinienne, la perception parait ralentie, un peu silencieuse ; les surfaces semblent diffuser une lumière voilée.
Peut-être est-ce liée au caractère diaphane des compositions : les nuances de couleur renvoyant continuellement à une idée de la transparence, comme s’il s’était agi de discerner des motifs au-delà d’une membrane, d’un filtre, pour ne laisser transiter que des masses aux contours indéfinis. En d’autres endroits, la lumière est suggérée par une sensation de mouvance, de diffusion, voire de profondeur, par exemple dans la série des Focus où une physionomie vaguement circulaire, un peu bombée, agit visuellement comme si elle allait au-devant du regardeur.
La lumière constituant le véritable motif des peintures d’Emmanuelle Leblanc, on observe, par ailleurs, qu’elle est parfois soutenue par des dispositifs visuels ou picturaux qui relaient ses propriétés physiques. Ainsi, par exemple, de certaines Diffuse dans lesquelles un socle doré imprègne de sa teinte la partie inférieure de la peinture qu’elle supporte, imageant un phénomène de réflexion optique par lequel la lumière se déverse sur un matériau donné. Ainsi également de la série des Photométéore où un arc-en-ciel se détache d’un fond diffus, rappelant au phénomène de dispersion de la lumière, de façon à ce que l’on observe le spectre continu de ses couleurs.
Surtout, chez Emmanuelle Leblanc, la lumière en tant que motif, en tant que phénomène physique, prend une autre dimension lorsqu’on l’envisage au regard de la photographie, technique de capture lumineuse par excellence. En effet, outre le fait que les différentes compositions citent parfois directement le médium photographique – à l’image de certaines peintures encadrées par des bordures blanches dissymétriques, lesquelles ne sont pas sans rappeler le format du polaroid –, de même faut-il insister sur le mode opératoire de l’artiste, essentiel, qui consiste à flouter des photographies bien réelles, des photographies relativement banales, pour, par la suite, reproduire, au moyen de la peinture cette fois, ce qu’il en subsiste.
De cette façon, les peintures étant, avant tout, des peintures de photographies préalablement estompées, sans doute sommes-nous invités, par anticipation, à percevoir du travail d’Emmanuelle Leblanc, la volonté d’articuler deux médiums, deux pratiques habituellement concurrentes qui auraient, dans le cas présent, la lumière pour arbitre. Toutefois, tout indique qu’il s’agit moins d’affirmer la supériorité d’un médium sur un autre que de s’emparer d’un dispositif de composition propice à des restitutions lumineuses. En effet, plutôt que d’agir dans la rivalité, peinture et photographie enclenchent une sorte de mise en relief mutuelle afin de répondre à un but commun, l’une prenant appui sur l’autre, quand il ne s’agit pas d’emprunter à son alter ego des éléments qui lui permettent d’outrepasser sa propre nature.
Plusieurs éléments semblent aller en ce sens. Les aplats de couleur, par exemple, finissent par minimiser le geste de la main, voire à l’effacer, offrant des surfaces lisses et limpides qui pourraient avoir la netteté d’une application mécanique. La photographie, quant à elle, court-circuite son rapport d’exactitude à l’égard du réel pour, au contraire, mettre en avant une forme de flottement et d’approximation : ses motifs ne sont plus visibles, sa nature photographique est même remise en cause ; il s’agit davantage d’une image sur laquelle une intervention a eu lieu, d’une image réagencée, manipulée, mais surtout d’une image qui se regarde pour les impressions qu’elle stimule plutôt que pour les informations qu’elle donne. En cela, elle partage sans doute avec la peinture la possibilité d’être perçue avec lenteur et évasion, mais aussi avec recul et contentement.
Par conséquent, ce qui surprend, dans la pratique d’Emmanuelle Leblanc, est, d’une part, le fait de constater que ces peintures reproduisent, somme toute, avec précision et exactitude, les photographies, ou plutôt, les images réinterprétées dont elles s’inspirent. Autrement dit, la peinture intervient de façon photoréaliste, quand bien même une première perception reste marquée par la mise en exergue de masses brumeuses, de masses mi-opaques, mi-translucides qui parfois s’assimilent à des paysages brouillés par le temps. D’autre part, ce qui surprend est la capacité avec laquelle un mode opératoire, pourtant relativement limpide, est à même d’explorer des interstices techniques ou conceptuels propres à chacun des médiums. Le rapport au réel est interrogé de part et d’autres, la mémoire également, tout comme, sans doute, les connivences entre représentation et perception. Le plus admirable reposant, à vrai dire, sur le fait que tous ces aspects se mettent en mouvement à partir de la lumière et de ses modes d’acquisition, comme pour rappeler à quel point elle est et demeure une impulsion essentielle dans tous les champs de la création.

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Diffuse noir-feu, 2015

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Diffuse bleu givré I, 2016.

Image de couverture : Diffuse bleu sépia, 2016 © Emmanuelle Leblanc.

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Laurence Papouin, Fleur de peau, le H du Siège, Valenciennes


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Chaque pièce porte en effet une part d’indicible qui élude un habillage ostentatoire, notamment lorsque l’on s’arrête sur son mode d’élaboration : des couches de peinture sont appliquées les unes sur les autres en produisant des strates ; une fois sèches, celles-ci sont détachées de leur support puis figées par la résine de façon à maintenir des drapés dans des postures volatiles, parfois à l’aide d’un dispositif de fixation apparent qui traduit la vigueur avec laquelle la matière est assujettie à des forces intransigeantes. Les surfaces, alors, se délient et se font volumes ; comprimées ou virevoltantes, elles s’emparent, au gré des plis et des replis, d’un espace à trois dimensions, posant immédiatement la question de la distinction entre peinture et sculpture.
Ainsi, une lecture spontanée du travail de Laurence Papouin mettrait en avant une déréalisation du pictural, à partir d’une sémantique gestuelle et formelle qui relève davantage du champ de la sculpture. Bien plus, semble-t-il, tant l’idée même de peinture est malmenée, au point d’y entrevoir une mort symbolique : les nappes aux compositions en damier ne sont-elles pas représentatives des peintures géométriques avant-gardistes, alors même qu’elles sont accrochées, déchues et sans gloire, sur des tiges de métal semblables à des porte-serviettes ? Pareillement, de quelle façon appréhender les trames colorées de la série des Peintures pressions, dès lors qu’elles sont épinglées, ou plutôt, vissées au mur, un peu comme on le ferait d’une affiche ou d’une pancarte ?
La caractérisation de la démarche de l’artiste est en réalité extrêmement nuancée, au point de se présenter comme un motif essentiel. En relevant, par exemple, que la mort symbolique de la peinture n’empêche nullement les différents titres des œuvres de comporter le mot « peinture », force est de constater que certaines contradictions se mettent en place, comme si la peinture avait manifesté le désir de s’émanciper, sans pour autant avoir renoncé à être elle-même. Elle n’a pas renoncé, car on perçoit une préoccupation constante pour sa matérialité, sa consistance. La peinture, loin d’aspirer à la restitution de réalités extérieures, se contente avant tout d’être ce qu’elle est, à savoir, un amas de pigments colorés, une contingence d’éléments plus ou moins solubles, une somme de particules qui s’agrègent et restituent différents degrés de viscosité. De là la possibilité de soumettre la matière, de la détacher ou de la déplacer, car la mort symbolique de la peinture correspond surtout à la mort du symbolique dans la peinture. De là également l’idée selon laquelle une peinture, en changeant de stature et en adoptant une forme de réalisme plastique, quand bien même elle impliquerait le passage de la bidimensionnalité à la tridimensionnalité, resterait malgré tout une peinture, dans la mesure où l’on n’assisterait qu’à un changement de degré, non de nature.
Mais la peinture entend pareillement s’émanciper, et on conçoit davantage, peut-être un peu de façon paradoxale, les possibilités nouvelles qui s’offrent à elle, dès lors qu’on l’ausculte à l’aune de la notion de sculpture. Si tout porte à croire qu’appréhender des œuvres en convoquant leur tridimensionnalité ne suffit pas à les situer dans le champ de la sculpture, de même que le fait de contraindre, de prélever et de repositionner des surfaces ne s’apparente pas nécessairement au geste du sculpteur, sans doute pourrait-on mettre en avant, en une sorte de compromis, la notion de « design d’objet ». Cette dernière, cependant, demeure insatisfaisante, car elle occulte de nombreuses caractéristiques inhérentes à l’art de la sculpture, parmi lesquelles, en premier lieu, le travail de manipulation et l’importance d’une pression physique. Les différentes pièces font montre, en effet, d’une contenance résolument tactile, comme si elles avaient été pétries par la force de la main, comme si en tout cas elles avaient été arrachées à leur morphologie initiale. En second lieu, si chacune des pièces arbore une dimension unitaire qui lui permet d’investir le caractère de chose ou d’objet, conformément au « design d’objet », aussi faut-il y voir une sorte d’autonomie, voire de la personnalité, ce qui évoque davantage, là-aussi, la sculpture. Cette longue bandelette de peinture, recroquevillée sur elle-même, s’épanche avec langueur et nonchalance. Cette peinture qui se contracte, juchée de manière inconfortable sur une barre horizontale, tel un linge suspendu mais sur le point de choir, semble frappée d’incrédulité. L’allusion au vivant n’est peut-être qu’accessoire, toujours est-il qu’en insistant sur la sensation d’inertie qui accompagne chacune de ces pièces, on en arrive à percevoir des analogies avec la sculpture baroque, ce qui est loin d’être anodin.
En effet, dans le travail de Laurence Papouin, l’esprit du baroque constitue probablement le liant nécessaire à la jonction entre peinture et sculpture. D’un point de vue formel, tout d’abord, la promesse du mouvement est ici rendue par les courbes et les contre-courbes, par les attitudes chancelantes, mais aussi et surtout par les plis reflétant les tourments de la pesanteur, soit autant d’attributs que l’on associe à la sensibilité baroque. À cela s’ajoutent une relative exubérance formelle et visuelle, une idée de la pluralité voire de l’infinitude, ainsi qu’une logique de la vivacité, de l’instinctif et de l’imprévisible, puis de l’ouverture. D’un point de vue sémantique, ensuite, rappelons que le baroque est une pensée de la cohabitation, et plus précisément, de la cohabitation d’entités qui peuvent s’avérer contradictoires, bien qu’elles se situent, en réalité, sur un même plan de consistance.
Or, qu’est-ce qu’un pli, si ce n’est une cohabitation de matières, une façon de lier des voisins par trop éloignés, l’occasion de réunir deux êtres que tout sépare, sinon le moyen de composer la discontinuité à partir de la continuité, et inversement ? Peut-être n’a-t-on pas suffisamment insisté sur l’omniprésence du pli dans les différentes pièces que nous donne à voir l’artiste ; pourtant, ces plis sont leur consistance même. C’est bien à partir du pli qu’est entrevue une pluralité de nuances formelles, car de l’agitation quasi organique des rondes à l’impression d’assister simultanément à l’envers et à l’endroit d’une surface, de la sensation d’enchevêtrement tous azimuts au sentiment d’assister à des espaces qui se démultiplient, le pli agit comme un opérateur plastique, comme une force qui, en sculptant les paysages de la matière, parvient à en restituer toute la richesse.
Surtout, le pli en tant que cohabitation, en tant que coexistence peut-être même, doit aussi se concevoir non tant comme une réalité physique et matérielle, mais comme un exercice de pensée. En effet, ce que nous enseigne le baroque est qu’une feuille de papier aux extrémités a priori disjointes a le pouvoir d’unir ses bords à condition d’être pliée, ou qu’un voyage persistant dans une direction unique autour du globe, finit par revenir vers son point de départ. Les sculptures, les objets peints, chez Laurence Papouin, sont du même ressort, dans la mesure où ils sont bel et bien les plis de la peinture, de façon littérale, évidemment, mais aussi de façon imagée, car ils entreprennent tout autant un « deviens ce que tu es » ancré dans la plasticité, une façon d’être soi-même comme un autre, c’est-à-dire une sorte de voyage immobile qui s’engage à travers des étendues ayant pour reliefs des plis et des couleurs.

Laurence Papouin 1

Peintures suspendues à rayures, acrylique et peinture murale, 89 x 75 x 35 environ chaque, 2017.

Peintures suspendues à rayures, acrylique et peinture murale, 89 x 75 x 35 environ chaque, 2017.

Peintures suspendues à rayures, acrylique et peinture murale, 89 x 75 x 35 environ chaque, 2017.

 

Image de couverture : Accumulation de cinq peintures sur barre, acrylique, résine et tube métal, 323 x 40 x 42 cm, 2013.
Toutes les images ©Laurence Papouin.

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Simon Rulquin, Coming Soon


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Simon Rulquin, Opta Cla 2, livre, cristaux, sel, urée, 2017, © Simon Rulquin et Espace Silicone.

L’espace Silicone, localisé à Bordeaux, présente une exposition personnelle de Simon Rulquin intitulée Coming Soon. Le titre donne le ton d’emblée : nous voilà face à ce qui arrive, de façon imminente, comme il s’agit d’évoquer les annonces qui ponctuent les séries télévisées dont on attend, avec un certain empressement, le prochain épisode. La typographie qui porte le titre de l’exposition en dit toutefois davantage. Les lettres capitales, en effet, blanches et imposantes, en se dressant sur un fond noir, ne sont pas sans rappeler les textes d’ouverture qui introduisent certains films, ceux de science-fiction en particulier, notamment Star Wars. Elles citent également une période emblématique, celle des années 70 ou 80 où ces films restent empreints d’une certaine atmosphère, d’une forme de spontanéité ou de créativité peut-être, ne serait-ce parce que leurs récits, leurs développements, mais aussi les effets spéciaux qui alors les accompagnent, sont remarquables par la façon avec laquelle ils ont su imprégner les imaginaires.
Coming Soon précise donc un sentiment d’attente, une expectation à l’adresse du futur, mais, paradoxalement, et c’est ce qui jalonne les œuvres présentées, il est aussi question d’enclencher un sentiment de remembrance à l’égard du passé. Ici et là dans l’exposition, par exemple, des figures représentatives de l’histoire culturelle des hommes, par leur prestige ou par leur caractère primordial, sont réactualisées à partir de l’alios que l’on retrouve dans les Landes de Gascogne. Cette Vénus de Willendorf et cette statuette précolombienne paraissent réinjectées dans le temps présent, alors que leur consistance laisse prévoir une fragilité, sinon une déliquescence des plus palpables. Plus loin, une collection de vinyles sous-entend une forme de désuétude technique, en tous les cas une période musicale résolument ancrée dans un passé récent mais révolu, alors que les pochettes font toutes œuvre d’une imagerie renvoyant aux univers fantastiques les plus enthousiastes, comme pour rappeler à quel point les projections sur le futur restent marquées par les époques qui les engendrent, encore que certaines pochettes, délicieusement vintage, paraissent impérissables.
En réalité, cet amalgame temporel chez Simon Rulquin répond à une conception de la création plastique qui toujours fait la part belle à des motifs de l’ordre de l’imprévisible, de la surprise, de l’explosif, sans que jamais ne soit démenti son attrait pour des espaces visuels qui, le plus souvent, s’inscrivent à mi-chemin entre la rêverie futuriste et la fascination pour des mondes solitaires. Aussi, si Simon cite volontiers les tenants du Land Art, en ce qu’ils ont su percevoir les étendues dépourvues d’hommes comme des vecteurs de forces incommensurables, il est question le plus souvent d’aborder des pièces dont le déploiement échappe à une idée du contrôle ou de l’intervention humaine. Ce qui importe repose alors sur la mise en place de dispositifs dont le déclenchement reste ancré dans le fortuit et l’inattendu : ainsi des projections d’eau de javel sur des murs peints en brun, dans la salle qui ouvre l’exposition. Les effets corrosifs révèlent alors des traînées blanchies ou bien des tâches constellées, plongeant la pièce dans une atmosphère quelque peu sépulcrale, un peu comme si l’on pénétrait dans une grotte paléolithique dont les parois, désormais éclairées par des lumières artificielles, restituaient des motifs sans âge. Ainsi également de ces vieux livres de science-fiction imbibés d’urée, là où des cristaux finissent par se former en prolongeant les teintes du papier vieilli. La cristallisation, feinte et provoquée, présume du temps qui transite tout en affichant des atours plastiques qui ne peuvent se départir d’une certaine forme d’élégance. Dans ces conditions, ce qui se révèle fascinant repose moins sur la perception des résultats obtenus par l’artiste que sur l’observation d’un processus en cours.
Dès lors, si cette façon de procéder, chez Simon Rulquin, traduit un attrait pour des phénomènes qui se maintiennent dans un temps quelque peu dilaté – à l’image du pendule qui, dans la seconde salle, en pivotant autour de son axe, laisse s’écouler un filet d’urée jusqu’à ce que les cercles concentriques s’amenuisent et forment une configuration spiralée – sans doute peut-on situer l’ensemble de ce travail dans une sémantique rappelant des notions d’événement ou de nouveauté, c’est-à-dire des notions qui puisent leur essence conceptuelle dans des philosophies consacrées à la question du temps et du devenir. Aussi, s’il faut constater qu’au cœur de toute nouveauté se loge une idée du cycle, de la répétition, de l’éternel retour peut-être, l’exposition de Simon Rulquin nous rappelle qu’à travers la nouveauté, au-delà de ses implications d’ordre métaphysique, ce sont avant tout les imaginaires imprimés dans la culture du passé – récent ou lointain – qui sollicitent les paysages mentaux à venir.

Image de couverture : Simon Rulquin, Composition : Artefact (Tlaloc), alios, acier, béton, 2017 / Timelapse, gravure acrylique, modeling paste, 40 x 30 cm, 2016 / Artefact (Venus), alios, acier, béton, 2017 © Simon Rulquin et Espace Silicone.

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Entretien avec Simon Rulquin, Coming Soon, Espace Silicone, Bordeaux


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Julien Verhaeghe : Dans le cadre de cette exposition, on a l’impression que tu fais un petit pas de côté par rapport à ce que tu pouvais faire auparavant. Il semble qu’il y ait quelque chose de nouveau.

Simon Rulquin : Je ne dirais pas que c’est du nouveau, mais le fait d’avoir été obligé de m’arrêter récemment autour de la thématique de l’art et du temps m’a quelque peu conforté, car cela correspondait bien à mes questionnements. Depuis peu, j’ai eu énormément affaire à l’histoire de l’art, ce qui m’a permis de revoir une sorte de « vague » que j’avais peut-être délaissé depuis un moment. Me plonger du côté de la théorie, et donc voir de nouvelles choses, sont des aspects qui je pense ont été des moteurs m’incitant à pousser ma pratique si l’on peut dire. En effet, jusque-là, si j’avais ces envies de tourner autour de certains thèmes – la SF, l’astrophysique, par exemple – c’était davantage dans un rapport de curiosité, ou une interrogation sur la façon avec laquelle je pouvais me les approprier, ou les confondre avec ma démarche, ma pratique, tandis que là, d’un coup, j’étais contraint d’apprendre et d’étudier, donc d’avoir un rendement plus conséquent, ce qui m’a beaucoup aidé dans le cadre de cette exposition.

JV : Du coup, tu as eu une attitude beaucoup plus expérimentale que d’habitude, tu as testé des choses, tu as davantage été dans cette dynamique de travail où tu opérais sans te poser de questions, où tu pouvais aller vers de nouvelles voies.

SR : J’ai toujours été vers l’expérimentation…Il y a vraiment cette idée de contrer le côté léthargique des choses : j’ai besoin de surprises, d’être dans la confrontation, j’ai besoin, si je me consacre ou si je me perfectionne dans quelque chose, qu’à un moment donné, si c’est activé, qu’il y ait une sorte de surprise. C’est juste que là, c’était un peu plus « scientifique ». Si auparavant j’étais dans l’expérimentation, de manière à attendre qu’il y ait un « boom », une explosion qui se produise et qui anime les choses, désormais, je suis plus dans l’attente. Par exemple, pour les livres à l’urée, j’emploie des techniques un peu différentes mais je ne sais pas du tout où ça va. Et la plupart du temps, c’est un peu ce qui se passe : pour les sculptures, je n’avais aucun moyen de savoir si ça tiendrait ou si ça marcherait. La dernière fois que l’on s’était vu, j’étais parti sur le motif du Laocoon pour l’une des sculptures, et entre-temps le sable que j’avais utilisé a craqué, la tête est tombée en mille morceaux, et donc ça ne s’est pas fait.

JV : À travers cette idée d’expérimentation, tu fais donc intervenir des notions d’erreurs, de contraintes, de hasard…
SR : oui, car il semble que je me pose beaucoup de contraintes. Il y a une difficulté à savoir si cela va marcher ou si cela va échouer et, au final, il y a une grande part de hasard bien que j’essaie de contrôler les choses. Il y a en effet un côté scientifique, car je me place dans une dynamique de recherche en essayant de voir ce qui peut fonctionner en mélangeant telle ou telle chose ; j’essaie de voir où cela peut me conduire, si cela peut m’amener plus loin que ce que j’avais escompté, et pourtant j’essaie toujours de me laisser des possibilités, d’être surpris. J’entre dans un dispositif scientifique ou le hasard a une grande part. Ça me rappelle la découverte de la radioactivité par Henri Becquerel, qui travaillait sur le phosphorescent, mais a laissé sa boîte photosensible en extérieur alors qu’il ne faisait pas beau. Par hasard, il a pu constater que le sulfate d’uranium envoyait une lumière autre que celle qui était phosphorescente, qu’il y avait une autre lumière, ce qui permet d’évoquer Louis Pasteur également, lui qui disait que dans le champ de l’observation, le hasard favorise les esprits qui sont préparés. Je travaille vraiment dans cette idée-là, je cherche à travailler autour d’une chose qui, à un moment donné, pourra laisser le hasard intervenir, de manière à répondre à l’attente de ce qui est susceptible d’être attendu.

JV : Tu parles ainsi de la notion de sérendipité, notion qui laisse entendre une découverte par inadvertance. Or, tel que je comprends ton approche, ce qui t’intéresse, ce n’est plus tout à fait l’inadvertance, mais une façon de provoquer cette inadvertance. C’est un peu paradoxal.

SR : Oui, complètement, et c’est pour ça que je suis dans une sorte de logique de l’expérimentation et que je ne suis pas même sûr que les choses vont être faites.

JV : Pourrait-on alors parler d’une sorte de « sérendipité contrôlée » ?

SR : Peut-être une sérendipité tout court, tout de même.

JV : Dans ce cas, s’agit-il d’interroger une notion d’événement ?

SR : Oui, je pense cependant que l’événement a un peu changé dans ma pratique, car j’ai toujours un côté performance, même si je ne suis pas toujours dans la performance, où même s’il n’y a pas toujours eu des gens pour la voir. J’essaie toutefois de déplacer la notion, de faire de telle sorte qu’au lieu de percevoir une forme d’instantané dans un moment, que cela soit quelque chose qui soit davantage ancré dans un temps long, par exemple en ne rendant pas nécessaire le fait que je sois présent vis-à-vis de l’œuvre. C’est ce qui se passe notamment avec l’urée, car pendant un mois, on va devoir en remettre, c’est un événement qui va continuer.

JV : En fait c’est une sorte d’événement dilué, un événement qui ne s’inscrit pas dans un temps du surgissement, mais dans un temps de la cristallisation ou de la dilatation.

SR : de la fixation même…Dans le cadre de l’exposition, on passe d’un espace à un autre, d’une pièce à l’autre qui ne sont que des anachronismes, ou des effacements. J’aime bien cette idée de dilatation, cette idée de pousser le temps, elle m’évoque le 24 Hour Psycho de Douglas Gordon, ou le film d’Hitchcock est ralenti de manière à durer exactement 24h. On étire le temps, comme si on était dans un futur hypothétique, comme si on avait voyagé dans le temps, en arrière, ou dans le cadre de l’exposition par exemple, comme si l’on se situait dans un musée d’histoire naturelle où des antiquités égyptiennes côtoient des artefacts de voyages rapportés du futur.

JV : Comme si le temps était visqueux.

SR : Oui, on en revient à la pratique, mais les matériaux que j’utilise ont précisément ce côté un peu visqueux, car ça ne doit pas être de l’eau, l’eau étant trop « rapide », tout comme la javel est elle aussi trop « rapide » ; j’essaie donc de constituer une sorte de gel pour ralentir la progression. C’est un peu la même chose pour l’urée, il faut qu’elle prenne son temps.

Image de couverture : Simon Rulquin, Pendulum, installation, cristaux, sel, urée, 2017, © Simon Rulquin et Espace Silicone.

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Aurélie Brame. Les plis de la matière


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Les compositions d’Aurélie Brame peuvent associer des planches d’anatomie à des photographies issues de magazines, des éléments culinaires ou des textures à la physionomie quelque peu organique et semblable à des étoffes de chair. S’appuyant sur le principe du collage et de l’assemblage dans une sorte de filiation plurielle avec le surréalisme, le Pop art, la nature morte ou d’autres références de l’histoire de l’art, sa pratique consiste précisément à amalgamer des motifs issus d’univers iconographiques disparates. Il en résulte une esthétique relativement dense, où les formes perdent leur identité première et s’enlacent mutuellement, initiant une dynamique globale qui parfois fait appel à des imaginaires fantastiques. Dans certains cas, les éléments composites se détachent d’un fond uni et généralement blanc, ce qui a pour effet d’empêcher toute contextualisation, et donc d’inscrire ce travail dans un cadre de recherche picturale vouée à l’abstraction.
Si le caractère organique de ces compositions favorise une impression de mouvement et de vitalité, certaines d’entre elles permettent également d’entrevoir une disposition organisée, un peu comme le serait un corps biologique ou une machine. On observe en effet des configurations qui ne sont pas sans rappeler des coupes transversales, des vues schématiques, telles qu’on en voit dans les manuels de sciences naturelles ou d’anatomie. Surtout, on a le sentiment d’assister à une mécanique physiologique où chaque élément serait destiné à interagir avec son voisinage tout en conservant une relative autonomie. Il se produit alors une forme d’équilibre ou de justesse picturale, ne serait-ce parce que la pratique du collage, en tant que quête visuelle, vise précisément à associer des éléments non pas de façon aléatoire, mais de façon à enclencher une configuration d’ensemble.
En cela, sans doute peut-on avancer que l’une des perspectives inhérentes à ce travail consiste à favoriser un mouvement de recomposition de la continuité à partir de la discontinuité. Aussi, parce que les physionomies organiques supposent des formes fragmentées qui donc s’enchevêtrent, des formes qui miment les mouvements de matières inhérents au règne du vivant, une notion de pli peut être mise en avant afin de caractériser ces dynamiques d’assemblage. Un tel pli se percevrait ici comme l’élan pictural susceptible d’engager des configurations nouvelles à partir d’un matériau préalable, sans que ne soit réellement écarté ce même matériau dans la restitution finale. On relève alors, ainsi que le rappelle Aurélie, l’importance dans son travail de toujours partir d’un antécédent, d’une matière première qu’il est alors question de plier par collages et assemblages successifs. On constate également la présence régulière de représentations de drapés, d’étoffes, parfois même de rides. Pareillement, observer ces compositions à l’aune de cette notion de pli permettrait de mieux se rendre compte que les éléments parfois paraissent se rabattre sur eux-mêmes, quand d’autres fois, on peut être tenté de discerner la formation d’espaces défiant toute logique, comme si le geste de plier provoquait la mise en mouvement de dimensions intermédiaires.
Enfin, si le pli décrit un acte de transformation, on peut dire du travail d’Aurélie Brame qu’il consiste à passer d’une réalité visuelle à une autre, une réalité différente qui toutefois reste inconnue de l’œil humain et prête donc à des divagations sensorielles. Les univers presque oniriques auxquels nous assistons sont justement enclins à ces digressions, quand il est toujours surprenant de se rendre compte qu’il ne s’agit rien de moins que de plier et déplier le réel.

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Aurélie Brame, Crush #2, crayons de couleur sur papier, 2017, 40 x 40 cm.

 

Image de couverture: Aurélie Brame, Crush #3, crayons de couleur sur papier, 2017, 40 x 40 cm. 
Les images : © Aurélie Brame.

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Lionel Sabatté. Une cosmogonie du non-humain


Echafaudage d'un indien_Lionel Sabatte_2015_huile sur toile_130x160cm

En décrivant des figures animales ou des êtres mystérieux, en animant des végétaux florissants ou des paysages organiques, les compositions de Lionel Sabatté ont cela d’ambigu qu’elles renvoient constamment à une figuration du vivant, tandis qu’une observation plus prosaïque indique qu’il ne s’agit jamais que de carcasses décharnées, de formes protubérantes ou d’allusions exerçant une tension extrême avec le dépérissement. La vie s’accompagne ainsi – inévitablement – de la mort, bien que l’association semble moins fonctionner de façon allusive et distanciée que sur le mode de la concomitance.
Aussi, ce qui, entre autres choses, mérite une considération particulière dans l’œuvre de Lionel Sabatté, c’est sans doute l’éloquence avec laquelle elle parvient à combiner des ordres contraires. Toute une sémantique de l’ambivalence intervient en effet dans ce travail, au point d’en constituer la trame la plus essentielle. De façon manifeste, tout d’abord, lorsqu’à partir de matériaux réputés inertes et frustres – notamment la poussière, les ongles, la peau morte, le métal ou le béton – des créatures fantastiques prennent vie, des branchages éteints bourgeonnent à nouveau, des masses rocailleuses esquissent des sourires énigmatiques, de telle sorte qu’une idée du vivant s’accommode de l’inanimé, tandis qu’une étincelle de vigueur attise des corps trépassés. De façon latente, ensuite, lorsqu’une forme de fascination dérive de la figuration de personnages lilliputiens, des licornes enchanteresses, des cygnes souverains ou des loups aux aguets, alors même que leur consistance polarise des craintes inintelligibles, que le caractère merveilleux tranche avec une inquiétude indiscernable. Dès lors, parmi les questions que soulève un tel travail, celle de la proximité entre un ordre des choses – une conception de la nature – et une certaine idée du non-humain. Qu’impliquent, assurément, ces postures farouches et sinueuses, à l’image de ces boucs prêts à se ruer sur leur assaillant, ou de ces reptiles gisants, la gueule ouverte, si ce n’est une manière de remettre en cause une perception du monde ayant fait de l’homme le seigneur de la création ? Ces résidus de matière d’où résultent des créatures parfois hostiles, à la fois organiques et industriels, vestiges de fortunes passées, affirment-ils la nécessité d’opérer un retour vers des temps fondamentaux, des temps sans homme ?
Une première lecture de ce travail consisterait à faire l’hypothèse d’une forme d’unité dans la façon d’intégrer des antagonismes. Nous assisterions ainsi, au fil des œuvres, à l’élaboration d’un système unifié et cohérent à partir duquel une lecture du monde, de ses phénomènes, de ses diverses manifestations, est rendue possible. En parallèle, les préoccupations plastiques mises en relief par l’artiste, en témoignant d’un intérêt pour des mondes qui échappent à la réalité humaine, mais aussi en arborant une dimension mythique voire magique, semblent constitutives d’une cosmogonie faisant intervenir des forces mystérieuses plus à même de réguler le devenir des hommes, de la nature, en apportant une assise globale à des dynamiques universelles.
Les peintures, par exemple, suggèrent des corps en proie à des forces évolutives, comme exacerbés par des instincts de vie élémentaires, une volonté de croissance qui se jouerait à l’échelle cellulaire et refléterait des processus invisibles mais fondamentaux. Quelquefois, les arabesques laissent identifier des ailes semblables à celles des libellules, bien qu’elles rappellent plus souvent des tentacules de méduses dont on présume de la toxicité. De même, des nœuds apparaissent en évoquant des yeux épars, tandis qu’une partie centrale suggère l’éclosion d’une fleur aux pétales translucides. Fortes de coulures se propageant dans toutes les directions, ces peintures, toutefois, articulent des seconds plans diffus à des aspérités au premier plan qui s’assimilent à des masses flétries et éclatées, à des explosions reflétant un excès qui embrasserait un temps de l’éphémère, un temps animé par une volonté plastique interne et inscrite dans le « double mouvement contradictoire mais indissociable du surgissement et l’anéantissement de la forme »1. Aussi, ces éclosions plastiques s’apparentent-elles à des agrandissements de microscopes restituant des vues microbiologiques, pendant que l’évocation d’un aspect microbien synthétise des craintes naturelles pour des maux que l’on ne voit pas. Des corpuscules s’agglomèrent, se contaminent, ils renvoient à une rhétorique visuelle de l’ordre de la flétrissure ou de la désagrégation, c’est-à-dire à la mise en évidence d’organismes primitifs ou de substances chimiques porteurs d’une forme de nuisance. L’inquiétude intangible qui résulte ici d’une dissociation de la perception avec la rationalité semble résonner avec une notion de chaos ; notion dont on sait depuis l’Antiquité qu’elle peut être associée à une conception de l’ordre, du renouveau et de la créativité.
En conséquence, l’allusion constante pour la vie et ses dynamiques fondamentales laisse simultanément place, dans ces peintures, à une conscience de la dégénérescence composant une inertie globale, laquelle est susceptible d’assimiler les contradictions plutôt que de les renvoyer dos à dos. Rappelant qu’un « organisme ne vit que par le travail incessant au cours duquel se dégradent les molécules des cellules »2, on constate que ce qui tient de l’effervescence vitaliste, finalement, se résorbe en un étiolement simultané, dès lors que les processus proliférants assistent, dans le même temps, à la nécessité de rétablir l’équilibre de l’organisme qu’ils composent, tout comme, à l’échelle de l’espèce, de leur système environnant.
Cette idée d’équilibre, d’harmonie peut-être, en reposant sur les cycles du vivant, se confirme, a priori, par la constante nécessité chez l’artiste d’opérer des recommencements en insufflant de la vie à des matières inertes. Une idée de retour en arrière, peut-être de remise à zéro, accompagne en effet les différentes œuvres, comme le dénote, par ailleurs, une esthétique d’ensemble qui possède quelque chose de rudimentaire, presque d’archaïque. Les loups de poussière citent des temps révolus où l’homme n’a pas encore d’emprise ; certaines créatures se font rampantes, comme issues des âges préhistoriques ; les effluves bouillonnantes des peintures ne sont pas sans évoquer la théorie de la soupe primitive d’où aurait germé la vie ; les silhouettes anthropomorphiques, quant à elles, émaciées et incomplètes, au regard absent, ne ferment pas les yeux sur le monde, mais se tournent vers l’intérieur d’une âme au moins aussi vaste que le Cosmos ; en mentionnant une fébrilité originelle, leur stature grumeleuse, qui relève de la calcination, les inscrit dans un imaginaire de la survivance, comme si elles avaient réchappé d’un cataclysme des plus effroyable, faisant d’elles des êtres qui, en ayant défié la mort, se portent au-delà de toute humanité.
Un équilibre serait atteint, en tant que juste retour au cours des choses, bien qu’il convienne d’y apporter une nuance en considérant une notion de permanence fonctionnant par transformations successives et continues, plutôt que par le maintien idéalisé d’une postérité immuable et figée. L’équilibre du vivant se pense, en effet, de manière temporelle et cyclique ; il réfute donc une idée de l’éternité – autre notion affirmant la pérennité en s’opposant à l’éphémère – mais de façon différente : « l’éternel est séparé du temporel, tandis que le constant se manifeste au travers du changeant. Le constant est ce qui, au sein de la variation, ne varie pas ; l’éternel est ce qui, en tant qu’être, ne devient pas »3. Autrement dit, chez Lionel Sabatté, il s’agit moins de souscrire à un retour primordial en allusionnant des temps anciens, que d’envisager le maintien d’une dynamique plus vaste pour laquelle l’invariant n’est qu’une étape de la variation, et vis-versa. Le cycle des saisons, évoqué en certains endroits par l’artiste, est en cela exemplaire car il figure des processus de succession – donc de différenciation – tout en maintenant récurrente une trame d’ensemble, année après année4. Aussi, les vieilles souches apathiques et pétrifiées lors de l’hiver 1954, à qui l’on redonne le pouvoir de fleurir sous la forme d’oliviers régénérés par des peaux mortes, magnifient-elles les bourgeons du printemps tout en évoquant la ténacité et l’immortalité. En conséquence, mieux vaut-il y voir un geste consistant à enclencher un moment circonstanciel, « une occasion »5 inscrite dans une succession privilégiant un réel sans début assignable ni fin escomptée, qu’un acte de résurrection impliquant une réhabilitation nostalgique des temps pastoraux. Redonner vie n’est pas, ici, une façon de déjouer des plans cosmiques, il n’est pas plus une façon de contrecarrer le déterminisme de la mort en aspirant à une jeunesse éternelle ; redonner vie est davantage l’acte par lequel une étape intermédiaire parmi d’autres s’insère dans le flux continu des enchaînements entre vies et morts, repoussant le plus loin possible des idées de commencement et de finitude au profit d’une saisie « par le milieu ».
De même est-ce en cela que prévaut une idée de la circulation dans certains travaux, à l’image des boucs de thé noir issu de la province du Yunnan en Chine, lesquels se font le reflet d’échanges commerciaux entre l’Asie et l’Occident. Pareillement, les êtres décharnés à partir de pièces de 1 centime d’euro en acier cuivré, celles que l’on finit par entasser et dont on ne peut que présumer des innombrables vies antérieures, sollicitent une économie procédant d’incessants flux d’échanges. Si cette idée de la circulation monétaire réverbère assurément les principes cycliques de la vie, le fait de les incarner au moyen de figures animales permet d’attribuer à des phénomènes insondables une personnalité, sinon des intentions. Ce qui étonne cependant est la nécessité de les traduire plastiquement par le biais de ce qui est réputé sauvage et hostile, éliminant d’emblée l’animal domestique, « familier et familial »6, comme pour se prémunir d’une idée d’asservissement de la nature par l’homme, ou du moins, pour signifier un écart avec la civilisation.
Chez Lionel Sabatté toutefois, la composition d’une sorte de dichotomie entre nature et culture est contredite. En effet, les dynamiques circulaires, et plus généralement le mode opératoire de l’artiste, participent de l’élaboration d’une métaphysique de la création qui se dissocie de préoccupations anthropomorphes, notamment au regard du sacré dans la religion catholique, par l’occultation des thèmes de la Genèse, de l’Éternité et du Jugement dernier, par exemple. La création en tant que geste fondamental, en tant qu’acte préalable à toute chose, est donc réfutée ; tout au plus concurrence-t-elle une création plastique qui consiste, précisément, à inoculer la vie – du moins à la figurer de façon périphérique, avoisinant nombre de récits ancestraux dont celui en particulier du Golem, dont on relève l’inachèvement, les tensions entre création et procréation, entre nature et artifice, entre le créateur et le Créateur. Cette idée de l’artifice est singulièrement mise en avant dans les structures soutenant chacune des sculptures, notamment en laissant apparents des matériaux bruts – ainsi de ces armatures métalliques filiformes et un peu rouillées, de ces agrégats boursouflés de poussière grisâtre, ou de ces coulis de béton informe – de façon à ce que l’évocation du vivant et du naturel en soit quelque peu paradoxale. Bien davantage, non seulement chacune des sculptures semble gouvernée par une forme d’incomplétude, une idée d’inachèvement qui porte en germe d’innombrables futurs, aussi assiste-t-on à une figuration éludée de la vie, dès lors que les configurations et les postures traduisent, le plus souvent, l’imminence d’un basculement : cet oisillon ouvre ses ailes et s’égosille les yeux mi-clos, ce serpent se tortille de façon compulsive ; l’un s’apprête à prendre son envol, l’autre se mord la queue. Comme pour les peintures, la vie est suggérée à partir de contenances appelant à une agitation prochaine d’où résulte une impression de latence, une indiscernabilité entre le mouvant et le figé.
Nulle dichotomie entre nature et culture donc, mais la composition d’une cosmogonie profane qui, en dissolvant la question des Origines et de la Fin, reste quelque peu similaire à celles qu’élaborent des sociétés primitives n’ayant d’autres idoles que la nature et ses cycles. Si la bestialité ici mise en avant semble préalablement pointer un monde non-humain, une intervention plastique du ressort de celle de Lionel Sabatté, en mimant la vie mais toujours en s’exécutant depuis la civilisation, en incorporant artifices et tributs monétaires, exclut la possibilité d’un monde régi exclusivement par des lois naturelles, c’est-à-dire d’un monde sans homme. À l’inverse, le récit de l’homme sans monde, transcendant et séparé de tout, postulant sa maîtrise sur toute chose7, en particulier dans le contexte des discours technophobes constatant sa déresponsabilisation et son indifférence, mène toujours à la menace d’une fin tous azimuts. Or, à titre d’exemple, si l’on considère la question écologique qui, d’une certaine façon, reste en filigrane dans le programme de l’artiste, force est de constater que les inquiétudes naissent de l’impossibilité pour l’homme de consister avec les autres êtres8. Inquiétudes qui font écho à ces créatures intranquilles ou à ces matériaux peu amènes, non parce qu’en possédant lieu, progéniture et nourriture, il faudrait rester sur la défensive, mais parce qu’il est nécessaire de détacher l’homme de sa projection sur le monde en le resituant parmi les non-humains9. Aussi, la figure non-humaine, ne disposant ni du langage, ni de la technique, œuvrant de soubresauts vitalistes et d’agitations viscérales, prête à bondir et toujours promise à un basculement prochain, ne se perçoit plus comme l’abandon de l’homme par la nature, mais comme un double spectral dont les injonctions réfléchissent la nécessité de considérer un retour vers des Origines indéfinies mais primordiales, afin de rétracter une Fin envisageable.
Dès lors, ces silhouettes à la stature élégante et élancée, comme rescapées d’un monde qui n’existe pas encore, ne disent pas autre chose, car « elles ont vu dans la vie quelque chose de trop grand pour quiconque, de trop grand pour [elles], et qui a mis sur [elles] la marque discrète de la mort »10. Aussi est-ce à travers elles que réside une forme d’indiscernabilité entre l’homme et le non-humain, comme s’ils partageaient la même ombre, qui accueille la vie et ses possibles devenirs.

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Human condition, 2016.

 

2 - Où donc est passé le réel... - Thonon - 26.06.2014 - (15)

Où donc est passé le réel? Thonon, 2014.

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Interview / Antoine Renard


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Johan Creten. La Traversée. Crac Sète


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À l’occasion de la rétrospective consacrée à Johan Creten, le CRAC de Sète nous rappelle la vigueur avec laquelle l’artiste belge est parvenu, à la fin des années 80, à redonner ses titres de noblesse à la céramique. Parmi les raisons expliquant que celle-ci ait disparu des radars, citons le fait qu’elle ait été largement associée aux arts décoratifs, ou bien le discrédit que rencontrent des médiums nécessitant le travail d’un matériau aussi trivial que la terre. Sans doute a-t-il également été question de rejeter une technique résolument tactile, dans la mesure où celui qui touche avec ses mains ne peut que contredire une sophistication de l’intellect plus en phase avec les dynamiques artistiques d’alors. Toujours est-il que Johan Creten semble avoir fait de chacune de ces faiblesses une force, l’abandon de la céramique par le milieu de l’art contemporain lui permettant somme toute de faire valoir une forme d’engagement à l’encontre de la doxa artistique, de même que l’on salue entre autres choses la sensualité doucement prosaïque de ses sculptures qui pourtant ne se départissent pas de références parfois érudites.
En conséquence, il semble que l’une des particularités de cette œuvre repose sur sa faculté à contrarier des appréciations trop hâtives, notamment par l’adoption d’une approche polysémique plus à même de restituer des réalités alternatives, à l’image de la Traversée, titre de l’exposition, qui se référerait au long passage à vide rencontré par la céramique, à la forte incidence des univers marins sur son œuvre, à la nécessité d’aller outre les certitudes, ou bien à la problématique des migrants en Méditerranée. Toutefois, ce qui frappe chez Creten est que cette invitation à se mouvoir au-delà des apparences passe dans le même temps par des œuvres témoignant d’un attrait certain pour l’emphase et le mirobolant.
La soixantaine de sculptures de céramique, de grès ou de bronze présentée dans le cadre de l’exposition affirme en effet l’évidence de leur présence, de leur stature ou de leur physionomie, au moyen d’une esthétique qui étonne, émerveille, ou soulève l’effroi. Les textures vives et luisantes peuvent s’avérer immédiatement attrayantes, l’abondance de détails ayant parfois quelque chose de spectaculaire – et de baroque – , tandis qu’une forme d’ambiguïté reste palpable, à l’image de la série Odore di Femmina, où d’innombrables pétales de rose, de fruits ou algues marines recouvrent des troncs de Vénus sortant des eaux, pour finalement s’apparenter à un agrégat de moules tapissant les rochers littoraux. S’il s’agit ici de mettre en avant une idée de la féminité, de la pudeur et de l’intimité en sollicitant sous l’égide d’Éros et de Thanatos des désirs inaccessibles, les sculptures de Creten possèdent, en dépit de leur extravagance, une part d’insondable qui préserve des évaluations immédiates. Dans le cas des Odore di Femmina, celle-ci serait rendue manifeste par la rigidité et l’aspect rocailleux du matériau, lequel agirait comme une peau, un masque ou coquille, en vue d’abriter des réalités secrètes, parfois taboues.
Une sémantique du camouflage est ainsi mise en œuvre, elle apparaît parfois de façon littérale dans certaines autres pièces, à l’exemple des Draperings dissimulant des portions de murs à partir de drapés de grès, alors que leur consistance opaque et massive rend impossible tout geste de dévoilement, ou de la sculpture Why does strange fruit always look sweet ?, qui en se référant à la chanson Strange Fruit interprétée par Billie Holiday – chanson synonyme de réquisitoire contre le racisme au Sud des États-Unis – figure un corps inexplicablement recouvert de grappes de dattes dorées. Aussi, un tel camouflage favorise une hybridation des sens et des références, car le spectateur serait invité à se rendre au-devant des œuvres, à opérer une « traversée » lui permettant de franchir l’obstacle des apparences. Pareillement, en fonctionnant quasiment comme des anamorphoses, certaines sculptures parviennent à restituer une variété de nuances formelles selon les angles d’observation, c’est le cas de façon exemplaire avec l’imposante Pliny’s Sorrow, noire et inquiétante comme la nuit mais qui, tour à tour, se fait aigle héraldique et symbole des esprits conquérants, formidable hippocampe perçu par les Grecs comme un tribu de Poséidon, ou simple cormoran, juché telle une vigie sur sa bitte d’amarrage, scrutant l’horizon.
En outre, le caractère polysémique des sculptures de Creten encourage l’émergence d’une forme de grandeur, car en faisant éclore une dimension subversive voire politique, l’artiste entretient un rapport singulier avec l’Histoire. Toutefois, cet aspect peut être mis en relief avec un intérêt constant pour des mondes qui échappent à la réalité humaine, ne serait-ce qu’en raison de l’évocation de monstres marins et autres créatures fantastiques, ou bien de la nature tribale, presque chamanique, de la plupart des pièces. Cet aspect permettrait plutôt d’envisager un au-delà du politique et de l’Histoire sous la forme d’une cosmogonie faisant intervenir des forces mystérieuses plus à même de réguler le devenir des hommes. Des notions de destinée et de fortune accompagnent ainsi de façon latente les différentes sculptures, et l’idée d’une filiation semble constamment interrogée, en particulier lorsqu’il est question d’appréhender ce que les temps passés ont à enseigner, comme il peut s’agir de guetter de possibles futurs. Cette ambivalence entre ce qui est établi et ce qui n’est qu’une promesse est, du reste, représentative de l’ensemble de son parcours, car en reflétant la nécessité d’opérer un écart avec ce qui est supposé immuable, le sculpteur se donne la possibilité de redéfinir les contours de son époque, comme il a si bien su le faire avec la céramique.

Johan Creten, La Traversée, du 22 octobre au 17 avril 2017.
Image de couverture : Pliny’s Sorrow, sculpture en résine, finition simulation bronze, 450x450x190cm, 390kg.

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Didier Vermeiren. Construction de distance. Frac Bretagne


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L’exposition que le Frac Bretagne consacre à Didier Vermeiren est l’occasion de revenir sur une œuvre essentielle au regard de l’histoire de la sculpture. En termes de positionnement historique et problématique, notamment, car l’artiste belge entretient une proximité remarquable avec des sculpteurs emblématiques, non tant parce qu’il serait question de s’inspirer, de citer ou de rendre hommage à d’illustres prédécesseurs (parmi lesquels Rodin, Brancusi, David Smith, ou les tenants de l’art minimal), mais parce qu’en identifiant les singularités de chacun, en considérant leurs différents apports comme des motifs qu’il s’agirait de mettre en situation, Vermeiren pose les bases d’une étude généalogique, mais plastique, de la sculpture.
En cela, le rapport à ce qui précède, tel qu’il peut être revigoré par de nouvelles intentions, décrit une dynamique majeure dans le travail de Vermeiren, en particulier lorsque l’on insiste sur des notions de base, de fondement et, de façon plus prosaïque, de socle. Ce qui soutient n’est plus perçu de façon à seconder passivement ce qui est soutenu, mais en tant qu’entité autonome faisant valoir une véritable légitimité. Si la fonction du socle en sculpture est largement éprouvée depuis la fin du XIXème siècle, Vermeiren en radicalise toutefois les implications en proposant une variété de configurations possibles qui chacune, à leur manière, redéfinit la relation entre l’œuvre et son support.
Aussi ce travail s’appuie-t-il sur des notions de variation, de combinaison et d’agencement à partir d’une trame volumique de départ – le parallélépipède rectangle – ainsi que le montre la première galerie de l’exposition. Rappelant que le cube, la dalle ou la poutre ne sont que des cas particuliers du parallélépipède dont on aurait altéré certaines des grandeurs, les différentes pièces présentées – et réalisées à des périodes variées – se font le reflet de déclinaisons quasi analytiques d’un même motif, en se focalisant à chaque fois sur la variation d’un attribut formel précis : la taille, la teinte, la texture, le poids. La mise en espace des différentes pièces permet, en outre, de confronter les volumes, donc de jouer sur les antagonismes et sur les distances qui les sépare.
À l’image de cet ensemble qui ouvre l’exposition, la Collection de solides, les variations se font aussi dénombrements, car il est question d’examiner toutes les occurrences possibles qu’une même trame est capable d’engager. Dans cet ensemble, toutes les pièces paraissent partager le même poids, mais cinq sculptures de physionomie radicalement distincte en résultent, tout en conservant la trame première du parallélépipède rectangle. Le plus important cependant est le sentiment d’infinie justesse qui les accompagne. Cette variété formelle est en effet envisagée de telle sorte que ce qui distingue une pièce de l’autre se fasse dans un souci d’exactitude descriptive : cette plate-forme affirme sa platitude, ce pavé impose sa compacité ; considérant qu’il existe une infinité de morphologies intermédiaires, tous deux possèdent cependant très exactement les dimensions correspondant à la catégorie géométrique qu’ils incarnent, de façon à ce qu’il ne puisse y avoir de confusion possible en passant de l’une à l’autre.
Dès lors, si ce qui incombe pour Vermeiren est la possibilité de créer des différences tout en œuvrant à partir d’une trame native, on constate que ce sentiment de rectitude guide la totalité de l’exposition. Toujours dans la première galerie, les volumes occupent l’espace en prolongeant l’orientation des murs, enclenchant une impression d’absolu équilibre. Prise dans le sens de la longueur, la galerie offre un paysage de silhouettes géométriques qui s’élancent d’un seul tenant, restituant une perspective pondérée et aérienne, un peu comme si des constructions urbaines, en recouvrant un site selon une orthogonalité rigoureuse, veillaient à concilier les vides et les pleins, les flux et les circulations, de manière à préserver une forme de respiration visuelle. Tandis que la seconde galerie se fait davantage l’expression d’une étude intermédiaire, la troisième et dernière galerie, quant à elle, met en exergue d’autres attributs du volume en insistant sur les échelles, sur les rapports entre contenant et contenu, ou sur une logique de réitération à partir du moulage. La série des Open Cubes permet de prendre la mesure de ce qui était mis en avant dans le premier espace, puisque qu’en interrogeant, entre autres, des notions d’incomplétude et de béance, ce ne sont plus les qualités matérielles du volume qui sont auscultées, mais des propriétés invisibles et relationnelles, comme si l’on était passé d’une étude dévolue à la tridimensionnalité pour aboutir à une recherche qui se porterait, d’une certaine façon, au-delà des formes et des volumes.
Ici également, le sentiment d’une justesse insondable prédomine. Le paradoxe étant que c’est sans doute dans cette exactitude qui affleure à la sobriété que repose une forme de démesure. Aussi, s’il est assez rare de visiter une exposition dégageant une telle impression de finesse, de précision et d’application – un peu comme s’il s’était agi d’établir la négation même de l’idée de hasard – on ne peut qu’être saisi par la relative limpidité de la démarche de Didier Vermeiren, lui qui, somme toute, ne vise qu’à comprendre ce qu’est la sculpture.

Exposition Didier Vermeiren, Construction de distance, Frac Bretagne, Rennes, du 14 janvier au 23 avril 2017.
Image de couverture: vue en négatif de Collection des solides, 2017.

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Mémoires suspendues. Galerie Detais & Guido Romero Pierini


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Les galeries Detais et Guido Romero Pierini présentent le travail de cinq artistes dont les préoccupations premières, a priori distinctes, se recoupent autour d’une impression d’ensemble : la restitution d’un paysage mental. Chacun des artistes, en retranscrivant un macrocosme à la lisière du réel et de l’imaginaire, envisage la mise en œuvre de récits ou d’expériences oscillant entre étiolement et émergence. Les différentes propositions paraissent flottantes, comme prises d’apesanteur ou coupées du temps ; elles semblent parfois refléter des âmes embuées par les vicissitudes de l’existence ou, d’autre fois, des réalités fragmentées. Rappelant que tout souvenir ne nous parvient que de façon incomplète, mais aussi de façon imagée, il est question, dans le cadre de l’exposition Mémoires suspendues, de sonder la proximité qu’entretiennent des approches figuratives avec une forme d’intériorité.
La figuration en soi a quelque chose de contradictoire si on la perçoit en tant que mode d’acquisition du réel s’appuyant sur des données brutes qu’il s’agirait de reproduire à l’identique. Chacun à leur façon, les différents artistes nous montrent, en effet, qu’une forme ou une image enclenche une citation de la réalité capable de s’écarter du monde matériel. La démarche de Davor Vrankić, en cela, a sans doute quelque chose d’exemplaire, dès lors que ses grandes compositions à la mine de plomb sont élaborées sans modèle. Le travail de la mémoire est ici littéral ; celui-ci sert de support à une imagination foisonnante d’où émerge une cosmogonie d’êtres invraisemblables, comme issus de rêves effrayants. Aussi, les espaces paraissent s’imbriquer indéfiniment ; ils supposent le caractère parcellaire et multidimensionnel de la psyché humaine, un peu à l’image des propositions éclatées de Samuel Yal qui, à l’échelle du corps cette fois, restituent une sorte de quiétude en s’emparant d’une sémantique de la fragmentation. Le caractère aérien de ses sculptures conforte des postures quelque peu méditatives d’où il découle une impression de cohésion entre le corps et l’esprit. La mémoire se fait mémoire du corps, de l’être ; elle se manifeste en tant que force d’expansion, tel un souffle qui aspirerait à communiquer avec le monde.
De même, on retrouve cette idée de l’évanescence et de la suspension dans les compositions diffuses de Makiko Furuichi. Ici, les contours sont incertains et les teintes vivaces, comme s’il s’était agi de s’inscrire dans une relative fugacité plus à même de retranscrire le caractère fugitif du souvenir. Les silhouettes à peine détourées semblent vivoter entre apparition et disparition, évoquant des auréoles de lumières que l’on devine derrière les paupières, une fois les yeux clos. D’une certaine façon, le travail de Makiko Furuichi résonne en négatif avec celui de Jean-Pierre Ruel, dont les figures, engourdies par une forme d’inertie, semblent prêtes à se mouvoir tout en restant contenues par une situation, un contexte, qui altère le dispositif narratif. Les différents personnages, aux traits minimes, presque effacés, affichent alors une sorte de silence ; le temps paraît irrésolu, presque figé, il soutient une dimension spectrale que l’on recouvre cependant dans les paysages inhabités de Marion Tivital. Ces derniers renvoient à une idée de la solitude ; les espaces, fantasmés et mystérieux, imprègnent la perception d’une indolence, d’une mélancolie peut-être, qui soupire des temps révolus, des lieux oubliés qu’une géométrie vient agrémenter de sa douce perfection.
Les Mémoires suspendues sollicitées par ces cinq artistes convoquent un aspect sans doute essentiel de l’art, celui qui consiste à rendre visible des réalités qui se jouent davantage en profondeur qu’en surface. En cela, on ne mesure pas toujours le bien-fondé qu’il y a à adopter un langage visuel abreuvé par des notions de suspension, d’apesanteur ou de légèreté, alors que celles-ci se situent au fondement d’une révélation du monde qui s’esquisse plutôt qu’il ne se détermine. Aussi, à l’image de l’exposition, s’il s’agit moins de révéler aux yeux de tous les contours du réel qu’une expérience intérieure, il n’est pas étonnant de constater la variété des approches susceptibles de contenir une idée de la mémoire, dans la mesure où elle décrit, peut-être, ce qu’il y a de plus volatil et insaisissable.

Exposition du 9 au 31 mars 2017,
10 et 39 rue Notre-Dame de Lorette, Paris 9.

Image de couverture : Samuel Yal, Memento mori, porcelaine, fil de laine, 10 éléments de 7x7x5,5cm, 2014.

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Samuel Yal. Une idée de l’indivision et de la globalité


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Samuel Yal, Avènement, crédit photo Web Style Story

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Samuel Yal, Avènement, crédit photo Web Style Story

L’Église de la Madeleine de Paris invite depuis quelques années un artiste contemporain à présenter une crèche de Noël. Pour cette septième édition, Samuel Yal revisite le thème de la Nativité en tenant compte de son assise populaire et traditionnelle, mais aussi de la nécessité d’en déplacer certains codes. Aussi l’œuvre a-t-elle soulevé de nombreuses réactions, lesquelles furent parfois extrêmement violentes, ce qui ne manque pas d’interpeller sur les relations qu’entretiennent l’art et les lieux de culte, tout comme, finalement, sur la conception que se fait un certain public de l’art contemporain.

La suite du texte sur boumbang

image de couverture : Samuel Yal, Avènement, crédit photo Web Style Story

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Essayer encore. Rater encore. Rater mieux. La Halle des Bouchers, Vienne


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Charlotte Charbonnel, Astérisme, 2014, Verre soufflé, diamètre 166 cm, tiges de métal, haut-parleur, carte sonore, dimensions variables, courtoisie de l’artiste et Backslash Gallery, Paris, Photo Blaise Adilon

« Présentée au Centre d’art contemporain La Halle des Bouchers de Vienne, l’exposition « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux » s’appuie sur les négligences, les faux-pas et les errances en relayant une notion de sérendipité. Celle-ci désigne la faculté de faire une découverte de manière fortuite tout en œuvrant initialement dans une direction autre ».

(Texte à venir)

photo de couverture : Vue de l’exposition « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux », Centre d’art contemporain La Halle des bouchers
(photo : Blaise Adilon)

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De la lenteur. Jang Kwangbum


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La galerie Françoise Livinec présente le travail de Jang Kwan-bum, artiste sud-coréen dont les compositions sont le plus souvent élaborées au moyen d’une technique de ponçage particulière. Apparaissent ainsi des strates qui se superposent, comme des lignes de niveaux topographiques reflétant des contrées imaginaires, des paysages virevoltants, des monts, des collines, mais aussi des étendues liquides, des fonds sous-marins ou autres nappes d’eau. Découpés par les nœuds organisés en circonvolutions complexes, les motifs participent d’un effet de miroitement, imageant des reflets aquatiques là où les couleurs, parfois éclatantes, affichent une tonalité presque électrique.
Il en résulte une œuvre à l’esthétique versatile qui d’emblée sollicite la contemplation et l’émerveillement. Son ampleur poétique découle en grande partie des impressions de fluidité qu’elle dégage. Celles-ci participent d’une intrigue visuelle qui convoque patience et curiosité tout en attestant d’une forme de plénitude, d’un ralentissement du regard. De là peut-être l’impression d’assister à une imagerie quelque peu flottante, car propice à la matérialisation d’un temps bien particulier, un temps dual qui se dilate comme il se contracte. Or, s’il est vrai que les allusions liquides ont toujours été favorables aux métaphores temporelles, surtout dans leur capacité à amalgamer des réalités paradoxales – un temps qui fuit est aussi l’annonce d’un temps qui arrive –, aussi est-il remarquable de constater que cette dynamique à deux versants s’exprime de façon rétinienne, à partir d’éléments qui restent résolument figés par la matière picturale, comme si une mécanique visuelle se mettait en place et rendait possible la restitution d’un regard latent.
Dès lors, dans les compositions de Kwang-bum, sans doute peut-on souligner une perception qui serait sollicitée de manière plastique, dans la mesure où le regard semble glisser sur les surfaces fluides. Si le travail de ponçage laisse un relief minime qui invite l’œil à se moduler et à s’adapter aux aspérités de la matière, ce sont les courbes et les arabesques qui égarent la perception. Ici, les volutes s’enchâssent indéfiniment et décrivent une étendue sans centre ni périphérie, sans accroche ni repère, de sorte que l’œil du spectateur finisse par divaguer, convoquant cette perception ralentie qui donc oscille entre inertie et mouvement.
Nous nous retrouverions donc en présence d’une esthétique qui, à de nombreux égards, se manifeste sous la forme d’un labyrinthe que l’on parcourt des yeux, ce qui permet de pointer la nécessité d’adopter une perception itinérante, donc temporelle. De même, comme dans tout labyrinthe, chaque élément pris isolément paraît se dissoudre dans un ensemble plus vaste qui pourtant est composé d’une multitude de ses semblables. Ces auréoles, ces courbes et ces volutes n’ont de résonance qu’à l’aune d’un motif équivalent intervenant de proche en proche, comme une onde qui se propage et reproduit celle qui l’engendre, tout en s’élançant avec des caractéristiques nouvelles qui la différencient.
L’œil ainsi perçoit alternativement une totalité et la myriade d’éléments qui la compose, contribuant à une sensation de mouvance, de va-et-vient entre le tout et les parties, là où les choix graphiques de Kwang-bum interviennent de manière à ancrer la perception dans des imaginaires contemplatifs – les teintes ont quelque chose d’atmosphérique, quand parfois la partie supérieure du tableau est moins dense et donne l’impression d’une profondeur. Un tel œil suppose un temps approprié dans l’acte de voir, un temps d’adaptation, en tout cas une lenteur, telle qu’on en rencontre dans toute déambulation, sous-entendant la possible désorientation comme l’immuable nécessité de se mouvoir. Pareillement, l’évocation du paysage ne peut être anodine, car c’est encore à partir d’une projection vers un ailleurs que s’amorcent les imaginaires et les désirs d’évasion.

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Charlotte Moth, « Pensée kaléidoscopique », Parc Saint Léger


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Lurking Sculpture (Rotating Rubber Plant), 2016, Courtesy Galerie Marcelle Alix, Paris, Photo: Aurélien Mole © Parc Saint Léger

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Backdrops, 2015, Courtesy Galerie Marcelle Alix, Paris, Lurking Sculpture (Static Dieffenbacchia), 2016, Collection Kunstmuseum Liechtenstein, Vaduz Photo: Aurélien Mole © Parc Saint Léger

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Choreography of the Image: Inserts – Magic (Substitute), 2016, Courtesy Galerie Marcelle Alix, Paris, Photo: Aurélien Mole © Parc Saint Léger

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Vue de l’exposition

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Choreography of the Image: Inserts – Images (Substitutes), 2016, Courtesy Galerie Marcelle Alix, Paris, Photo: Aurélien Mole © Parc Saint Léger

Charlotte Moth accumule des photographies analogiques depuis 1999. La collection qui en résulte, le Travelogue, renvoie à des déambulations passées en révélant des paysages, des éléments architecturaux ou végétaux, parfois des espaces intérieurs, tandis que des allusions géométriques cohabitent avec des mains et des gestes. Une impression de justesse accompagne la solennité de ces images, ce qu’elles montrent semble figé dans le temps, oscillant entre mélancolie et élégance, alors qu’il n’est question finalement que de s’arrêter sur des choses a priori ordinaires.
Le Travelogue constitue l’une des trames de départ à l’exposition que présente le Parc Saint Léger, dont l’enjeu consiste à mettre en espace de telles images, en soulignant d’un côté la finesse du regard que Charlotte Moth exerce sur son environnement, de l’autre, la possibilité de démultiplier les cheminements visuels. En cela, il s’agit d’adopter une perception éclatée qui, plutôt que de s’arrêter sur la valeur intrinsèque des différents motifs, invite à considérer les intervalles et les connexions.
Dans le cadre de l’exposition, cette décomposition du regard se joue sur au moins deux niveaux. Celui, tout d’abord, des regroupements de photographies tapissant les murs et composant la majeure partie de ce qui est présenté. La série Choreography of the Image: Inserts (Substitute) se compose ainsi d’une dizaine de structures murales – des displays – associant des images autour d’une thématique spécifique : Lumière, Image, Livre, Nature, Atelier, etc. Extraites du Travelogue, ces images sont organisées de façon constellée, c’est-à-dire en s’articulant autour d’une thématique commune tout en affichant des différences formelles ou sémantiques. Décomposition du regard qui se joue ensuite au niveau de la scénographie, notamment à partir de l’espace central qui, de prime abord, peut sembler vacant. Celui-ci est cependant agrémenté de structures en bois situées en hauteur, lesquelles soutiennent des projecteurs diffusant des lumières d’ambiance. Une atmosphère colorée et chaleureuse en émane, son intégration à l’architecture locale évoque une mise en scène relative au monde du spectacle, là où sa position centrale permet d’imprégner l’ensemble de l’exposition de lumières immersives. Les photographies murales à la texture brillante, ou disposées sur ces displays légèrement inclinés et parfois réfléchissants, possèdent une consistance irisée, donc fonction du regard et des positionnements.
Ce qui donc est mis en avant est une logique de l’enchevêtrement pour laquelle chaque image est en mesure de résonner avec son autre ou avec l’ensemble qui la contient. Les lignes de lecture peuvent se démultiplier, car est favorisé un régime de perception s’appuyant sur la potentialité et la variabilité. De même, en passant par un regard divergeant et allant à l’encontre d’une idée de la narration unique et linéaire, les principes d’interprétation et d’identification sont malmenés, à l’image du film The Story of a Different Thought décrivant plusieurs façons de raconter une histoire, ou des deux Lurking Sculpture, impressions 3D de plantes d’intérieur dont l’une est accompagnée d’un mouvement de rotation à peine perceptible. Si l’une des difficultés que l’on rencontre lorsque l’on privilégie une logique de la multiplicité, à l’opposé d’une logique de l’unicité, est la possibilité de tendre vers un relativisme où tout se vaut, il semble néanmoins que la scénographie de Charlotte Moth parvienne à polariser une esthétique globale, dans la mesure où persiste la sensation d’assister à une recherche visuelle nourrie par une sensibilité évidente. De surcroît, la volonté d’agencer des éléments entre eux afin que s’enclenchent des lectures périphériques est toujours guidée par une logique classificatoire. Celle-ci, loin de diviser les différents éléments, permet au contraire de les corréler, ne serait-ce parce que se dessine une trame invisible mais cohérente, un « air de famille ». En raison d’un mode de fonctionnement procédant donc par analogie voire par comparaison, sans doute peut-on associer ces photographies aux regroupements taxinomiques qui s’appuient sur des principes de ressemblance et de similitude, rappelant avec le philosophe anglais David Hume qu’afin de combler les intervalles rapportant les objets entre eux, il est nécessaire de se fier à une forme d’imagination. Plus qu’un appel à l’imagination cependant, dès lors que le regard hésite entre diversité et unité, Charlotte Moth semble inviter le visiteur à produire une déambulation mentale qui, plutôt que de tendre à la flânerie et à la passivité, aspire à l’élaboration d’une trame globale, c’est-à-dire, peut-être, à une forme de pensée.

Parc Saint Léger, Pougues-les-Eaux
24.09 – 11.12.2016

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Vers une photographie du corps micropolitique, Andreas Gursky


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Fotoarbeit (C-Print), 281 x 206 cm Stiftung Museum Kunstpalast Düsseldorf, Graphische Sammlung Laufzeit der Ausstellung "Andreas Gursky" 23.09.2012-13.01.2013

Andreas Gursky, Madonna I, 2001, Epreuve cibachrome, 275 x 200 cm, © Adagp, Paris 2005.

 

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Andreas Gursky, EM Arena, Amsterdam I, 2000, Epreuve cibachrome, 275 x 205 cm, Courtesy Monika Sprüth Galerie, Cologne.

Comment des images montrant des « corps » peuvent-elles dans le même temps, véhiculer une réflexion ou un message d’ordre politique ? Si tel est le cas, quels sont alors les mécanismes visuels susceptibles d’intervenir dans cette voie ? Par ailleurs, qu’entendre par « politique » lorsque de tels corps prétendent diffuser des messages ?
Tandis qu’une certaine esthétique de la mondialisation et des phénomènes socio-économiques contemporains semble émerger dans le paysage culturel internationnal depuis déjà un certain temps, fort peu de photographies sont capables d’aborder la question de l’apparence concrète, ou de la « visibilité » d’une certaine forme de politique. Les systèmes de représentation traditionnels ne semblent en effet pas avoir d’emprise sur des notions aussi abstraites que celles de démocratie ou de liberté, d’où la légitime difficulté qu’éprouvent nombre d’artistes lorsqu’il s’agit d’en donner une approche suffisamment correspondante, en particulier dans le cadre de la photographie. Notre projet sera alors de déterminer comment à partir d’une imagerie reflétant certains aspects de notre contemporanéité, devient-il possible depuis une représentation du corps, non seulement d’évoquer le politique, mais surtout d’engendrer une réflexion critique à son égard. Le cas du photographe Andreas Gursky sera alors pour nous l’occasion de viser les enjeux esthétiques liés à cette notion de corps politique, et, d’autre part, de dégager la contemporanéité d’un tel type de représentation en rapport avec les problèmes du corps déterminés par sa fragmentation au sein d’une communauté plus imposante, conformément avec ce que nous pourrions entendre avec le terme de « micropolitique » qu’emploie Paul Ardenne1.
Qu’il s’agisse de photos exposées dans des galeries, ou au contraire de photos diffusées massivement, il y a bien un dispositif propre à l’image même qui consent, le cas échéant, à infléchir son sens en vue d’un questionnement particulier. De même, toute image reflétant les structures du pouvoir ne permet pas d’agréer sans réserve à son prétendu discours politique. Dans une certaine mesure, il peut s’avérer tout à fait intéressant de photographier l’Elysée, ou la descente d’avion d’un important homme politique, uniquement en insistant sur ses qualités esthétiques. D’où les interrogations susceptibles d’émerger quant il s’agit de déterminer quels sont les mécanismes capables de mettre en œuvre une dialectique suffisamment subtile pour ne pas simplement consister en une photographie illustrative des appareils de pouvoir, comme le serait une photo d’un édifice parlementaire ou d’un lieu trop symbolique du même genre. Nous formulerons donc une double hypothèse à l’égard d’Andreas Gursky. En premier lieu, il semble envisageable à partir d’une esthétique personnelle où recèlent les références à la culture, aux dispositifs sociaux et économiques, d’y trouver un questionnement s’articulant autour du politique. D’autre part, ces mécanismes relevant ainsi du politique sont secondés par une place prépondérante accordée au corps et à l’individu, en particulier dans sa relation aux autres, ainsi qu’aux structures qui l’environnent. En effet, Gursky ne se contente pas de photographier des individus selon une attitude particulière, il saisit au sein d’une même photographie, une multitude de ces individus. La question n’est alors plus de savoir en quoi la représentation d’un corps peut s’avérer politique, mais de déterminer comment et pourquoi des milliers de corps font sens, là où ils ne sont photographiés qu’au cours d’activités quotidiennes oscillant entre travail et divertissement, comme l’illustrent les photos à propos de grands centres financiers (Chicago Board of Trade, 1999), d’usines (Nha Trang, 2004) ou à l’opposé d’un match de foot (EM Arena, Amsterdam I 2000) ou d’un concert (Madonna I, 2001, ill.1). Ainsi, quel rôle le nombre vertigineux de protagonistes présents à l’image peut-il bien jouer, dans l’optique d’un discours critique ? Comment la photographie d’une certaine réalité contemporaine s’exprime-t-elle dans sa dimension politique, à partir d’une représentation de la profusion et du foisonnement ?
L’artiste allemand Andreas Gursky nous aide pour répondre à ce type de question. Le photographe de l’école de Düsseldorf a élaboré tout au long de sa carrière, une œuvre qui s’inscrit de façon de plus en plus évidente dans une logique de restitution de la contemporanéité, par une sorte d’archéologie du temps présent, à l’image de la rigueur taxinomique héritée des Becher, même si on ne peut non plus dire que Gursky travaille de manière sérielle. De prime abord, ses photos mettent en évidence la récurrence d’un certain motif contemporain : depuis le début des années 90, l’objet de ses photos ne s’envisage plus qu’à partir de la saisie d’espaces non seulement publiques, mais surpeuplés comme en témoigne quasiment toutes les photos depuis cette période. Le choix même des lieux urbains autorise une lecture politique de son oeuvre, en nous renvoyant de façon critique à notre image de consommateur. Ses « lieux » photographiques font sens dans la mesure où intervient un symbolisme incontestable à l’égard de sites où s’opèrent d’importantes transactions financières, d’espaces répondant à une logique du spectacle populaire, ou de manifestations dans lesquelles sont exposées les affres de la société consumériste. Tout ceci concourrait à accréditer Gursky d’une esthétique de la mondialisation, il semble toutefois qu’au-delà des structures architecturales ou des lieux symboles de richesse et de complaisance – toujours propices sur le plan formel à des compositions d’obédience géométrique, du moins tendant vers l’abstraction – qu’il se joue quelque chose d’autre qu’une simple mise en garde face à la vacuité de nos sociétés devenues frivoles. Non pas simplement des photos « mondaines », mais des photos qui utilisent la sphère du public afin de mieux questionner le champ privé du spectateur.
La représentation si particulière à Gursky d’espaces contemporains surpeuplés est rendue possible par la spectaculaire dextérité technique de ces photos. Les vues panoramiques dont la résolution retranscrit jusqu’aux plus infimes détails, ne peuvent être capturées que selon un point de vue incroyablement reculé. Dès lors, de quelle façon l’impressionnante maîtrise technique, et technologique, du médium photographique chez Gursky peut-elle faire basculer l’image du côté de la réflexion, plutôt que de sombrer vers un sensationnalisme inopportun ? Il ne s’agit sans doute pas d’y voir une démonstration de virtuosité futile, mieux vaut-il discerner chez l’artiste, la volonté de souligner le jeu des écarts entre la précision microscopique de chaque détail, face à la grandiloquence d’une photo aux dimensions plus proches de la peinture historique. En premier lieu, et pour en rester dans le domaine pictural, cette sensation icarienne d’image-satellite, ou de carte géographique qui rappelle sans conteste les peintures de Peter Bruegel ou de Jérome Bosch, dont les fresques déjà grandioses pour l’époque, sont à l’image de ce qu’indiquait Christine Buci-Glucksmann2 : elles donnent une impression de globalisation de l’espace vu depuis l’oeil du divin3, ou du prince visant à totaliser son royaume. D’où, certainement par le dispositf d’une vue fantasmée et dominante, la croisée devient possible avec une question liée à la politique telle que l’affirme Buci-Glucksmann : « Si bien que ce regard sans centre ni horizon définit d’emblée un espace abstrait-concret et un va-et-vient permanent entre regard esthétique et emprise politique. Une des généalogies possibles du « regard panoptique » selon Foucault, bien avant son origine classique. Car pour tout voir, de toutes les manières, pour surveiller et contrôler le monde, une carte suffit »4. A cela près que ce ne sont pas des contrées explorées ni des territoires cartographiés qui sont ainsi réunis sous une vision démiurgique, c’est bien de corps d’individus existant réellement dont il s’agit. Dans sa lecture politique, quelle différence une cartographie des corps apporte-t-elle vis-à-vis d’une cartographie des terres ? Tandis qu’une carte permet de lire et de déchiffrer le monde, de quelle façon appréhender le dialogue instauré par l’image de l’affluence et de la multitude, une fois rapportée à la présence subjective du seul regardeur ?
Les photos de Gursky impose donc une réflexion pivotant autour de cette notion de recul face à la scène présentée, car quoiqu’il arrive, il ne s’agit plus pour le spectateur de se fondre dans l’action et d’être le témoin des événements présentés, mais d’envisager par cette vue objective, une sorte de mise en rapport entre sa perception personnelle, et le réalisme urbain d’une situation vécue par la foule. Rapport d’autant plus ambigu que la scène ainsi composée par le dispositif technique, sert une dialectique entre le réalisme affiché dans la saisie des événéments publiques de nos réalités quotidiennes, et la subjectivisation de l’individu-spectateur confronté à des scènes que nul d’autre que lui ne peut voir en cet instant précis. Le recul du point de vue instauré par Gursky interroge la place même de l’individu au sein d’une communauté qui se veut non seulement plurielle, mais surtout exponentielle.
Chaque corps, chaque individu joue dans l’espace de ces photographies le rôle d’un autre, à l’image d’acteurs voguant vers leurs destinées respectives mais qui seraient éternellement vouées à se fondre dans l’immensité de la foule. Ils paraissent ainsi désubjectivisés : les personnages semblent parfois hagards, grégaires, perdus dans l’espace de la composition et distribués sur le lieu de l’événement comme par un coup de dés. Mais après Michel Foucault et l’avènement des sociétés disciplinaires tel qu’il le décrit5, peut-on aujourd’hui réellement appuyer une conception de l’occupation corporelle de l’espace, selon les critères du hasard ? L’individu passe d’un milieu clos à un autre6, il ne semble jamais pouvoir s’extirper de la mainmise institutionnelle et sociale, même en agissant à ciel ouvert. L’individu est codé par des forces invisibles qui ne lui donnent en définitive qu’une illusion de son affranchissement. Comment cependant peut-on exprimer cet asservissement à l’échelle de la corporalité intrinsèque des hommes ? Ainsi dans EM Arena, Amsterdam I, l’œil du photographe surplombe un match de football où se répartissent les joueurs des deux équipes selon un agencement qui de prime abord relèverait des circonstances factuelles et inopinées d’un sport collectif. Mais à plus y réfléchir, dans l’idée d’une répartition sur une surface donnée, le joueur de football n’est-il pas l’incarnation de l’individu soumis à diverses prérogatives d’ordre tactiques voire ludiques, définissant ainsi son rôle et son positionnement sur le terrain ? Ne dit-on pas d’une équipe qu’elle « quadrille » le terrain, empêchant ainsi son adversaire de développer son jeu ?
Les rapports entre l’homme et l’espace, entre les individus et les structures qui les environnent, sont des données fondamentales chez Gursky. Cette relation est d’autant plus saisissable pour son rapport politique lorsque comme dans le cas de Bundestag (1999), désignant la chambre basse du parlement allemand, la photographie met en jeu une architecture géométrique dans laquelle on distingue au travers d’une baie vitrée, les parlementaires au sortir d’une assemblée. La structure du lieu est habilement exploitée par Gursky sur le plan pictural, les nombreux protagonistes réduit à l’arrière-plan semblent se découper au travers du quadrillage de la baie vitrée du premier plan, agissant alors comme une sorte de tamis visuel qui permet de subtilement confronter le désordre apparent de l’organisation spatiale des corps en présence, à la rigueur géométrique du quadrillage qui ne peut rappeler que le striage de la société contemporaine dans chacun de ses compartiments. A l’instar d’ EM Arena, Amsterdam I, Gursky finit par imposer dans le jeu des dispositions spatiales des corps désormais confrontés aux structures architecturales inhérentes à l’environnement contemporain, une relation allégorique envers la notion d’individu et surtout de sa place au sein de la société, un peu à l’image des peintures de Peter Halley lorsque celui-ci envisageait repenser la picturalité géométrique par le biais de cellules et de conduits, évoquant même dans ses écrits le Panopticon de Foucault7. Le recours généralisé aux structures géométriques comme mécanisme permettant de canaliser et de normaliser les actions, donc de contrôler une population, intervient dans sa dimension picturale chez Halley par des compositions où il est question de réseaux, qui sont autant d’échappatoires pour se rendre d’une cellule à l’autre Mais dès lors, comment se décrit au sein des photographies de Gursky, l’intervalle naissant entre le foisonnement cartographique d’êtres vivants, et la rugosité structurelle de l’architecture et de l’environnement urbain, quels sont en définitive leurs relations réciproques ?
La dialectique instaurée par la spatialisation des corps en présence, avec son incorporation dans le paysage urbain environnant, peut alors se lire comme étant la subtile imbrication par Gursky, d’une étendue lissée par la multitude de corps indiscernables les uns des autres, avec le striage surcodant des infrastructures qui sans cesse rappellent le milieu contextuel et codifiée dans lequel évolue chacun de ces individus. L’opposition d’un espace lisse à un espace strié était pour Deleuze et Guattari8, l’occasion de comprendre le mode de fonctionnement des systêmes surcodants et son influence à l’égard d’un milieu dit « nomade », ou plus précisément de souligner le caractère transformateur et influençant des appareils de pouvoir sur les singularités individuelles. C’est précisément ce que laisse voir une photographie comme celle du Bundestag, lorsque habilement Gursky superpose à l’image de l’apparent désordre des parlementaires qui s’activent en fin de séance, une fenêtre transparente dont la structure géométrique finit par découper et quadriller l’espace de la composition, comme pour figurer que malgré le tumulte d’une fin de séance, l’appartenance à une condition sociale n’est qu’exactitude et congruence : « l’espace lisse ne cesse pas d’être traduit, transversé dans un espace strié »9.
La réciproque est également vraie. La distance qui sépare l’abondance de corps et de singularités individuelles, à la rigidité structurelle ne fait que s’amoindrir, pour finalement signaler la nécessité réciproque que l’un éprouve à l’égard de son contraire : là où l’espace homogène et hétéroclite du fourmillement d’individus semble insister sur chacune de ses singularités personnelles, l’amoncellement de ces corps dans le cadre des manifestations culturelles, économiques et sociales telles que montrées par Gursky, finit en fin de compte par anéantir – du moins sur le plan pictural – cette somme d’individualités pour ne plus en garder qu’un espace diffus aux contours mal définis, les corps finissent par constituer une entité fluide et homogène. A l’image d’un fragment, le corps de l’individu laisse présager son appartenance parataxique à un tout plus global, tout en conservant une certaine autonomie locale et éphémère. Toutes ces manifestations sociales ne se réalisent en effet que dans la fugacité du temps de leur déroulement, de leur rencontre, et contribue ainsi à véhiculer un mouvement flottant dans l’intervalle qui sépare les individus des infrastructures urbaines. Par conséquent, comment à partir d’une disjonction entre d’une part, la sphère de l’unité et du subjectif, et d’autre part la sphère de la multitude saisie selon une entité objectivante, en arrive-t-on à penser un art politique ? De quelle façon l’éternelle opposition entre le Un et le multiple, entre la singularité et l’universel, permet-elle de faire sens dans le domaine esthético-politique ? Quelles conclusions peut-on tirer de ce type de relation ?
D’une esthétique de la mondialisation, Gursky semble être passé par la profusion et l’incroyable densité de ses photos « démographiques », à une esthétique du « beaucoup de monde » pour laquelle la prépondérance et l’infinie exactitude du détail contribue à fonder une imagerie orgiaque et dionysiaque, propre à de nombreux travaux d’art contemporain hors photographie, tels que l’incarne des artistes comme Thomas Hirschhorn, Malachi Farrell, ou Kader Attia. L’œuvre ainsi faite d’excès et de surenchère visuelle, de profusion de corps, d’abondance et de vitalité, par le biais de fragmentation, d’accumulation, et de saturation finit par invoquer un style typique depuis les années 1990. Toute une terminologie artistique se propose ainsi de questionner l’espace du politique par ce type de « mise en scène », indépendamment de ce que traditionnellement nous appellons un art dit « engagé ». La place de Gursky est somme toute singulière dans l’idée qu’il ne propose pas un discours strictement orienté selon des velléités politiques, mais laisse parler des photographies qui deviennent un nœud de contradictions et de ballonnements propices à l’émergence de la pensée, en particulier d’une pensée politique. Comment dans ce cas mieux caractériser la part de politique chez Gursky ? Comment comprendre l’importance du corps dans sa volonté d’instaurer un dialogue critique entre l’image et le spectateur ? La place finale accordée au corps politisé par Gursky n’est effectivement pas élucidée tant que ne sont pas mieux explorés les rapports entretenus par l’infiniment petit de chacune des aspérités constitutives de chaque photographie, avec le vertigineux dispositif technique qui permet de contenir dans une seule et même image, à la fois les éléments grandioses d’une architecture contemporaine – que l’on songe pour cela aux nombreuses photos accordées aux édifices monumentaux et autres gratte-ciels – avec la multitude de détails qui permettent même de discerner les habitants derrière chaque fenêtre. L’infiniment petit semble côtoyer l’infiniment grand, la grandiloquence et le spectaculaire paraissent intégrer dans leur structure même, la profusion et le foisonnement des êtres qui y vivent. Mais plus important encore, l’accumulation de corps fragmentés semble abstraire chacun des individus en une entité indiscernable, comme si par défi elle s’infiltrait au sein des structures qui l’ordonnent : le corps de l’individu devenu invisible aux yeux du plus grand, est devenu une forme de résistance.
C’est sans doute pourquoi nous pourrons parler d’un art micropolitique, mais dans une optique plus particulière. Paul Ardenne définissait cette formule en ces termes : « un art ‘micropolitique’ se qualifiera, […] par l’absence d’une vision prédictive et, en voie de conséquence, par sa préférence des actions de portée immédiate »10. Il s’agissait alors pour l’artiste de se déployer dans l’inframince social, d’agir de façon locale par le biais d’interventions infiniment imperceptibles aux yeux de l’institution ou du pouvoir établi, et de se fondre au sein des minorités afin d’agir en profondeur. L’art micropolitique au sens défini par Paul Ardenne instaure une esthétique du « presque rien », la désuétude de la démarche plastique remplace la grandiloquence d’un art politique et militant. Rien de tout cela dans le travail de Gursky, ce qui est micropolitique est le conflit interne dans ses œuvres, l’incessante confrontation entre l’aspect « macro » de la structure compositionnelle des photographies face au « micro » de la multitude de singularités qui se fondent en un ensemble plus global. Les corps à l’image ne cessent pas d’interroger l’intervalle qui les lie à la masse, à la foule dont ils font eux-mêmes partie intégrante, à l’ensemble d’autres eux-mêmes si semblables vue depuis l’œil du photographe-spectateur, mais pourtant si distincts dans le respect de leur singularité. Dans sa vocation critique, la vitalité du fourmillement d’êtres subjectifs telle qu’elle se présente en contrepartie des structures architecturales, figées, intimidantes, et imposées par le dispositif photographique de Gursky, devrait permettre une fois traduit sur le plan politique, de saluer une forme de démocratie entendue comme la rencontre de la polyvocité et de la multitude qu’illustrent par exemple les réseaux et le net.
Le singulier articulé à l’universel, l’enfouissement du particulier dans l’étendue de la multitude, questionne inévitablement le rapport qu’entretiennent dans ces photographies le privé confronté au public. Le point de vue formidablement reculé contribuait à instaurer une mécanique de subjectivation du sujet observant la « scène », collationné à l’infinie diversité des corps se mouvant en un flot de sujets cette fois désubjectivisés. Mais une conclusion s’imposait par cet échange : il n’y a au final ni public, ni privé dès lors qu’il s’agit de refléter le domaine social, ainsi que l’indique Jean-Philippe Uzel11. La véritable interrogation que présupposent alors les photographies de corps de Gursky, serait alors en partie liée à la question de la place et du rôle de l’individu, dans son intégration dans le corps social, dans son « infiltration » micropolitique. D’où l’ambiguïté qu’il reste à lever quant à l’authenticité d’un art dit politique. En effet, comment parler d’art politique chez Gursky, dès lors que ce n’est pas sa position d’artiste qui est explicitement mise en avant sur ce plan précis ? Il ne faut sans doute pas s’imaginer que Gursky produit une réflexion d’ordre critique malgré lui, mais on peut croire en une heureuse lucidité de sa part, qui lui permettrait alors de ne pas caresser l’utopique idée selon laquelle il faut absolument persuader le spectateur du bien-fondé de sa position politique. En cela, Gursky serait dans une position micropolitique polysémique : à la fois incapable de se réduire au rang des artistes explicitement politiques, mais suffisamment sagace non pas pour affirmer, mais pour suggérer. Autrement dit, si Gursky ne correspond pas à un art micropolitique, ce sont plutôt ses photographies qui se meuvent dans une dialectique micropolitique, en faisant intervenir en leur cœur le rapport de l’Un au multiple, du singulier à l’universel, du spectateur démiurgique à la foule immense. Comme pour rappeller que le corps de l’individu n’est pas le fondement de l’organisation sociale, le rôle des minorités face aux autorités est dans le cadre d’un art micropolitique, l’occasion de recouvrer la vanité d’un idéalisme révolutionnaire à laquelle se substitue une stratégie d’incorporation dans la sphère plus restreinte des micro-interventions quotidiennes et marginales. Mais sans doute une utopie succède-t-elle à une autre utopie, évoquant par le même biais qu’un art n’est politique qu’en vertu justement de son contenu politique comme l’affirme Rainer Rochlitz : « le fait d’être ‘politiquement juste’ suffit pour légitimer une œuvre d’art »12.
Au final, comment la représentation de corps permet-elle d’évoquer le politique ? Gursky semble avoir saisi qu’un corps seul ne peut rien, ou au contraire, qu’il prête à confusion dans la mesure où tout peut être dit de lui. Ce qui incombe, dans la présentation du politique qui traverse chaque être, dans l’écheveau de sa subjectivité corporelle, est son agencement à l’égard d’autrui, à l’égard de son environnement et de sa proximité, à l’égard de ses semblables. Ce n’est qu’inséré dans un système que le corps prend poids, ce n’est que juxtaposé à ses semblables qu’il a semblé libérer du sens.

1 P. Ardenne, « L’art ‘micropolitique’, généalogie d’un genre », in Micropolitiques, cat. d’expo., commissaires : Paul Ardenne, Christine Macel, Grenoble, Le Magasin , 2000.
2 C. Buci-Glucksmann, L’œil cartographique de l’art, Paris, Galilée, 1996.
3 Ibid., « Car voir le monde d’en haut dans ses détails les plus infimes définit l’empire d’un Dieu omnivoyant », p. 17.

4 Ibid., p. 24.
5 M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
6 G. Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in L ‘autre journal, n°1, mai 1990., repris dans Pourparlers, p. 240.
7 P. Halley, Crise de la géométrie et autres essais 1981-1987, ENSBA, 1992, p.57 à 71.
8 G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, en particulier le dernier chapitre intitulé «1440 – Le lisse et le strié », pp. 592 à 626.
9 Ibid., p. 593.
10 P. Ardenne, « L’art ‘micropolitique’, généalogie d’un genre », in Micropolitiques, cat. d’expo., commissaires : Paul Ardenne, Christine Macel, Grenoble, Le Magasin , 2000, p. 13.
11 J-P. Uzel, « Art et politique dans les années 1990 », dans Identités narratives. Mémoire et perception, sous la direction de Simon Harel, Jocelyne Lupien, Alexis Nouss et Pierre Ouellet, Québec, Les Presses de l’Université Laval, coll. « Intercultures », 2002, « En effet, avec l’apparition du social, les anciens intérêts privés, ceux de la sphère familiale, économique, deviennent publics. L’économie qui, dans l’Antiquité, était toujours restée dans l’ombre, devient tout à coup la principale préoccupation commune, et le public n’est plus qu’une fonction du privé; ce faisant le lien privé/public tel que l’entendait l’Antiquité disparaît.», p. 275.
12 R. Rochlitz, Subversion et subvention, Paris, Gallimard, 1994, p. 193.

Image de couverture : Andreas Gursky, Bundestag, 1998, Epreuve cibachrome, 284 x 207 cm, © ADAGP, 2002 © Andreas Gursky.

(Article paru dans Politiques de la photographie du corps, sous la direction de Catherine Couanet, François Soulages et Marc Tamisier, Paris, Klincksieck, 2007)

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METAVILLA #5, Fabien Zocco, From the Sky to the Earth


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Pour cette nouvelle édition du projet Metavilla, toujours en vue d’interroger des notions de distanciation, de limites et de simultanéité, il s’agit de revenir à des axes fondamentaux en abordant la question de la technique et du numérique. From the Sky to the Earth décrit une installation vidéo de Fabien Zocco faisant intervenir un programme informatique et un système sonore. Une base de données sélectionne aléatoirement des noms d’étoiles, puis fait correspondre à partir de Google Street View une image partageant le même toponyme, tout en l’accompagnant d’une nappe sonore générée à partir de son indice colorimétrique.
Sans doute est-il toujours surprenant de constater ce que l’on projette à partir d’un nom, en particulier lorsque celui-ci se rapporte à une étoile inaccessible. En lui associant une réalité imagée, et donc en lui donnant corps, est ainsi pointée la dissociation entre représentations, imaginaires et expérience sensible. Le prisme de la technique agit ici de manière à souligner le caractère arbitraire de notre perception du réel, à travers l’acte qui consiste à nommer les choses, plus particulièrement encore lorsque ces dénominations arborent une dimension mythologique, sinon poétique. Il en résulte, dans le projet de Fabien Zocco, une déambulation connaissant son lot de projections, d’interprétations étranges, de fantasmes science-fictionnels peut-être, dès lors qu’un lieu, caractérisé par sa relative banalité – des habitations en rase campagne surplombées par un soleil luisant et des ciels étendus, des paysages isolés ou des quartiers pavillonnaires à la végétation paisible… – mais qualifié par une appellation astrale, semble renvoyer à une scène de la vie quotidienne que l’on suppose située sur d’autres planètes.
En conséquence, avec From the Sky to the Earth, nous percevons à quel point l’Ici et l’Ailleurs se bousculent, peut-être parce que la considération d’espaces éloignés se fait aussi à partir de projections infinitésimales mais personnelles, de manière à définir la singularité de notre façon de voir le monde. Pareillement, à mesure que notre modernité technique progresse, force est de constater combien notre perception sensorielle reste infléchie par des informations subalternes, tels que des chiffres ou des prétendues connaissances, oubliant que toute représentation passe sous silence une part d’impondérable que les mots ou les symboles ne traduisent pas.

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Courtesy : Fabien Zocco

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Une esthétique du capitalisme ?


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Selon Foucault, un auteur est dans une certaine mesure défini par le discours, les usages, les pratiques institutionnelles dans lesquelles il s’insère. Aspect qui souligne, à la fois, la légitimité de celui qui « parle », et la construction de cette légitimité. Or, le problème auquel nous sommes confronté, lorsqu’il s’agit d’appréhender les arts, et en particulier la photographie, est précisément un problème relevant de cette légitimité, quant à l’élaboration d’une pensée à l’égard du capitalisme. Il nous faut alors nous poser la question suivante : « qui peut en parler ? ».
En effet, en essayant de considérer la photographie, dans son articulation aux médias et plus précisément au capitalisme, nous sommes face à deux difficultés.
En premier lieu, s’agissant du capitalisme, il semble qu’aujourd’hui, la parole de l’économiste n’a pas plus de valeur que la parole du sémioticien, du sociologue, ou du philosophe. S’est donc posé la question de la parole du chercheur dans le domaine de l’esthétique. Qu’apporte-t-il de plus ? Quelle est sa particularité ? En cela, parce que son rôle n’est absolument pas évident, nous pouvons penser qu’à de nombreux égards, le chercheur en esthétique est celui qui, précisément, est nourri d’une certaine forme de responsabilité à l’égard de sa discipline. Bien souvent, l’esthétique a été assimilée à une spécialité ne s’arrêtant que sur des œuvres d’art et la particularité de leurs manifestations. Mais si nous interrogeons la contemporanéité d’une telle discipline, il nous faut pourtant considérer que, désormais, elle s’interroge tout autant sur de véritables problèmes parsemant le quotidien, et dont le capitalisme fait partie. Sans doute est-ce parce que l’art, dans ses ramifications et ses implications quotidiennes, a changé, qu’il est nécessaire d’adapter les outils permettant de l’appréhender. La spécificité d’une approche est remise en question, dès l’instant où son objet d’étude tisse un réseau de relations à l’égard d’objets qui lui sont extérieurs. Au contraire, lorsque le spécialiste amasse de plus en plus d’informations sur un sujet de plus en plus précis, sa connaissance devient celle d’un expert, peu enclin à se prononcer sur ce qui ne le concerne pas1.
En second lieu, et nous pourrions dire qu’il s’agit du même problème pris dans son sens inverse, il s’est posé la question de savoir, comment un non-spécialiste du capitalisme, ce qu’est de toute évidence le chercheur en esthétique, pouvait aborder ce sujet, le penser, sans pour autant en passer par des généralités. Qu’apprend-on, lorsque l’on prétend jouer sur le plan de l’exhaustivité, pour finalement devenir celui qui n’est spécialiste de rien ? De plus, nulle théorie de l’art n’est supposée suivre une concordance stricte, à l’égard de considérations portées sur les subtilités du financier, de l’économique, du politique, ou des disciplines techniques.
Du coup, nous serions arrivés à un point où penser le capitalisme, pour un chercheur en esthétique, serait faire un choix parmi deux méthodes, parmi deux politiques de pensée pourrions-nous dire. Comment résoudre ce problème ? Que désignerait une esthétique du capitalisme ?
Il semble qu’au travers de ces interrogations s’esquisse une autre question, plus fondamentale, celle de la contemporanéité de la pensée d’aujourd’hui. Marcel Gauchet, interrogé sur la spécificité de son champ de recherche2, déclare ne pas vraiment savoir où se situer, et fait allusion à Montesquieu, Alexis de Tocqueville, Auguste Comte, Karl Marx, pour souligner la difficulté que soulève, à l’image des ces penseurs, le fait d’être compris au sein d’une discipline unique. Marx pensait ainsi rencontrer dans l’économique, la synthèse de réflexions portant sur le réel, sur le quotidien. Pourtant, à l’image de Raymond Aron, on en fait volontiers l’un des précurseurs historiques de la sociologie. Il est vrai que le rêve du savoir universel parcourt l’Antiquité jusqu’aux Lumières ; mais ce qui se passe ici, alors, est une fragmentation de ce savoir. Est-ce à dire que pour aborder la photographie, dans sa proximité avec les médias et le capitalisme, il nous faudrait remonter à des méthodologies plus traditionnelles ? Ce qui nous taraude pourtant est bel et bien la contemporanéité du penseur d’aujourd’hui : dans quel(s) champ(s) s’inscrit un penseur contemporain ? Quelle est la place de l’esthétique, sur l’échiquier des savoirs modernes ?
Edgar Morin, face à cette situation, repousse l’idée de l’alternative entre la nécessité de se spécialiser, ce qui susciterait une reconnaissance institutionnelle, ou bien la nécessité d’être généraliste, ce qui supposerait une inconsistance dans le savoir. Ce qu’il faut, selon lui, c’est pouvoir faire appel à une notion de culture. Il nous dit la chose suivante : « Qu’est-ce que la culture ? C’est le fait de ne pas être désarmé quand on vous place dans différents problèmes ! »3. Ainsi, faire preuve de culture, n’est pas tant invoquer un certain nombre d’informations à l’égard de toute chose que situer le problème, d’être capable de parler de sa genèse, de connaître les conditions historiques… « Le vrai problème, selon Morin, est de pouvoir faire la navette entre des savoirs compartimentés et une volonté de les intégrer, de les contextualiser ou de les globaliser »4. En d’autres termes, il s’agit de penser en traçant des relations, en invoquant les savoirs qui se jouxtent à la question, en tissant un réseau de possibles à l’égard d’un problème, que l’on ne soupçonne pas forcément, mais qui en déploie l’intelligence. Bien plus, puisque la connaissance n’est pas le savoir, puisque la pensée n’est pas l’information, il faut pouvoir mettre en œuvre une docte ignorance : il s’agit donc pour le penseur, de produire son propre savoir, et ce savoir prend forme par les articulations qu’il formule, par les ponts ou passerelles qu’il bâtit. C’est précisément la situation à laquelle nous faisons face, lorsqu’il nous faut considérer la question de la photographie, en regard des médias et du capitalisme.
Compartimentés, la photographie, les médias et le capitalisme le sont. On peut même ajouter qu’ils constituent des compartiments de compartiments, puisqu’ils recèlent une multitude d’approches et de formes rendant impossible une synthèse globale. Suivant les occasions, suivant les gens, la photographie, les médias et le capitalisme sont renversés, atténués, ou détournés : il n’y a jamais de résultat final. Pour autant, on ne peut convenir d’un relativisme absolu, mais plutôt d’une image, ou d’un assortiment d’images se couvrant, se chevauchant et se reliant plus ou moins. Dès lors, quelle photographie faut-il considérer, pour quel capitalisme ? Comment les intégrer, les contextualiser ou les globaliser ?
On peut souligner la chose suivante : la photographie, tout comme les médias et le capitalisme, évoluent sur des sphères interrogeant leur proximité à l’égard du quotidien. En effet, la contemporanéité des pratiques photographiques, renvoie inévitablement à tout un ensemble de phénomènes se rapportant à notre vie de tous les jours. Songeons aux pratiques publicitaires de la photographie, celles relatives aux informations et à l’actualité, celles que suscitent les médias numériques et les réseaux sociaux, les téléphones portables et la massification des appareils photos numériques… même l’art photographique s’est donné une visibilité et une légitimité pratique, sans oublier sa propension à figurer le trivial, le commun, le banal, c’est-à-dire tout un champ lexical se rapportant à la notion de quotidien. Quant au capitalisme, qui pourrait croire, ne serait-ce qu’un instant, qu’il serait situé sur une sphère distanciée, à l’abri des regards et des activités humaines ? Comme nous le rappelle Marx, le capitalisme naît des relations inter-humaines, et, à moins de vivre en marge de la société, on ne peut s’y soustraire. Ne serait-ce que par les objets matériels qui nous entourent, et dont on ne saurait se passer, ce que Marx nomme « la religion du quotidien ».
L’individu contemporain, parce qu’il évolue dans le tissu interne d’une vie quotidienne, est simultanément sujet à ces trois réalités que sont la photographie, les médias et le capitalisme. Mais ceci ne suffit pas pour garantir une passerelle entre elles… tant d’autres éléments semblent intervenir de façon bien plus légitime, il semble hasardeux d’y entrevoir le privilège d’une relation entre photographie, médias et capitalisme.
En revanche, ce qui est assez notable est le constat selon lequel les artistes plasticiens et photographes sont confrontés à une véritable gageure esthétique, liée à l’énonciation et à la formulation de la notion de capitalisme. En effet, alors qu’il semble occuper le moindre interstice de la vie quotidienne, le capitalisme reste une notion ambigüe pour le non-spécialiste ; on ne peut en saisir qu’une approche approximative, en n’insistant que sur quelques unes de ses particularités ou de ses enjeux. Plus que cela, bien que les artistes puissent sensiblement avoir une vision très convaincante du capitalisme, on retrouve constamment une orientation de l’ordre de la critique du dispositif mis en place, orientant quelque peu ces critiques sur le terrain du politique, qui n’est pas nécessairement la même chose que le capitalisme. On soulignera l’impression d’une confusion à cet égard, entre critique du capitalisme et critique du politique. Sans doute est-ce encore lié à la nécessité de figurer le capitalisme par une approche quelque peu perspectiviste, là où le politique jouit toujours dans les consciences d’un rapport de proximité privilégié avec le capitalisme, certes avéré, mais tout sauf exclusif. D’où, peut-être, ce qui explique une tendance plus récente d’artistes volontairement à la frontière du subversif et de la connivence. Alors qu’une photographie comme celle de Gursky montre, ou plutôt sous-entend le capitalisme, il n’est pas aisé d’y discerner une posture radicalement critique, à la fois parce que les méthodes de réalisation photographique rappellent les productions cinématographiques hollywoodiennes – nécessitant un investissement technique et financier fort –, et parce qu’enfin, lorsqu’une photographie est vendue plusieurs millions de dollars, on conçoit assez difficilement jusqu’où peut aller la pertinence d’une critique du capitalisme, si ce n’est en investissant le champ du cynisme.
Se pose donc la question de la représentation, ou de la visibilité du capitalisme. Citons en exemple une version « économique » de la question, par le biais de l’exposition qui s’est tenue à l’été 2008 au Plateau, à Paris, et sobremet intitulée « L’Argent ». On y voyait alors successivement Philippe Cazal, Matthieu Laurette, Sophie Calle, Orlan, Gilles Mahé…Ne s’arrêtant qu’autour des relations entre art, argent et économie – ce qui du reste était le projet de l’exposition – on perçoit constamment l’arrière-plan critique à l’égard des systèmes économiques, donc du capitalisme, mais jamais la faculté d’en rendre la diversité conceptuelle, notamment en ce qui concerne la question de la propriété privée, du fétichisme, de l’importance du salariat, de la plus-value… Un peu comme si, pour se figurer auprès des artistes, le capitalisme nécessitait une image forte et quelque peu globale, tandis que cela en amoindrit justement la portée critique. De plus, hormis de rares exceptions dont, celle de Philippe Cazal, on ne trouve pas d’approche photographique.
Ainsi, dans une certaine mesure, pourra-t-on dire que le capitalisme n’est pas un véritable « sujet » artistique, ou photographique. Il est en revanche le vecteur de nombre d’approches entendant en souligner les dysfonctionnements et dérives, en insistant plus précisément sur l’une ou l’autre de ses manifestations et intelligibilités traditionnelles, à savoir, donc, la thématique de la marchandisation des biens culturels, de l’aliénation et de la subordination aux divers messages et discours, des imaginaires collectifs plus ou moins responsables de l’orientation esthétique ou urbaine de notre contemporanéité, des diverses contradictions juridico-politiques, de l’ambiguïté des relations de force entre individu et collectif, de la destitution des valeurs au profit des élites, de la nostalgie moderniste éprouvée par le contemporain, etc. Tous ces aspects ne sont pas précisément le capitalisme, mais ils interrogent leur proximité à son égard. Le capitalisme ne peut être l’objet que de conceptions indirectes ou connexes, et, dans cette perspective, les artistes sont légion. Dès lors, est-ce à dire que le capitalisme relève de l’infigurable ? Que serait une esthétique du capitalisme, si jamais on ne peut le figurer directement ?
A l’image d’une ville, le capitalisme ne peut être saisi selon un point de vue « photographique », mais selon un dispositif suscitant la mobilité et la multiplicité des approches. Le capitalisme peut et doit être pensé, mais lorsqu’il s’agit de s’accorder sur une pratique photographique et quelque peu « représentationnelle », permettant de rendre compte de ses articulations particulières, relatives notamment aux mutations contemporaines à l’égard de la vitesse, des médias, de la technique, et des rapports sociaux, s’interroger sur tous ces aspects à partir de la photographie devient un véritable défi. C’est ce que note Nicolas Bourriaud, lorsqu’il décrit la nécessité qu’ont les artistes contemporains, de dépasser les techniques traditionnelles de la représentation (dont la photographie fait partie selon lui), pour insister sur des modes d’agir différents, par le biais par exemple de l’installation « en réseau » – notamment à partir de certaines pratiques cartographiques –, par le multimédia, ou par l’insertion directe dans le champ de la réalité quotidienne. Ainsi, « afin de rendre compte de l’expérience quotidienne d’un individu de ce début de vingt-et-unième siècle, écrit Bourriaud, faudrait-il choisir entre abstraction et photographie, vidéo et figuration picturale ? […] comment figurer les flux de capitaux ou de populations ? Les territoires urbains, tels qu’ils succèdent aux villes ? L’expérience du virtuel et de la communication par Internet ? Les réseaux de transports et de communication, les déplacements individuels et collectifs ? »5
Une esthétique photographique du capitalisme suppose alors la prise en compte de la difficulté qu’il y a à figurer une entité mouvante et volatile. Contrairement à Bourriaud, l’enjeu de l’art et d’une telle esthétique, ne peut reposer sur la possibilité effective de la représentation, il faut au contraire la dépasser. Parce que le monde change et s’écrit par, et en vertu de divers flux, cela signifie-t-il qu’il nous faudrait considérer la photographie comme un médium obsolète ? L’art a-t-il réellement pour préoccupation de conformer ses velléités techniques, à la réalité, dans l’idée de mieux lui correspondre, et donc d’être plus proche d’elle ? En d’autres termes, selon Bourriaud, il faudrait être quelque peu un « spécialiste » en la matière, pour être en mesure de saisir la réalité du monde. C’est à celui qui sera le mieux armé que reviendra l’honneur de pouvoir figurer les réalités contemporaines. Nous retrouverions alors la question de la légitimité disciplinaire au travers de la légitimité technique, ce qui de surcroît ne peut nous empêcher de faire allusion aux firmes contemporaines, renouvelant et régulant précieusement l’innovation technique, afin de séduire périodiquement, mais constamment, le consommateur.
Dans le cadre de l’art, ce qu’on oublie est qu’il s’agit avant tout d’une pratique, non pas d’une adéquation, tandis que l’esthétique, en tant que discipline contemporaine, envisage la possibilité de construire des passerelles, des prolongements, d’éclairer des possibles. On peut penser qu’il y a art, lorsqu’il s’agit de s’aventurer au-delà des sentiers déjà balisés, et non pas de se présenter en vainqueur, sur un terrain déjà conquis d’avance. Dans cet ordre d’idée, la photographie est peut-être dans une situation quelque peu similaire à la peinture il y a près d’un siècle, pratique picturale qu’elle a d’ailleurs contribué à transformer, mais pas à anéantir. Alors qu’aujourd’hui, la photographie pose à son tour la question de sa continuité, de ses transformations et des possibles qu’elle ouvre, notamment par le biais de sa proximité à l’égard des médias.
La photographie est-elle médium ou média ? S’agit-il de considérer deux photographies différentes, ou bien n’est-ce qu’un problème de dénomination ? On peut penser que le médium insiste beaucoup plus sur la qualité traditionnellement impartie au domaine des arts plastiques, tandis que le média soulève la question de la photographie, en tant qu’elle est un vecteur d’information. Pourtant, il semble que cette dichotomie ne soit pas si évidente : ne peut-on en effet pas dire qu’une photographie « artistique », est tout autant capable de véhiculer un « message », alors que dans le même temps, une photographie « médiatique », s’inscrirait dans une démarche rappelant celui de l’art ? Comment penser la frontière entre médium et média, alors que la photographie semble incarner avec excellence, les difficultés d’une telle distinction ?
Ainsi, l’art d’aujourd’hui et la photographie, sont protéiformes, tandis que les médias et le capitalisme le sont tout autant. Dans cette optique, la seule possibilité de rencontre serait établie par la mise en place d’un socle commun, d’un milieu contextuel dans lequel ils évoluent tous. En cela, on trouverait dans le rapport à la quotidienneté, si ce n’est à la contemporanéité, une sorte de terrain d’entente qui n’est toutefois pas exempt de tout questionnement. Car finalement, ce qui permet de réunir ces artistes autour d’une approche commune est d’autant plus une correspondance à l’égard d’une certaine forme de contemporain, qu’un questionnement clair et littéral à l’égard du capitalisme. Une esthétique photographique du capitalisme aurait pour enjeu celui du dépassement de la question de la représentation, alors qu’elle serait éprouvée par sa proximité avec le quotidien et le contemporain. Elle aurait pour mode opératoire la volonté de bâtir des passerelles, de contextualiser, ce qui d’emblée lui confère une temporalité particulière, celle des réseaux et des potentialités. Une esthétique photographique du capitalisme, à n’en pas douter, est ce qui interroge dans sa plus grande pertinence, la relation entre photographie et contemporain.
Bâtir des passerelles, ouvrir le champ des possibles et permettre à l’esthétique de se confronter à des réalités extérieures, tel est le projet que nous nourrissons dans le cadre d’un dialogue et d’un travail avec des chercheurs de la Kaywon School of Art de Séoul autour de Lee Young-June 6 . Cette pluralité de points de vue théoriques, disciplinaires, culturels et institutionnels ne peut être qu’un enrichissement. Parce que la photographie et les médias deviennent des enjeux majeurs pour saisir le contemporain, il est essentiel de mettre à l’épreuve toutes ces frontières, matérielles et intellectuelles, afin de mieux contextualiser ce qui nous préoccupe. Afin de mieux comprendre le triangle Photographie, médias & capitalisme.

1 Boris Cyrulnik, Edgar Morin, Dialogue sur la nature humaine, Paris, Editions de l’Aube, p. 7.
2 Marcel Gauchet, La condition historique, Paris, Stock, coll. « Les essais », 2003.
3 Boris Cyrulnik, Edgar Morin, op. cit., p. 9.
4 Ibid.
5 Nicolas Bourriaud, « Topocritique : l’art contemporain et l’investigation géographique », in GNS, Catalogue d’exposition, Paris, Éditions Cercle d’art, 2003, pp. 19-20.

 

Texte publié dans « Photographie, Media & Capitalisme », sous la direction de François Soulages et Julien Verhaeghe, Paris, L’Harmattan, 2009.

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Brankiça Zilovic. Histoire de points/Histoire de cartes


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Brankiça Zilovic travaille à partir de matériaux issus de l’univers du textile, lesquels donnent lieu, au moyen d’installations et de configurations picturales, à des pièces mêlant biographie individuelle et collective. Marquée par les paysages enneigés des Alpes dinariques de son enfance aussi bien que par le contexte et l’histoire de la Serbie, elle coud, tisse ou brode des compositions réticulaires qui prennent l’allure de paysages mentaux.
Ses travaux s’inscrivent ainsi à la croisée de considérations individuelles et de préoccupations historiques voire politiques, à l’image de La Pangée, composition murale figurant une mappemonde composée de fils blancs. Certains de ces fils sont tendus et se ramifient en un réseau nerveux, comme un système neuronal traversé par un nombre incalculable d’impulsions électriques naviguant de synapse en synapse, ou comme une toile d’araignée dont la trame parvient à transmettre de fines vibrations, alertant sur l’imminence d’une proie. D’autres fils sont suspendus, ils échouent laborieusement vers le sol et simulent une forme de dépérissement, affirmant le caractère organique de l’ensemble, ainsi que le confirme cette autre pièce cartographique, Peel Planisphere, dont les étoffes composites dépeignent des peaux mortes dissimulant une dégénérescence tant physiologique que psychologique.
Une première lecture de ces deux œuvres viserait sans doute à signifier une géopolitique en déliquescence, un monde soumis à une érosion inévitable, cependant que le sentiment de perte se joue davantage en profondeur qu’en surface. La Pangée et Peel Planisphere arborent en effet un je-ne-sais-quoi qui relève du vivant, sous-entendant l’intervention de forces transformatrices et invisibles. De plus, les fils et les tissus organisent un tumulte visuel qui parait se faire l’expression d’une âme embuée par les vicissitudes de l’existence. Chaque point, ligne ou surface se dédouble continuellement, reflétant des histoires sans début ni dénouement que l’on ressasse sans arrêt. Le plan de l’œuvre agit alors telle une membrane, dissociant la réalité que l’on parcourt de celle qui nous pénètre, pour qu’une géographie personnelle puisse se substituer à une géographie politique, affirmant ainsi une fragilité qui s’étend au-delà des apparences.
Paradoxalement, cette cartographie, en ne menant nulle part ailleurs que dans les méandres de la psyché, traduit non tant des territoires et des espaces que des allusions temporelles, en particulier lorsque l’on s’attache à leur mode de réalisation. En effet, la répétition, l’accumulation et le labeur mettent en exergue une exigence quotidienne, sinon une obsession ; le temps se dilate, il affiche une dimension expiatoire, comme s’il s’agissait de conjurer les démons du passé en substituant à la mémoire la mécanisation du geste. Les lourds récits d’antan peuvent ainsi être dilués dans un absolu présent porté par la répétition à outrance. Bien davantage, ces mêmes gestes laissent derrière eux une trace graphique semblable à des sutures ou des cicatrices, peut-être parce qu’il est question de raccommoder ce qui émane du passé afin de rester amarré à la réalité. De même, étant donné que la mémoire ne s’efface jamais complètement, il faut sans doute pour Brankiça la canaliser, ou la filtrer, à l’image des Totems dont les livres cousus, tout en convoquant la figure du père, se rapportent au motif de la grille ou, mieux, au filet du pêcheur qui capture comme il laisse s’écouler.
On retrouve ainsi dans le travail de Brankiça une forme de nécessité fondamentale. Le caractère obsessionnel accompagne le besoin de composer avec une histoire personnelle, quand de surcroît, l’esthétique globale qui en découle, portée par des teintes chaleureuses et abondantes, semble témoigner d’une forme d’enjouement. Au regard de son caractère transitoire, excessif et profondément hétérogène, on y perçoit sans doute une présence dionysienne, ainsi que l’expriment ses sculptures chamaniques réalisées à partir de mannequins. Ces personnages, hauts en couleur, a l’allure énigmatique mais imposante, comme issus de contes fantastiques, semblent porter les réminiscences d’une cosmogonie passée, faisant le lien entre les règnes et les genres, entre les hommes et la nature. Aussi, l’allusion au dieu grec semble loin d’être anodine dès lors que le père de la comédie et de la tragédie, incarnation de l’ivresse et de l’extase, renvoie à une sensibilité du monde ancrée dans l’impermanence et le fugitif, le flux, mais aussi et surtout à l’oubli. Or l’oubli, la perte, ou la dégénérescence, moteurs du travail de Brankiça, ne sont rien de moins que des appels à de nouveaux recommencements. De là la nécessité de saisir ses compositions comme l’expression d’une forme d’optimisme, un optimisme qui resterait latent, paradoxal peut-être, un optimisme qui accueillerait la vie et ses possibles plutôt que ses regrets.

Images de couverture : Peel Planisphère, 2016, courtesy Brankiça Zilovic.

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METAVILLA#4 : Excroissance, par Léo Pacquellet


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En un lieu sombre et indéfini que l’on associe à une plage de nuit, deux personnages gisent autour d’un feu. L’un deux se contorsionne, irrité par des ondes parcourant une zone située dans le dos, entre les omoplates. Des forces enfouies sous la peau dessinent des stries mystérieuses, pétrissant la chair, comme pour en extraire des formes inattendues. La demi-obscurité s’accommode d’une sorte de lancinance, un temps relâché et propice au repos qui enfouit les personnages quelque part entre l’attente et le désœuvrement. Lorsque le départ s’annonce, le personnage, infirme, se redresse péniblement. Il est temps de partir.
Avec le court-métrage Excroissance de Léo Pacquellet, le projet METAVILLA poursuit ses investigations concernant les rapports de distanciation et la notion de simultanéité. Plus particulièrement, il s’enclenche avec ce travail une articulation assez singulière entre les notions de l’ici et de l’ailleurs. L’ici renvoie par exemple à ce qui nous environne dans un espace immédiat, désignant une sorte de bulle intime qui conditionne notre rapport au monde et sous-entend une forme de confort ; il suppose donc une zone émotionnelle irriguée par nos habitudes et nos repères, là où Edward T. Hall a pu parler de proxémie, soulignant l’importance de notre culture d’origine dans la mise en place d’une « bonne » distance vis-à-vis de notre environnement. L’ailleurs, en revanche, simule une forme de méconnaissance. Il figure les horizons lointains qui stimulent les imaginaires et nourrit les désirs d’évasion.
La grande force du court-métrage de Léo Pacquellet est de restituer le caractère organique de ce qui lie cet ici à l’ailleurs. En premier lieu, les vastes littoraux frissonnent au gré du vent et des marées ; les paysages, vastes et lointains, habités par une faune pittoresque qui s’agite, semblent magnifier le règne du vivant à travers les éléments naturels qui le composent. Alors, en second lieu, quelque part, quelque chose incite à poursuivre ces horizons, à fendre les airs comme un oiseau, ou à se laisser happer par les flots tel un poisson. Ainsi, si le voyage a pour guide une inexplicable envie de tendre vers cet ailleurs, il est aussi bien porté par la volonté d’expulser son propre être, adoptant une résonnance avec les métamorphoses ovidiennes, au regard en particulier du mythe d’Icare.
Avec Excroissance, le voyage est dépassement tout en s’inscrivant dans une forme d’ambivalence, car il est question de s’affranchir des entraves tracées par les reliefs comme de triompher de son propre corps. Entre évasion et devenir, émancipation et accomplissement peut-être, il met en évidence les forces d’individuation situées aux frontières du corps, de l’être, pour qu’en se portant ici comme ailleurs, l’on devienne soi-même comme un autre.

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Rituels & Sortilèges. Exposition au Musée Français de la carte à jouer


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Le Musée de la carte à jouer présente le travail de douze artistes contemporains issus des Arches à Issy-les-Moulineaux. Partant du jeu de tarot et plus spécifiquement de son rapport à la divination, l’exposition Rituels & Sortilèges vise à explorer, à partir des arts plastiques, la part d’indicible et d’imperceptible qui anime nos sociétés actuelles. En cela, chacun des artistes s’appuie sur un aspect ésotérique ou occulte de l’univers de la carte à jouer afin de restituer, à partir de la peinture, de la photographie, de la sculpture ou d’autres démarches hybrides, des figures formelles réinterrogeant la relation entre art, iconographie et magie.
Relation complexe mais pourtant inhérente à l’histoire des représentations, si l’on en croit les peintures naturalistes qui ornent les grottes du Paléolithique en vue de convoquer des forces surnaturelles, les rites chamaniques faisant le lien entre l’homme et les esprits, ou les symboliques religieuses qui essaiment la quasi-totalité des civilisations. Dans cette optique, si l’on peut penser qu’il subsiste, sans doute, une part de magie dans les premières représentations picturales, les cartes à jouer semblent doublement fasciner car, outre l’étonnante diversité des iconographies développées au cours de l’histoire – ainsi que le montrent les collections du Musée de la carte à jouer –, elles investissent également une dimension ludique supposant, chez les joueurs, la nécessité de réguler les aléas et les circonstances, tout en se conformant à un système de règles. Ainsi, dans le projet de conjurer le mauvais sort ou de canaliser des forces incomprises, il s’avère tentant de rapprocher la notion de jeu de celle de rituel, rappelant que toute activité sociale et institutionnelle se consolide autour de ses rites, mais aussi et surtout autour de ses jeux.
Dès lors, le Musée de la carte à jouer constitue un cadre éminemment propice à des expérimentations plastiques s’attachant à relever le pouvoir d’évocation parfois inexpliqué des formes et des images, tout comme l’importance que ces dernières arborent au regard du monde qui nous entoure. Dans le cadre de l’exposition Rituels & Sortilèges, il s’agit pour chacun des artistes présentés d’insister aussi bien sur le caractère magique des artifices et des phénomènes illusionnistes que sur la dimension ludique de notre modernité. À mi-chemin entre science et croyance, esthétique et anthropologie, l’exposition aspire ainsi à revisiter ce qu’il subsiste aujourd’hui d’envoutant et de mystérieux, en soulignant ce qu’il reste des rites et des jeux, ou en sondant les forces somnolentes qui nous traversent.

(toutes les images : courtesy les artistes ; photos : Sandrine Elberg et moi-même).

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Brankiça Zilovic, Le Roi, 2016.

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Brankiça Zilovic, Le Roi, 2016.

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Son Seock, L’Attente, 2012.

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Son Seock, L’Attente, 2016.

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Agnès Pezeu, Corpuscules, 2016.

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Agnès Pezeu, Corpuscules, 2016.

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Philippe Fabian, La Tour & Dans les forêts, 2016.

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Sandrine Elberg, Orphée, 2016

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Sandrine Elberg, Orphée, 2016.

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Nadya Bertaux, L’Illusion du vent, 2016.

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Nadya Bertaux, L’Illusion du vent, 2016.

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Park Inhyuk, Sans titre, 2016.

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Stéphanie Guglielmetti, (Re)prendre la main, 2016.

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Florentin Tanas, Sculpture magique, 2016

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Jang Kwangbum, sans titre, 2016.

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Jang Kwangbum, Reflets, 2016.

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« Des colonnes en moins », en collaboration avec Coraline de Chiara, en résidence à la Progress Gallery


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28 mars 2016 11h35
Objet: Préface
Julien,
Il y a des choses qui se meuvent de ma peinture et que je ne peux contenir sur la surface de mon tableau. J’ai récemment étiré de la peinture afin de la fondre et j’ai réalisé que ce qui était en marge contribuait à la lecture du tableau, comme des contraires qui s’attirent.
J’ai alors pensé au douloureux déménagement que l’artiste opère de l’espace d’atelier à l’espace d’exposition, impossible pour moi de remettre en scène le mur de l’atelier.
Il me fallait alors trouver un espace qui m’offrirait cette double lecture, où je pourrais à la fois y travailler et y exposer.
J’ai trouvé.
J’ai envie de partir de l’idée de colonnes en moins…
As-tu vu les images d’explosions de Palmyre?
Coraline

30 mars 2016 16h05
Objet: Préface
Coraline,
Oui, j’ai vu ces images. Ce qui m’avait semblé vertigineux était la force symbolique de la perte, la perte non tant des vestiges de notre passé, mais de quelque chose qui allait bien au-delà.
Ce vertige était lié à la fois à son caractère irréversible et à une forme de futilité. C’est-à-dire à des processus de devenirs ou de coupures non plus de l’histoire, celle des hommes, mais à l’autre histoire, celle des atomes et des astres.
C’est très paradoxal je crois, car d’un côté l’irréversible fait que l’on ne retournera jamais plus en arrière ; de l’autre, cet anéantissement est comme un retour à la poussière, au néant d’où toute chose pourtant émerge.
Tu mentionnes le transfert d’un espace à un autre, son caractère douloureux, l’impossibilité de remettre en scène ce qui précède. Mais qu’as-tu trouvé précisément? Penses-tu que l’on pourrait voir dans ton travail le caractère de ce qui est irréversible?
Julien

21 avril 2016 22h16
Objet: Préface
Bonsoir Julien,
Je commence lundi à habiter l’espace de la Progress Gallery.
Je ne sais pas encore comment je vais raisonner.
Palmyre devrait être reconstruite paraît-il? Je ne comprends pas quel en est le sens…
Je pense faire une colonne en pains, l’idée m’obsède.
J’aime imaginer des dégradés de cuisson, une matière rugueuse, celle de la croûte.
A partir de lundi, je t’enverrai un courrier postal. Je pourrai y insérer des recherches, des images, des idées.
Je repense aussi à cette idée de contraction de temps que tu cites auparavant et je ne cesse de croire que peindre c’est étirer de la matière.
Est-ce possible d’étirer dans le but de contracter?
A très bientôt,
Coraline

24 avril 2016 18h59
Objet: Préface
Bonjour Coraline,
Ce qui m’avait beaucoup plu dans ton travail, c’était le fait que l’on y voyait des associations entre des idées a priori opposées :
Le passé était présent, la ruine était construction, ce qui s’effaçait n’était qu’une façon de montrer autre chose.
Il y a un peu de ça dans l’éventuelle reconstruction de Palmyre.
Alors je me demande comment, à mon tour, il me serait possible d’associer «ce qui reste» à «ce qui va plus loin».
Je crois qu’on peut le formuler ainsi, on dirait que c’est lié à ce que tu dis sur les dégradés et les différents états de la «matière».
Je serai ravi de recevoir ton courrier, j’aimerai alors réfléchir à une façon appropriée d’y répondre, c’est-à-dire en étirant tout en essayant de percevoir la contraction.
A très bientôt,
Julien

4 mai 2016 12h57
Objet: Préface
Bonjour Julien,
Tes petits post-it m’aident beaucoup et je me demande si je ne devrais pas reformuler ma question
« Plus j’agrandis le document, plus je m’éloigne du simulacre »
Je suis en train de peindre cette trame et plus je la peins, plus j’ai l’impression d’atteindre une vérité au travers de la peinture et non de l’image.
J’ai repensé aussi au levain. Lorsque je regarde chaque matin le levain agir sur ma pâte à pain, je pense à cette image peinte d’explosion. Je vois une corrélation entre le levain et l’explosion.
Je serai absente vendredi en fin d’après-midi…
A très bientôt
Coraline

8 mai 2016 11h09
Objet: Préface
Bonjour Coraline,
J’aimerai envisager ces post-it non comme des points qui agrémenteraient ton travail, mais comme une ligne qu’il reste à tracer. Je cherche un dispositif qui me permettrait d’y parvenir.
Je me suis demandé si on pouvait trouver une réalité dans le simulacre. Si donc on ne pouvait pas considérer qu’elle reposait sur son actualisation, sur l’image qui double pourtant double le réel, mais existe aussi en tant que tel.
C’est en cela que je comprends qu’effectivement, il y a une vérité de la peinture.
Il m’a alors semblé que tout tracé posait la question du désir de verticalité et d’horizontalité. Comme ces colonnes qui s’élèvent, ou ces élans qui corrèlent les choses entre elles.
Cette association entre le vertical et l’horizontal me semble vraiment présente dans ce que tu entreprends. Étirer, agglomérer, accumuler, condenser, creuser, et finalement, exploser, c’est peut-être ça tracer des lignes.
Ce que je n’arrive pas encore à identifier, ce sont ces forces qui poussent à la verticalité et à l’horizontalité.
A bientôt Coraline,
Julien

 

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Coraline de Chiara, Fictions en conflit, huile sur toile, 200×250 cm, 2016

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Coraline de Chiara, Variations inséparables, collage, mine de plomb et huile sur papier, 17×23 cm, 2016

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Coraline de Chiara, D’une ligne issue de lignes, pains, 2016

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Coraline de Chiara et Julien Verhaeghe, Variation réelle, cire sur tirage numérique, dessin mine de plomb sur mur, 2016.

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Julien Verhaeghe, sans titre, post-it.

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Coraline de Chiara, Ralentissement, huile sur toile, 51 x 61 cm, 2016.

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Coraline de Chiara, Voir et croire, 54 x 65 cm, 10 x 16 x 24cm, 2016.

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Vue de l’exposition

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Julien Verhaeghe, Les interminables, mine de plomb sur mur, 20 x 29 cm, 2016.

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Julien Verhaeghe, La sortie du labyrinthe, Mine de plomb sur mur, 7 x 14 cm, 2016.

 

 

 

 

Image de couverture : Coraline de Chiara, L’envers du simulacre, collage, fil de fer et bombe sur impression numérique, 29 x 39 cm, 2016.
Toutes les images : courtesy Progress Gallery et Coraline de Chiara, avec mes remerciements. 

 

 

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Park Inhyuk. Le temps dilaté


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On perçoit d’emblée dans le travail de Park Inhyuk une posture de peintre particulièrement authentique. L’exigence quotidienne à laquelle parfois il s’astreint répond à l’application qu’il consacre à ses expérimentations. Jouant des variations et des déclinaisons, fonctionnant par séries et accumulations, son œuvre peut être perçue comme la volonté d’épuiser des possibles tout en restant attentif à une certaine forme de justesse picturale, celle qui certifie d’une sensibilité propre et soutenue par des années de recherche. En cela, ses préoccupations prennent des allures de quête exploratoire qui s’exprime aussi bien à l’échelle de la plasticité qu’au niveau de sa présence face à la peinture.
Une première lecture insisterait ainsi sur des aspects unanimement formels. Avec ces grandes toiles, on ne peut qu’être absorbé par les larges aplats aux teintes quelque peu mélancoliques – le gris délavé a des résonances caverneuses, là où le vert brumeux parait quelque peu atmosphérique – ; de même, une gestuelle énergique semble s’être emparée des surfaces qui pourtant paraissent unies, tandis qu’un regard plus attentif laisse entrevoir des visages monumentaux et méditatifs. Une seconde perception est donc rendue nécessaire. Elle convoque chez le spectateur une forme de patience, peut-être de plénitude, ne serait-ce qu’en raison de la démesure un peu contemplative qui se dégage de ces visages disproportionnés. C’est alors que l’on constate à quel point l’œuvre de Park Inhyuk est loin de se réduire à un travail d’expérimentation qui se contenterait de questions plastiques. Ces visages que l’on dévisage et auxquels on ne s’identifie pas traduisent un panel élargi de sensations, allant de la réminiscence à l’impression de s’imprégner d’un temps dilaté, comme s’il s’agissait de puiser en soi une idée de l’universel. Il est vrai que ces grands visages ne sont pas des portraits au sens propre, car les traits ne renvoient à aucun individu en particulier. Il est surtout question d’une face générique dont l’expression appelle à la quiétude tout autant qu’à la considération d’une présence ineffable, tel un Bouddha dont on dit qu’il ne ferme pas les yeux sur le monde, mais les tourne vers l’intérieur d’une âme au moins aussi vaste que le Cosmos.
Les différentes compositions semblent donc constamment dissimuler une réalité extérieure, en dépit d’une perception immédiate qui soulignerait des enjeux d’ordre esthétique. Pareillement, en se positionnant à la jonction d’ordres insondables – l’individuel et l’universel, le temps humain et le temps en soi, la réalité de ce qui est perçu et les imaginaires qui peuvent être convoqués – les peintures de format intermédiaire paraissent davantage souligner une expérience sociale et culturelle de la part de l’artiste. De prime abord, toujours, les strates qui se dévoilent sont comme des contours topographiques dont la géographie se référerait à des paysages inconnus et émaillés par des reliefs escarpés ; ailleurs, les surfaces lacérées comme des affichettes urbaines que l’on décolle des murs, voilent des couches qui se superposent. Cependant, une perception attentive permet une nouvelle fois de relever sous les surfaces à la consistance rigide et quelque peu abrupte, des images tirées de l’actualité ou des fragments de coupures de presse. L’artiste en effet colle les pages d’un journal – souvent le même, à savoir le quotidien français Le Monde –, ou bien les sature de peinture pour, par la suite, les décomposer au moyen de pliages multiples, en procédant à un travail de ponçage, ou simplement en les mettant en lambeaux. Ici, les récits humains restent soustraits au regard, comme scellés par la matérialité brute de la peinture et préservés du temps. Ils en deviennent inaccessibles, tandis que l’artiste explique avoir collecté jour après jour ces journaux, représentatifs d’une domiciliation sur le sol français qui suppose un lourd travail d’acclimatation aussi bien qu’un rapport au monde marqué par des exigences sociales et culturelles.
Par conséquent, en combinant des temps hétérogènes et en associant une présence introspective à des réalités extérieures, sans doute peut-on percevoir de la peinture de Park Inhyuk sa nature fondamentale voire existentielle. Son caractère inachevable ainsi que la mise en œuvre d’une forme d’abnégation, impliquant un investissement tant physique que mental, la rendent d’autant plus incontestable.

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Images : courtesy de l’artiste et de Woong Gallery, Seoul. 

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XXX, de John Cornu


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Les anciens lieux de culte ont cela d’intriguant qu’ils semblent marqués par une sensation d’immortalité, alors même que leurs murs, effrités et rongés par le temps, offrent un paysage de déliquescence. Dans le cas de l’Église des Trinitaires de Metz, notamment, les parois fatiguées mais élégantes restituent une forme de solennité dans laquelle le sacré compose avec l’Histoire des hommes. L’architecture constitue ainsi un écrin de pierre plus à même de situer le pratiquant à mi-chemin entre la Terre et le Ciel, le corps et l’esprit, le profane et le divin, tandis que la verticalité de ce type d’édifice participe grandement du sentiment d’élévation qui accompagne le visiteur, appelé à rester enraciné tout en levant les yeux vers ce qui le surplombe.

Dans cette optique, une première lecture de l’installation XXX de John Cornu s’inscrit dans la volonté de contredire le plus radicalement possible une notion de transcendance. En rabattant virtuellement sur le sol de la nef les croisements qui structurent la voute de l’église, en opérant donc selon des composantes éminemment horizontales, peut-être même en considérant son geste comme une façon de cocher l’allée par des croix aux branches égales, plus rien ne subsiste de cette idée d’ascendance qui, selon certaines perspectives, caractérise une forme de prééminence sur la réalité des hommes, étouffant ainsi son foisonnement vital.

À mieux y regarder cependant, la combinaison entre verticalité et horizontalité répond davantage à un jeu géométrique que l’on aurait délesté d’éventuelles allusions symboliques. La voute qui s’abat sur le sol à la verticale ne traduit rien de plus qu’une projection mathématique, les croix impies signalent des configurations neutres possédant une consistance esthétique propre – peut-être même une forme de perfection visuelle et minimale –, là où la couleur noire, relativement dense, contraste avec une atmosphère dévotieuse, en lui donnant une épaisseur résolument graphique. Dès lors, l’intervention de John Cornu consiste moins en une critique des représentations et des mises à distance qu’en une tentative de laisser émerger une certaine autonomie des formes, à partir d’un lieu, une structure, fût-ce un édifice construit dans un style baroque et voué à célébrer le culte. Avec XXX, les propriétés mathématiques qui précisent les espaces et les volumes sont mises en exergue, enclenchant des configurations d’obédience géométrique dont la présence oscille entre affirmation et incertitude. Les lignes, les angles et les masses sombres finissent par absorber le superflu comme un trou noir avalerait la lumière, se donnant à voir avant tout pour leur souveraineté et leur silence.

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XXX, 2015, Asphalte, dimensions variables, Vues de l’exposition « New Order », Les Trinitaires, Metz Photo : © John Cornu

Photos © John Cornu ; http://ddab.org/fr/oeuvres/Cornu

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Esthétique et complexité : un regard écologique porté sur l’art


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Lorsqu’une étude se porte sur des systèmes organisés dans lesquels se meuvent les flux, les rapports de force et les contradictions, il arrive assez souvent que l’on fasse appel aux métaphores de la vie ou de l’organisme. Or si les métaphores peuvent avoir un rôle constitutif dans le développement des idées et de la pensée scientifique, il reste qu’elles ne reflètent pas toujours les articulations conceptuelles propices à l’émergence de nouvelles perspectives, surtout dans l’optique d’une connaissance tenant compte de ses ouvertures et de ses antagonismes. C’est ce qui rend nécessaire le recours à la pensée complexe, en ce qu’elle permet justement de mettre en avant dans le phénomène de la vie, des principes investissant le champ des contradictions et des complémentarités. Suivant le paradoxe de l’un et du multiple, du tout et des parties, la complexité dans ce qu’elle a de favorable à une intelligibilité de la vie, nous invite à interroger ce qu’il adviendrait quant à l’art et de l’esthétique : que peut en effet la pensée complexe lorsque l’on considère des œuvres d’art ? Si la vie et l’esthétique devaient partager certains principes, s’ils devaient avoir un mode de fonctionnement commun, comment cela se traduirait-il ? 
Ainsi, nous appuyant sur la complexité notamment à partir du second volume de la Méthode d’Edgar Morin, sous-titré La vie de la vie[1], il s’agira de mettre en avant les antagonismes inhérents au phénomène de la vie, dans l’optique de les confronter au régime écologique dans lequel s’inscrivent les œuvres d’art ; ce qui en outre nous conduira à questionner ce que pourrait être l’esthétique dans sa proximité à l’égard des mécanismes de la vie.

Introduction à la pensée complexe
La pensée complexe proposée par la Méthode entreprend de considérer tout objet, toute science, toute approche dans un rapport d’unité, tout en conservant à l’esprit un souci d’ouverture. Ainsi, se poser la question « qu’est-ce que la vie ? », ou se poser la question « qu’est-ce que l’esthétique ? », est omettre la nature diverse, contradictoire, événementielle, mais aussi subjective, connective et sans cesse portée vers l’inconnu, que suppose toute complexité. Penser la vie, est aussi penser la brèche qui lui est inhérente, c’est-à-dire « la faille qui brise et fait éclater ce que l’on croyait monolithique et stable. Mais c’est aussi l’enveloppe qui se déchire et laisse échapper son contenu, en même temps qu’elle permet à de nouveaux contenus d’affluer en son intérieur. »[2]
Mais qu’est la pensée complexe, et plus précisément, la pensée complexe de la vie ? On ne peut prétendre répondre de façon exhaustive, comme l’écrit Edgar Morin : « Sa définition première ne peut fournir aucune élucidation : est complexe ce qui ne peut se résumer en un maître mot, ce qui ne peut se ramener à une loi, ce qui ne peut se réduire à une idée simple. […] La complexité ne saurait être quelque chose qui se définirait de façon simple et prendrait la place de la simplicité. La complexité est un mot problème et non un mot solution. » [3]. Cependant, il reste que deux idées importantes reviennent dans la pensée complexe, celle de l’englobement ou du retour vers soi-même et celle du tissage et de l’ouverture. Englober signifie la possibilité que possède toute chose de se retrouver contenue, comprise, insérée dans un ensemble ou une logique plus vaste, comme pour maintenir ou perpétrer la vie. Cela signifie aussi le fait de se retrouver constamment à l’origine ou comme le point intermédiaire dans une dynamique plus étendue. Edgar Morin évoque par exemple la notion de cycle, soulignant le fait d’alimenter et dans le même temps, le fait d’être alimenté[4]. Réciproquement, tisser implique que les diverses sciences, que les diverses forces, que les sphères qui s’opposent, soient tout de même unies, tissant des liens et ainsi donc, forment une chaîne. Ainsi, englober et tisser est selon Morin, penser le cycle, en ce qu’il s’accorde avec la chaîne, ce qui lui permet d’insister sur la boucle, dans le contexte d’une pensée écologique[5].
Ce système mis en place, où apparaissent contradiction et complémentarité, « invariance et horlogerie »[6], constitue donc une organisation, notion première de la complexité telle que Morin la met longuement en avant dans le premier volume de la Méthode[7]. Plus précisément, il s’agira d’envisager une éco-organisation, afin d’insister sur la dimension écologique de cette organisation, là où une écologie suppose l’interaction de ses éléments, la mise en jeu des conjugaisons et des contraintes, qui finalement, forment un système. C’est aussi ce qui permet de dire qu’une pensée complexe est une pensée de la Physis dans l’idée de décrire la force mystérieuse et croissante qui anime le vivre, qui laisse se déployer la nature.
Dès lors, en vue de mettre en évidence cette force à l’œuvre, Edgar Morin n’a de cesse que de déployer les contradictions et les complémentarités de l’éco-organisation. Il faut cependant se garder de penser cette « contradiction productive » chez Morin, dans l’esprit de la dialectique hégélienne où, rappelons-le, les contradictions se dépassent dans une synthèse. Edgar Morin refuse l’idée de synthèse, en ce qu’elle semble constituer une troisième « solution », autonome  et déterministe. Il préfère le terme de dialogique, privilégiant la complémentarité malgré, ou en vertu de l’antagonisme.
Précisons que ce principe dialogique, en ce qu’il entreprend de dépasser la dialectique hégélienne, suppose aussi le dépassement du « troisième terme », puisqu’il s’agit davantage de proposer une multitude de solutions possibles. La dialogique est la recherche du compromis – avec toute la flexibilité que suppose cette notion – bien plus que la recherche d’une solution définitive. Ainsi, penser la complexité dans son rapport dialogique nécessite aussi que soit mise en œuvre une logique de l’immensité des possibles, de la complexification. La complexité est donc explosive, tourbillonnaire, et promise à un bouillonnement de vie[8] ; c’est précisément cette part d’incertitude et d’intensité profusionnelle qui conduit au principe vital, insistant dans l’esprit du compromis, sur l’aspect créateur et adaptatif : le compromis est une autre voie, mais pas nécessairement ce qu’on pourrait nommer une « solution ». Il suppose que l’on crée quelque chose de nouveau, et dans le même temps, que l’on s’adapte.
En effet, l’éco-organisation, en tant que pensée de la Physis, suppose la création, la naissance, l’évolution, la transformation. La vie est l’exact opposé de tout immobilisme ou fixité, elle suppose au contraire le mouvement inventif, l’émergence du nouveau, en contradiction et en complémentarité avec ce qui pourtant la stabilise. L’organisation cyclique, ou réorganisation, laisse croire à une éco-organisation créatrice et productive, comme Morin l’énonce : « la qualité éco-réorganisatrice la plus remarquable n’est pas d’entretenir sans cesse dans des conditions égales, à travers naissances et morts, l’état stationnaire du climax ; c’est d’être capable de produire ou d’inventer de nouvelles réorganisations à partir de transformations irréversibles survenant dans le biotope ou la biocénose. Ainsi nous apparaît la vertu suprême de l’éco-organisation : ce n’est pas la stabilité, c’est l’aptitude à construire des stabilités nouvelles ; ce n’est pas le retour à l’équilibre, c’est l’aptitude de la réorganisation à se réorganiser elle-même de façon nouvelle sous l’effet de nouvelles désorganisations. Autrement dit, l’éco-organisation est capable d’évoluer sous l’irruption perturbatrice du nouveau, et cette aptitude évolutive est ce qui permet à la vie, non seulement de survivre, mais de se développer, ou plutôt de se développer pour survivre. »[9]
Enfin, Morin insistera sur la nature adaptative de l’éco-organisation, notamment au travers d’une écologie de l’action. Or ici, en effet, s’adapter ne signifie pas composer en fonction de ce qui est déjà, mais bien davantage faire en fonction de ce qui risque de survenir. Autrement dit, l’adaptation en son sens complexe, suppose la capacité de s’adapter, ce qui signifie encore la capacité de l’adaptation de soi tout comme la capacité de l’adaptation à soi. Approche qui permet d’insister sur un aspect important, le caractère imprévisible et aléatoire de toute attitude adaptative propre au vivant : s’adapter signifie l’aptitude à s’adapter aux aléas et aux changements[10], d’où également la dimension praxique et stratégique de l’adaptation, notion qui elle-même est vouée à se transformer en fonction des aléas[11].
La pensée complexe de la vie se déploie donc en un mouvement double, un mouvement contradictoire et complémentaire. Il s’agirait d’un côté d’envisager la nature en ce qu’elle a de positive, créative, et sans doute « maternelle, harmonieuse »[12], face à une nature qui serait impitoyable, sélective, éliminatrice. Ces deux conceptions – renvoyant successivement à Rousseau et à Darwin – sont rendues compatibles en un même système selon le principe d’éco-organisation, constituant alors ce qu’on pourrait nommer, la dialogique de la nature. L’éco-organisation est par la suite généralisée pour s’étendre à tout système vivant, communicatif, associatif, évolutif, et diversifié. Il s’agit donc de s’accorder aussi bien à propos des sociétés, qu’à propos des idées, qui aussi se développent et se régénèrent, formant ainsi un système tout autant éco-organisé. Cette capacité qu’a le principe d’éco-organisation à se retrouver dans des domaines a priori externes, résulte de l’application de ce que Morin nomme un regard écologique, consistant à « percevoir tout phénomène autonome (auto-organisateur, auto-producteur, auto-déterminé, etc.) dans sa relation avec son environnement »[13].

Une écologie des œuvres d’art
Dès lors, de quelle façon un regard écologique peut-il être porté sur l’art ? Notre recherche ici se précise. Comment en effet articuler un principe d’éco-organisation, à la question esthétique ? Si le regard écologique signifie l’adaptation d’une logique écologique à tout système, sans doute peut-on explorer une première voie esthétique, en ce que les œuvres d’art forment elles-mêmes un système autonome et en relation avec un « environnement ». En cela, et au même titre qu’il semble possible d’envisager une écologie des idées comme le fait Edgar Morin[14], nous pouvons assurément envisager une écologie des œuvres d’art, pourvu que ces dernières soient comprises à la fois dans une relative autonomie, dans leur fermeture, tout en étant reliées les unes aux autres, c’est-à-dire dans leur ouverture. Or jusqu’où peut-on ainsi dire que les œuvres d’art jouissent de certaines propriétés du phénomène de la vie ?

Ainsi, à propos des idées, Morin écrit : « les idéologies, mythes, dieux cessent d’apparaître comme des ‘produits’ fabriqués par l’esprit humain et la culture. Ils deviennent des entités nourries de vie par l’esprit humain et la culture, qui constituent ainsi leur éco-système coorganisateur et coproducteur. »[15] Ici, il s’agirait donc de comprendre, à partir de l’écologie des idées que formule Morin, de quelle façon une œuvre d’art prend vie. Pour cela, Morin précise que prise isolément, l’idée (l’œuvre d’art) est apparemment dépourvue de vie. Il lui faut davantage se déployer en fonction de la chaîne dans laquelle elle s’insère : c’est le contexte, la situation et le milieu qui lui donne une certaine « organicité »[16]. En conséquence, donc, s’il y a lieu d’envisager une écologie des œuvres d’art, c’est dans la mesure où les œuvres forment un système et se renvoient les unes aux autres, formant une entité organisationnelle « vivante »[17], en cela qu’elles suscitent contradiction, autonomie, complémentarité, échappant tantôt à celui qui les conçoit, prospérant dans les êtres et les esprits, se nourrissant d’eux tout comme elles s’en nourrissent. Les œuvres d’art ont quelque chose de vivant puisqu’elles s’inscrivent dans un mouvement plus vaste d’interactions et de rétroactions constituant tout écosystème[18]. Chaque œuvre d’art semble se lire dans sa dépendance à l’ensemble des autres œuvres d’art, dans un rapport de solidarité.
Cependant, en elle-même, à l’échelle de l’œuvre et non plus dans son rapport aux autres, l’œuvre peut aussi être considérée selon une logique du vivant en ce qu’elle s’inscrit dans le principe de l’autos. Ainsi, parfois, les idées naissent, vivent et meurent, probablement tout comme les œuvres d’art. Bien que les œuvres ne soient pas des idées, (à prendre au sens large nous précise Morin, comme ce qui réunit théorie, philosophie, idéologie), il faut croire que leur création, et leur mise au contact du monde qui les entoure, exerce sur les idées (ou les œuvres), la pression d’une présence extérieure, celle d’un monde environnant entraînant la nécessité de s’adapter et de s’organiser en conséquence. Surtout, les œuvres ou les idées prises une à une jouissent d’une force interne, d’une pulsion de vie qui les porte et les transporte vers une relative consistance, une relative autonomie lui donnant sa qualité, son éloquence, sa force. L’autos signifie que tout être vivant est invité à prendre conscience de lui-même, il se clôt, tandis que l’oikos suppose que tout être vivant soit inséré dans un ensemble plus vaste avec lequel il interagit et où il s’adapte. Puisque tout être vivant est à la fois autos et oikos, il est donc auto-éco-organisé : c’est-à-dire qu’il est tourné à la fois vers lui-même, et vers le monde qui l’entoure. C’est cette particularité finale, la contradiction et la complémentarité qu’admettent l’autos et l’oikos, particularité propre à tout être vivant qu’il nous faut interroger.
La pensée complexe permet de penser le lien entre l’organisation et la désorganisation, entre l’ordre et le désordre, ce qui nous aide à comprendre la vie à la fois comme un affaissement, une décrépitude, là où elle envisage l’émergence de toute chose, en accord avec l’esprit du devenir.

Vie et mort de la vie
La vie se pense de façon duale, dans ses ambiguïtés, rappelant déjà ce que nous disait Héraclite : « vivre de mort, mourir de vie » ; on garde également à l’esprit la célèbre phrase de Xavier Bichat, disant que « la vie est l’ensemble des fonctions s’opposant à la mort »[19], pour conserver cette idée selon laquelle, penser la vie est aussi comprendre ce qu’elle n’est absolument pas. Il faut concevoir le principe « décadent », selon le terme de Schrödinger[20], comme un aspect intégralement constitutif du principe de la vie, nécessitant que l’on saisisse la dualité avec la mort, non comme la distinction de deux forces hermétiques l’une à l’autre. Il faut croire bien au contraire que la mort constitue tout autant l’une des dynamiques essentielles à la vie. C’est aussi ce qu’implique la complexité, comme nous le rappelle Edgar Morin : « nos organismes ne vivent que par leur travail incessant au cours duquel se dégradent les molécules de nos cellules. […] En quelque sorte, vivre, c’est sans cesse mourir et se rajeunir. »[21].
Or, c’est précisément en tenant compte de cette tension entre ce qui devient obsolète, et ce qui émerge comme nouveau paradigme, que nous pouvons renvoyer de façon écologique, aux principes de la vie. Ainsi sans doute est-ce à l’aune de cette contraction avec la « non-vie » qu’il faut appréhender le régime écologique des œuvres d’art. D’où également la nécessité d’envisager, la figure de l’hybride, du transverse, tout comme celle du monstre, en ce qu’il « manifeste en effet, la précarité de la vie et l’inquiète du dedans », selon les mots de Marion Zilio [22], ce qui ne manque pas de nous rappeler en définitive, combien l’idée de la dégénérescence occupe une place entière dans les arts, comme nous l’enseignait par ailleurs les travaux du Land Art, animés de forces entropiques.
Le travail de la décomposition est concomitant avec le travail du développement dans l’ordre du biologique, et cet aspect est clairement exemplifié dans l’œuvre de Michel Blazy, figurant le vivant en laissant s’accomplir les forces naturelles, comme lorsqu’il peuple des espaces de véritables vivariums, ou qu’il dispose certaines matières organiques en vue d’assister à leur décomposition (fruits, biscuits, pâtes, légumes…). Michel Blazy semble exceller dans la mise en place d’un art du vivant, puisqu’il en intègre les principes les plus fondamentaux. Comme le relève Christine Macel, « C’est la fluence dans ses deux mouvements contradictoires et la possibilité d’une concrescence, qui intéressent Blazy. […] Blazy s’attache au processus de l’altération, au changement d’état, au passage d’un état à un autre. Blazy cultive à la fois la génération et la corruption qui ne sont que des cas particuliers de l’altération »[23].
Une œuvre comme celle des Choco-poules, présentée à la Maréchalerie de Versailles, consiste en une installation dans laquelle on peut y voir sur un canapé et une télévision dissimulés sous un drap blanc, trois poules en chocolat. Tandis que le grand drapé figure l’absence comme nous le rappelle l’artiste – puisque c’est ce que l’on fait lorsque les gens sont morts ou absents[24]–, ces poules en chocolat s’avèrent au contraire animées de vie car elles sont saisies dans l’action de picorer. Elles ont cependant l’apparence de poules calcinées, cuites, comme des « canards laqués »[25] , et se retrouvent ainsi saisies dans une étrange dualité : là où le chocolat suppose le plaisir, les poules restent des animaux domestiquées à grande échelle pour des fins alimentaires. Outre le rapport essentiellement dialogique de ce que met en œuvre Blazy, on retient ici l’importance de figurer par l’ambivalence et le jeu des contraires, un certain rapport à la résistance, comme il aime à le rappeler. Toutefois, des œuvres s’attachant à investir les processus contradictoires de la vie ne sont pas forcément celles qui investissent le champ de l’organique. Que l’on songe notamment à ce que permettent des pratiques qui s’emploient à mettre en œuvre des principes liés à la cybernétique, à la vie artificielle, mais surtout à la synthèse de l’intelligence artificielle, dans sa nécessité d’élaborer une pensée auto-éco-organisationnelle. La nécessité d’envisager le traitement de l’information de façon dialogique impose enfin un lien à l’égard de la communication, telle que développée par l’école de Palo Alto ; ce qui en outre évoque les travaux de l’Art sociologique, ou Esthétique de la communication, renvoyant en cela à un art se préoccupant d’une certaine forme d’intelligence collective, mais surtout à l’idée d’immersion et de participation. Dans l’optique d’inclure le tout et les parties, d’assimiler l’objet au sujet, la complexité permet précisément de penser des pratiques contemporaines ouvrant l’art à d’autres perspectives.

Esthétique et non-art
Cependant, peut-on imaginer des œuvres qui dans leur rapport écologique, seraient à la fois tournées vers elles-mêmes, tout en étant ouvertes vers l’extérieur ? Est-il possible de comprendre les œuvres d’art, en ce qu’elles sont fermées et ouvertes ? Oui, dans la mesure où l’œuvre semble faire écho à un double désir. Celui en premier lieu visant à l’édifier en tant qu’œuvre, se saisissant des principes d’individualité, de singularité et d’originalité – principes qu’il faut par ailleurs interroger au regard des idéologies modernistes – et, en second lieu, celui visant à l’insérer de façon cohérente au regard des autres œuvres existantes, dans le présent inévitablement, dans le passé évidemment, et dans le futur probablement.
Dès lors, l’œuvre d’art est à la fois ouverture et fermeture, dans la mesure où elle n’est œuvre qu’en s’ouvrant à d’autres œuvres, alors qu’elle n’est œuvre qu’en se considérant différente des autres œuvres. Aspirant à la fois à l’identité et à une intégration que l’on pourrait qualifier de sociale, l’œuvre d’art entre tout à fait dans le dispositif d’auto-éco-organisation le rapportant au monde des êtres vivants.
Or l’œuvre saisie d’un double désir est aussi une œuvre ancrée dans une double temporalité, dans son oscillation entre ce qu’elle est (déjà), et ce qu’elle n’est pas (encore). Hésitant entre l’être, le « il y a » de l’ouverture et le non-être, le « il n’y a pas » de la fermeture, on notera comme le fait Christine Buci-Glucksmann que cette hésitation, cette articulation correspond au temps intermédiaire du passage et de l’entre-deux, au temps de l’éphémère[26]. Or la vie serait ce qui jouirait de cette double temporalité que signifie le passage et le devenir liés à la Physis, ce qui nous indique également que l’esthétique, que toute esthétique se doit de prendre en compte cette temporalité « vitaliste » articulant ouverture et fermeture. Toute esthétique serait en définitive marquée par le sceau du vitalisme, si on entend par vitalisme l’expression duelle de la contradiction et de la complémentarité telle que Morin l’énonce, faisant de l’esthétique l’horizon même dans lequel s’épanche la pensée complexe. Jacques Rancière écrit par exemple que « La politique de l’art dans le régime esthétique de l’art, ou plutôt sa métapolitique, est déterminée par ce paradoxe fondateur : dans ce régime, l’art est de l’art pour autant qu’il est aussi du non-art, autre chose que de l’art » [27]. L’art dans le non-art n’empêche alors pas la comparaison avec la vie proliférante qui simultanément est vouée à décrépir pour perdurer. Ceci d’autant plus que le rapport que l’art éprouve à l’égard du non-art est lui aussi un rapport créatif et adaptatif.
Une telle esthétique permet de penser son cadre « épistémologique » à l’aune de ses contradictions créatrices, non tant dans la circonscription disciplinaire à laquelle est cantonnée toute « méthode » scientifique, mais dans la possibilité qu’elle a de continuellement laisser germer quelque chose de nouveau, lorsqu’en définitive, cela peut supposer également l’obsolescence d’anciennes pratiques comme on le voit dans l’histoire de l’art. Tout comme pour la vie, la possibilité du nouveau émerge d’une praxis écologique, d’une sorte de jeu entre chacune de ses composantes, là où le jeu suppose l’articulation, la computation, la dialogique entre l’être et le non-être, entre l’art et le non-art.

Conclusion et ouverture : du nouveau
Nourri de deux élans, l’esthétique « praxique », vitaliste, et en définitive, complexe, emprunte les mécanismes les plus essentiels de la vie, à savoir la contradiction et la complémentarité, dans une logique de l’incertain et en prise sur l’action. Là où le jeu de la contradiction complémentaire demeure fondamentalement créateur et adaptatif, laissant sans doute augurer une question beaucoup plus fondamentale, en s’adressant davantage à la raison d’être et à la façon avec laquelle les œuvres d’art s’inscrivent dans le monde. En effet, la création et l’adaptabilité met en exergue la considération d’une certaine temporalité du surgissement de l’être vivant, et donc de l’œuvre, en tant qu’elle est le fruit d’un acte d’invention, novateur, tandis qu’elle s’insère dans un dispositif disposé à l’accueillir, et donc n’est pas si nouvelle que cela. En fin de compte, on se rendra compte que la notion de nouveau est le pont entre une approche culturelle de l’art, et une approche « vitale », au sens ici déployé.
Ainsi, rapporté au monde des arts, la pensée complexe semble interroger l’ambivalence entre tradition et nouveauté, ou plus précisément les conditions de la production du nouveau. Comprenant cette notion dans le cas des œuvres d’art comme une question éminemment culturelle, il est intéressant d’interroger les modalités de sa genèse à l’aune de ce que permet la pensée complexe. En exemple, la question des avant-gardes qui évoque la nécessité de s’émanciper à l’égard d’une certaine tradition, tout en étant dans le même temps repris pour forger une « nouvelle tradition ». Ce qui de surcroît ne manque pas de rappeler l’assimilation du non-art par l’art évoqué avec Rancière.
Une esthétique vitaliste pourrait avoir pour interrogation essentielle la genèse du nouveau. Si ce dernier semble être un fait culturel par excellence – en particulier à propos du modernisme artistique –, il s’agit pourtant de la « vertu suprême de l’éco-organisation »[28] comme nous le rappelle Edgar Morin. Conception qui nous renvoie d’emblée du côté des mécanismes de la vie, comme si vie et culture nouaient une réciprocité aussi inéluctable que créatrice. On perçoit alors qu’approchant la notion de vie, les perspectives à l’égard de l’esthétique restent sans cesse nombreuses et ouvertes, mettant d’une part un terme aux conceptions selon lesquelles il y aurait une « fin », et d’autre part, rendant d’autant plus nécessaire une interrogation à propos de la contemporanéité de cette esthétique, en cela même qu’elle semble toujours nouvelle.

[1] Edgar Morin, La Méthode 2. La vie de la vie, Paris, Le Seuil, 1980.
[2] Jean Tellez, La pensée tourbillonnaire, Paris, Germina, 2009, p. 82.
[3] Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Le Seuil, 2005, « Sa définition première ne peut fournir aucune élucidation : est complexe ce qui ne peut se résumer en un maître mot, ce qui ne peut se ramener à une loi, ce qui ne peut se réduire à une idée simple. […] La complexité ne saurait être quelque chose qui se définirait de façon simple et prendrait la place de la simplicité. La complexité est un mot problème et non un mot solution. », p. 10.
[4] Edgar Morin, La Méthode 2, op. cit., p.28.
[5] Ibid., p. 29.
[6] Ibid., p. 19.
[7] Edgar Morin, La Méthode 1. La nature de la nature. Paris, Le Seuil, 1977.
[8] Jean Tellez, op. cit., p. 116.
[9] Edgar Morin, La Méthode 2, op. cit., p.35.
[10] Ibid., p. 48.
[11] Ibid., p. 49.
[12] Ibid., p. 57.
[13] Ibid., p.78.
[14] Ibid.,  p. 84, Voir également La Méthode 4. Les idées, leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur organisation,  Paris, Le Seuil, 1995.
[15] Ibid.
[16] Ibid., « Nous savons qu’un mot dans le dictionnaire est multivalent, qu’il a potentiellement plusieurs sens très divers, et qu’il ne prend son sens que dans le texte du discours qui l’enchaîne et qu’il enchaîne. […] Ainsi le contexte est en fait l’écotexte coorganiteur de tout mot, toute idée. »
[17] Ibid., p. 85.
[18] Jean Tellez, op. cit., p.111.
[19] Xavier Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et sur la mort, Paris, Flammarion, 1994.
[20] Ervin Schrödinger, Qu’est-ce que la vie?, op. cit., p. 170.
[21] Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, op. cit., p. 85.
[22] Voir dans cet ouvrage le texte de Marion Zilio « Vie et contingence, l’effort d’une attitude ambivalente ».
[23]Christine Macel, Le temps pris. Le temps de l’œuvre et le temps à l’œuvre, Paris, Monografik Editions, Editions du Centre Pompidou, 2008, p. 87.
[24] Michel Blazy, « Un observateur du vivant », propos recueillis par Boris Daireaux, www.evene.fr, 2006.
[25] Ibid.
[26] Christine Buci-Glucksmann, Esthétique de l’éphémère, Paris, Galilée, p. 12.
[27] Ibid., p. 53.
[28] Edgar Morin, La Méthode 2, op. cit., p. 35.

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Une construction esthétique de la réalité : l’image rumorale


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Lorsque l’on essaie de comprendre le monde contemporain, d’envisager la manière avec laquelle il se constitue, il faut admettre que le rôle des images a passé un cap au travers de la logique des réseaux, et plus particulièrement, de la logique participative et interactive de ces mêmes réseaux. Il est vrai que notre civilisation est désormais qualifiée d’iconique, en particulier avec ce que permet le Web. Mais le Web évolue aussi, et laisse surgir de nouvelles pratiques, autonomes, non-gouvernées, participatives, interactives, et sociales. Ce que l’on décrit par Web 2.0. C’est dans cette optique que l’image rumorale est intéressante à aborder, en ce qu’elle semble incarner précisément le type d’image se moulant avec le plus de conformité, à ce que permet notre époque actuelle, à l’aune du Web 2.0. Ainsi, la question que nous voudrions poser est la suivante : que peuvent des images qui sont supposées entretenir une relation de proximité à l’égard de notre époque technique ? Et que serait le rapport au monde de l’art ? Nous procéderons en trois étapes. Il convient dans un premier temps de décrire ce qu’on peut entendre par le terme d’image rumorale.

Qu’est-ce qu’une image rumorale ?
Procédant de touche en touche, se propageant sans rencontrer de réels obstacles, il semble que ce que l’on décrit par « rumeur » soit non seulement exacerbé par le régime technique contemporain, en ce qu’il insiste sur les mécanismes de communication et d’interaction, tout comme la rumeur a toujours été un principe constitutif d’une certaine intelligibilité du monde. En cela la rumeur est propice à un rapport à l’égard du vrai et du faux, à l’égard de ce que nous croyons, de ce que nous savons, et en définitive, de ce que nous pourrions nommer la « réalité ».

Or en règle générale, on a coutume d’associer le principe de la rumeur à des idées ou à des « objets flottants », qui transitent, qu’ils soient avérés ou factices. Ce que traduit également l’association que l’on fait pour parler de la rumeur, avec le « bruit qui cours ». Il semble intéressant de s’arrêter sur les mécanismes de la rumeur, dès lors que l’on passe non plus seulement à une sorte de transmission d’idées flottantes, mais aussi et surtout au régime de diffusion des images tel que notre époque le laisse supposer. Insister sur ce que nous pouvons désormais appeler des « images rumorales », nous permet en outre d’interroger la correspondance possible à l’égard du monde de l’esthétique, et plus particulièrement, de sa proximité avec celui des arts. Ainsi, qu’apportent de plus les images au principe de la rumeur ? Considérons cette image, sans doute fort connue, à tel point qu’elle en devient le motif paradigmatique des analyses sur l’image rumorale.

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Il semble a priori qu’il s’agisse d’une photographie touristique, on y discerne la date du 11 septembre. Ainsi un avion s’apprête à percuter la tour ; ce qui est assez remarquable est que la photographie telle qu’on la voit, résulterait des restes issus des ruines du bâtiment détruit. Comme le relève Pascal Froissart[1], ce cliché fut l’objet de discussions ardentes sur le net. On invoque alors différents critères afin de la décrédibiliser (la tenue vestimentaire qui ne correspondrait pas à ce moment de l’année, l’orientation de la tour qui posséderait un observatoire et il ne peut s’agir de cette face-ci, etc.). Finalement, un hongrois dénommé Peter y est démasqué, et ce dernier concède volontiers avoir procédé à un montage numérique sur la base de photographies privées, mais néanmoins antérieures à la destruction des tours. Regardons cette autre photographie dans laquelle Barack Obama semble parler dans un combiné téléphonique à l’envers.

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Diffusée en mars 2008 sur le net, cette image ne manqua pas de provoquer diverses railleries, puisqu’Obama est encore à cette époque au coude à coude avec Hillary Clinton pour remporter les primaires. Les commentaires des internautes font montre d’une certaine ironie, se demandant si réellement cet homme veut devenir le président des Etats-Unis. On imagine assez aisément les conséquences qu’une telle image serait susceptible de véhiculer auprès d’un public d’internautes, en pleine campagne électorale. Ce qui est en revanche assez surprenant, est de pouvoir consulter quasiment simultanément cette autre photographie, rétablissant quelque peu l’ordre des choses. En comparant ces images, on constate également l’apparition mystérieuse de l’horloge murale. L’explication résulte de la « fictionnalisation » dont fut sujette l’image factice, apparue originellement sur un blog politique de vocation plus ou moins humoristique. L’image avait alors pour commentaire : « une crise internationale émerge à 3h du matin, Barack Obama répond au téléphone »[2], faisant écho a ce qu’Hillary Clinton pu dire dans sa campagne, enjoignant les votants à choisir qui répondra au téléphone.  Considérons ce dernier exemple.

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Ici, des photographies prises à l’intérieur d’un avion en train de s’écraser, et correspondant à un vol brésilien dont l’accident aurait réellement eu lieu. La personne ayant amorcé ces images impressionnantes donne tout un ensemble d’indications en guise de légende. On apprend ainsi les caractéristiques et références précises du vol et de l’appareil photo, tandis que la carte mémoire de l’un des passagers est semble-t-il restée intacte. Ce qui est surprenant dans ces images, c’est qu’elles ont subitement ressurgies sur le net, lorsque l’année dernière eu lieu l’accident d’Air France au milieu de l’Atlantique. En réalité, il s’est avéré que ces images provenaient de la série télévisée Lost, un regard plus attentif peut rendre compte par exemple des menottes attachées à la jeune femme au premier plan. On notera enfin que l’image rumorale ne signifie pas forcément une image photographique retouchée et qu’elle ne se diffuse pas uniquement sur les réseaux électroniques ; il peut tout autant s’agir d’un diagramme, ou d’un dessin humoristique, tout comme elle peut être diffusée par voie de presse (songeant par exemple aux avis de recherche qui relève de ce dispositif). Ajoutons à cela que le principe de l’image rumorale, renvoie dans une certaine mesure à la vidéo rumorale, en ce que les possibilités d’échanges de fichiers atteignent désormais une vitesse suffisamment propice pour des fichiers de plus en plus lourds.

Une typologie de l’image rumorale
Mais que dire de ces images ? Partageant avec les rumeurs la plupart des tenants, ces images rumorales ont la particularité d’être particulièrement rétives lorsqu’il s’agit d’en forger une typologie. A l’instar de la rumeur, on concèdera volontiers qu’il existe toutes sortes d’approches et de définitions, et surtout, sa compréhension semble être partagée par le plus grand nombre alors que très peu sont capables de dire de façon concrète ce dont il ressort[3]. Il semble pourtant possible de relever quelques critères qui nous permettront d’aller plus loin.
– Absence de motivations claires

Constatons préalablement qu’il est difficile – et parfois impossible – de déterminer les auteurs de telles images, tout comme les motivations qui les animent sont tout à fait hétérogènes. Pour la première image, l’auteur Peter explique avoir voulu faire une plaisanterie à l’adresse de ses amis, là où la seconde image peut sans doute se prévaloir d’une lecture quelque satirique, voire subversive, si ce n’est directement impliquée politiquement, encore que cela se fasse sur un mode plutôt humoristique. Quant à la dernière image, son auteur Carlos Cardoso explique vouloir montrer aux gens à quel point on n’est jamais trop sceptiques face aux images, à juste titre, sur Internet[4].
– Narrativité exacerbée

Si les motifs divergent, ces images ont en revanche pour point commun d’être particulièrement parlantes. C’est là le point essentiel sur lequel Pascal Froissart entend insister, parlant alors d’une « narrativité exacerbée »[5]. La caractéristique essentielle de ces images ne relève donc pas tant des motivations de chacun, ni même de leur rapport à une certaine véridicité dans le propos, mais davantage de leur capacité à se tenir d’elle-même, de façon extrêmement explicite et volubile. Ces images sont en quelques sortes « parlantes », en ce qu’elles infèrent quasiment dans l’immédiateté de leur vision, de leur réception,  un sens très concis, mais surtout, qui remet en question une certaine habitude dans l’ordre du Voir. En effet, jouant avec l’humour, le catastrophisme, ou l’étonnant, ces images relèvent toutes, dans une certaine mesure, de l’extraordinaire. Des images rumorales ne peuvent se contenter d’être des images renvoyant à une certaine monotonie quotidienne, elles sont toujours ce qui fait réagir, et c’est sans doute là que réside l’aspect rumoral : puisqu’elles font réagir, elles poussent celui qui les perçoit à la montrer à d’autres. C’est parce que l’image détonne, qu’elle est invitée à se propager. Bien plus, c’est parce que sa narrativité est exacerbée que l’on peut penser qu’elles visent à accaparer l’attention du récepteur en un minimum de temps.
– Interroge la réalité

Ajoutons que dans  cette idée d’image extraordinaire, l’image rumorale interroge un certain rapport à la réalité. Puisqu’elle magnifie la perception du monde, puisqu’elle donne ce qu’on a peu l’habitude de voir, elle tend aussi à induire en erreur, ou du moins, elle interroge sur la réalité de ce qui est perçu. L’extraordinaire signifie aussi être dans un au-delà de la réalité.  Le vraisemblable passe pour une duperie là où une duperie passe pour une vraie chose, et nous entrons au cœur de la notion de rumeur, là où bien souvent elle implique une déformation de la réalité, un bruit qui court.
– Se propage par l’action de celui qui la perçoit

Faisant l’économie d’un certain temps de lecture et jouant avec l’immédiateté de leur réception, ces images ne manquent pas de tracer le parallèle avec des images publicitaires, à la différence près que désormais, le récepteur devient celui qui, en quelque sorte, porte le message publicitaire en le relayant. Autrement dit, outre le fait que l’image en dit beaucoup malgré toute son immédiateté, le principal moteur lui permettant d’être rumorale, repose sur le récepteur. C’est celui qui la regarde, qui est invité à la diffuser. Cette capacité qu’a l’image rumorale à provoquer l’envie d’être partagée est naturellement bien perçue par les publicitaires, bien qu’en l’occurrence il s’agisse davantage de vidéo ou d’effets d’annonce. L’image rumorale cependant semble profiter de la même efficacité sémantique, interrogeant par ailleurs sa mise à l’écart à l’égard du monde de l’art, dès lors que ce type d’image soulève bien souvent des critiques à l’encontre d’une approche jugée commerciale et consumériste.
– Il n’y a généralement pas d’auteurs

Ce qui ne manque pas de souligner que l’auteur de l’image rumorale est généralement difficile à déterminer. L’image rumorale est une image dont on ne connaît ni le début, ni la fin, et en cela, on peut dire que c’est une image qui se saisit généralement « par le milieu », puisque celui qui la perçoit n’en est que le vecteur de diffusion. On peut penser que c’est précisément cette absence d’identification qui confère à l’image rumorale une importance que l’on qualifiera de sociologique, en ce qu’elle symbolise une image qui serait portée par une sorte d’imaginaire collectif. L’image rumorale relève de l’anonymat, mais plus que cela, il s’agit d’un anonymat au même titre que l’on songe à un « collectif ». C’est aussi un aspect dont il faut tenir compte lorsque l’on considère des images publicitaires. En effet, dans ces dernières, bien que l’on n’identifie pas l’auteur précis de ces images (le graphiste, le directeur artistique), en revanche elles supposent toujours – et c’est sa fonction – que l’on puisse y reconnaître l’organisme ou la compagnie qui la diffuse. Ainsi donc, si l’image rumorale partage avec l’image publicitaire son efficacité sémantique, l’absence d’identification (et de motivation claire), fait d’elle ce que nous pourrions nommer une image « sociologique », dans l’idée qu’elle appartient davantage, semble-t-il, à une culture, ou à un collectif donné.

Dans le paysage quotidien, on trouve différents types d’image qui semblent parfois proches de l’image rumorale, mais qui n’en relève pourtant pas. Il reste important de bien saisir ce qui les distingue, car c’est précisément à partir de là que l’on se rend compte que la particularité de l’image rumorale est une certaine relation avec le contemporain.
– Les images véhiculées par les réseaux sociaux, tels que Facebook ou MySpace ne sont pas des images rumorales, bien qu’elles transitent par les réseaux électroniques. En tout cas lorsque l’on considère des photographies de « personnes », les motivations sont plus ou moins prononcées. Mais surtout, ce type d’image permet toujours de revenir à la source, et est en définitive peu encline à se propager de façon virale, tant elle semble se cantonner à un cercle limité de relations. La principale différence à l’égard des images rumorales consiste donc en une supposée identification des auteurs (une photographie de  « personnes », dans un contexte de l’individualisme postmoderne).
– Les images de presse, d’information, ou publicitaires, telles qu’on les retrouve dans les journaux à tirage papier, ne sont pas non plus des images rumorales. Ici aussi, le principe même de la déontologie journalistique suppose que l’on retrouve toujours ses sources, contrairement à l’image rumorale. Ajoutons à cela que l’image est diffusée de façon canalisée, non pas de façon imprévue, portée par les récepteurs.

La question artistique : une image sociologique
Toutes les images évidemment ne sont pas de l’art. Il reste que celles supposées relever d’un parti pris artistique posent problème lorsque l’on considère leur possibilité de réalisation dans le cadre de la rumeur. En effet, en considérant les images à propos de pratiques artistiques dont la vocation n’est pas explicitement d’être « rumorales », force est de constater qu’elles sont rarement partagées et diffusées de façon virale. Ce n’est pas la photographie du travail de tel artiste qui pousse l’internaute à la transmettre à ses amis. De même, l’art numérique dans lequel des images électroniques sont générées en vue de percevoir une certaine esthétique « digitale », ne relève pas de l’image rumorale, tant il semble que l’image soit le fruit d’une production qui ostensiblement entend se prononcer sur le champ de l’imagerie « esthétique », et dans une certaine mesure, de souligner l’importance créative de son auteur.

Sans minimiser l’impact du réseau et des pratiques de l’échange d’image, ce type d’images est restreint par le public auquel elle s’adresse, puisqu’il semble moins universel que le projet d’un collectif, à l’échelle d’une culture ou d’une communauté. Pour être rumorale, l’image d’art doit s’ouvrir au collectif, et donc être quelque peu « sociologique ». Quand bien même l’image serait « excessivement narrative », l’image d’ « art » semble rester confinée à un réseau de spécialistes, si elle n’incite pas spontanément l’internaute à la diffuser, quitte à perdre la trace de son auteur.
Pourtant, si l’image rumorale relevait de l’art, les enjeux seraient conséquents, eu égard à l’idée que l’on se fait des pratiques surdéterminant le rôle et la place de l’auteur. C’est aussi interroger la frontière entre art et non-art, dans la mesure où d’une part, elle est sujette au travers des réseaux, à être portée au cœur des espaces les plus démocratiques et les plus hétérogènes qui soient, multipliant les publics, les tranches d’âges, et se confrontant d’emblée au regard de celui qui n’entend rien à l’art. Art et non-art car, d’autre part, la « pratique » de l’image excessivement narrative suppose une proximité sémantique à l’égard d’autres images que l’on rencontre dans le champ de la communication par exemple. Dans tous les cas, il s’agirait de confronter l’art tel qu’il est conventionnellement reconnu, à une pratique déplaçant ce que l’art dit moderne a pu ériger par ailleurs. S’opposant de plus à un art « élitiste » au profit d’un art qui pourrait être « populaire » (non pas au sens d’une décrédibilisation en terme de qualité, mais plutôt dans l’idée où chacun se l’approprie), cette image rumorale (impossible) est une image qui s’offre à tous, qui étonne suffisamment pour que celui qui ne connaît rien à l’art soit tout de même invité à la partager. C’est une image qui en quelque sorte reflète les attentes et les aspirations de ses intervenants, elle serait donc une image du collectif, tout comme elle serait une image collective.

Or le collectif n’est pas nécessairement ce qui fait obstacle à l’art, c’est plutôt, encore une fois, cette idée de l’image. En exemple, on peut tracer le lien à l’égard d’autres pratiques comme avec l’Art sociologique, ou Esthétique de la communication énoncée par Fred Forest en 1983, ce qui permettra de nous rendre compte que l’image collective n’a jamais été envisagée dans ces approches. Bien davantage, il semble même qu’elle soit en quelque sorte honnie, dans la mesure où elle suppose que l’on s’attache à des particularités esthétiques. Ce qui s’explique dans l’optique de Forest par l’association (un peu surfaite et caricaturale) de l’image dans sa propension à ne véhiculer que des idéaux de beauté ou d’expériences dites « esthétiques ». N’insistant pas sur la valeur iconographique de l’art « collectif », Forest préfère reporter son appréciation sur ce qui fait l’œuvre, et ce que peut l’œuvre. Ainsi, si l’image rumorale n’est pas de l’art, c’est parce que le « medium est le message » : ce n’est pas l’image qui compte, c’est le geste, le transfert, sa diffusion et les modalités médiatiques qu’elle présuppose. L’aspect collectif d’une telle image ne peut qu’évoquer les usages de l’art sociologique, qui justement, entendait à travers des pratiques participatives, ouvertes à la diversité des publics et des approches, produire des œuvres affranchies de la surdétermination de leurs auteurs. On pourrait aller jusqu’à dire qu’il existe un art rumoral, lorsqu’il s’agit de diffuser, de faire participer un collectif et donc, de faire disparaître l’auteur de l’œuvre qui se déploie quasiment de façon autonome, à la manière d’un organisme ou d’un virus dans le corps social, au travers des réseaux électroniques. Songeons en exemple au principe du « jeu du téléphone »[6], tel que Fred Forest par exemple a pu l’élaguer depuis les années 70. Mais le cas d’une image qui serait investie des mêmes critères semble impossible à réaliser, à moins de modifier la compréhension que l’on se fait de l’art, notamment en le saisissant dans son ouverture. Mais n’est-ce pas également supposer que tout est de l’art, et que n’importe qui peut se réclamer le titre d’artiste ?

Première conclusion. L’image rumorale est une image du contemporain
C’est pourquoi l’image rumorale est un défi posé à la question de l’art. En effet : est-ce encore de l’art si il n’y a pas d’artiste, et si l’image est produite de façon « arbitraire », sans qu’à aucun instant n’intervienne chez l’auteur anonyme, le projet de réaliser une œuvre artistique ? Une image serait-elle encore rumorale, si elle est originellement initiée par un artiste, et proposée dans une optique bien précise ? Dans le meilleur des cas, on peut imaginer qu’un artiste s’attache à créer ce type d’image dont l’objet serait d’être véhiculée d’internaute en internaute, prenant alors le risque d’oublier son auteur, et surtout, prenant le risque d’être prise pour ce qu’elle n’est pas, à savoir, non plus comme une image d’art, mais une image dont on ignore les motivations et qui s’échangent parce qu’elle étonne. On pourrait même pousser le raisonnement un peu plus loin, en nous imaginant qu’il y a peut-être des images que l’on a pu échanger, dont on a pu s’étonner, et puisque l’on ne sait jamais réellement quelles furent les motivations premières de celui qui les a engendré, peut-être des images « artistiques » sont-elles passées sans que jamais nous ne le sachions. L’image rumorale serait alors une image dissolue : qu’elle puisse un jour avoir relevé d’un projet artistique concret, nul ne peut le savoir. A moins de supposer que l’art est partout, que l’art s’aventure désormais sur le terrain du social, de l’anthropologique, et des imaginaires latents, l’image rumorale n’a que peu à voir avec ce qu’on entend traditionnellement par art. Pourtant c’est vers cette tension entre art et non-art que nous voudrions continuer à nous orienter. Et si en effet, la contemporanéité de l’art, son devenir, était justement de bifurquer vers ce non-art ? Comme si l’image rumorale ne pouvait s’accommoder par définition d’un principe artistique. Il faut admettre qu’il est difficile de trouver une image artistique rumorale, car il faudrait songer à une image capable de s’adresser de façon réactive à tous (elle donne envie d’être partagée), sans distinction de public ; ce qui aurait pour conséquence d’introduire l’art du côté du non-art. Ou encore, autre hypothèse, c’est la notion d’image qui est à revoir dans les pratiques artistiques.

L’image rumorale ne signifie-t-elle pas qu’il faille pouvoir penser une autre façon de concevoir ce qu’est une image artistique, notamment en la confrontant à ce qui pourrait être une non-image ? L’hypothèse est donc celle-ci : ce n’est pas tant les images qui nous interrogent, ce n’est pas tant ce qui est visible dans ces images qui infèrent un discours sur le plan artistique. C’est plutôt le rapport au contemporain. C’est du reste ce qu’implique l’idée de Medium is Message, dans la mesure où insister sur une extériorité du message est lui conférer une consistance contextuelle. Il s’agit de comprendre la relation technique que le message entretient avec son époque, et plus particulièrement, dans l’idée que cette époque est précisément celle qui se place sous l’égide d’une exacerbation de la communication et de la logique de l’échange. Le contemporain désigne ici l’époque historique telle qu’il est déterminé par des velléités qui lui appartiennent en propre, à savoir l’aspect culturel, social, économique, idéologique, mais aussi et surtout, technique. Et ce contemporain  est le contemporain d’Internet. Une image rumorale se doit d’interroger sa relation avec ce contemporain, et on se rend compte alors qu’aucune autre image n’exerce avec autant d’accordance ce rapport à son époque, tant elle semble en investir tous les codes. L’image rumorale est une image contemporaine car elle incarne tout ce que « peut » le contemporain. Et donc, que peut le contemporain, lorsqu’on l’envisage sous l’angle de la technique et du numérique ? On peut faire émarger quelques aspects qui reviennent assez fréquemment.
– L’esprit du Web 2.0 désigne les réseaux tels qu’il évolue de façon imprévisible, à partir des pratiques sociales, collective, donc, indépendantes et non concertées, donnant toutefois lieu à des « émergences » ou des concrétions. C’est par une logique de l’interaction simultanée que le Web devient « social ». Et c’est aussi cet esprit de la socialité qui autorise l’image rumorale de se répandre. Cela signifie par exemple que l’on tienne compte de l’aspect participatif, de l’ancrage dans les pratiques, dans la praxis. Il s’agit aussi d’insister sur l’interactionnisme, sur le rapport au collectif, sur la nécessité d’en passer par des technologies de la communication. Il est vrai qu’il y a eu de tout temps des images rumorales, mais telles qu’elles sont formulées ici, aujourd’hui, ce qui change est l’aspect électronique et la facilité de leur diffusion.
– Le numérisme, qui signifie la capacité qu’offre la technique contemporaine de démocratiser le feedback et la retouche d’un côté, notamment la retouche textuelle ou la retouche des programmes propres aux images. Le numérisme, ce que « peut » le contemporain technique, autorise également une accointance avec une certaine perfection numérique, dans l’ordre du calcul, au travers de gestes automatisées et guidées par l’ordinateur. Et ceci de façon universelle, facilitée, justement telle que le permet le Web 2.0 (les internautes n’ont pas besoin de connaissances techniques dans le Web 2.0, tout y est déjà conditionné). C’est aussi ce qui permet à de plus en plus d’utilisateurs d’investir le champ des images sans pour autant nécessiter un savoir-faire des plus aboutis. A peu de chose près, l’image rumorale dans ce contexte, peut être l’œuvre de quasiment n’importe quel internaute.
– La conscience de l’immédiateté. Le contemporain dont nombre d’auteurs soulignent l’accélération et la vivacité des mutations, supposent aussi que tout se passe dans le temps du provisoire, de la vitesse et de l’immédiat, qu’il s’agisse de penser en terme de résultat, ou des rapports de flux, ce que peut le contemporain est d’investir ce contexte profusionnel. L’image rumorale a de toute évidence à voir avec l’immédiateté, comme nous l’avons vu avec l’immédiateté de la lecture de l’image, tout comme elle est vouée à s’échanger quasiment au moment même ou l’internaute la perçoit. Ce que ne trahit pas par exemple l’idée d’interconnexion technique, où chaque appareil dispose progressivement d’une connexion à Internet lui permettant d’interagir en temps réel, et de diffuser dans cette immédiateté ces images.

Seconde conclusion. Le contemporain se construit
Ces trois critères non exhaustifs, permettent néanmoins d’envisager de façon sans doute quelque peu caricaturale le rapport de l’image à l’égard de notre époque, il semble ainsi que l’image rumorale est précisément ce qui correspond le mieux à cette contemporanéité. Surtout, comprenons que l’image rumorale n’est pas ce qui se conforme à son époque, elle en est à la fois à l’origine, tout comme elle en est issue. Ce double rapport à l’égard du contemporain, cette circularité entre ce qui est à la fois l’origine et l’achèvement, formule ce qu’on décrit généralement par constructivisme.  Ce qui est construit, c’est le contemporain, tout comme le contemporain construit les réalités dans lesquelles les hommes se meuvent. Le constructivisme, point le plus important, est l’idée selon laquelle ces interactions, qui confrontent différentes réalités entre elles, finissent par infléchir le champ de la réalité. Ce sont les hommes qui dans leurs interactions construisent une certaine perception du monde, et les images rumorales sont également des perceptions du monde, bien qu’elles interrogent le rapport à la réalité de ce qui est perçu. C’est ce qui nous permet de formuler l’idée d’une construction de la réalité, par l’image, ce qui soulève pour nous 3 remarques.
– Premièrement, et en règle générale, lorsque l’on aborde un « constructivisme », ce qui se traduit tout autant par interactionnisme, on se place davantage sur le plan sociologique, mais surtout, on considère que le maître mot des mécanismes opérants dans la compréhension d’une société, est celui de sujet, puisque tout se fait du point de vue des individus. Rappelons donc de ce fait, qu’un constructivisme signifie que dans une configuration sociale, les représentations collectives, les imaginaires sociaux, la constitution des idées, ne sont pas érigés de toute pièce par une instance transversale, reculée et prédominante. Il s’agit davantage de considérer que ce qui forge tout ceci, est le fait des individus, saisis dans leurs interactions mutuelles et complexes. Cela signifie aussi que ce ne sont pas nécessairement les individus qui en quelque sorte, « subissent » la société, ou l’ingèrent passivement, mais au contraire, qu’ils en sont à l’origine. Pour le dire autrement, ce sont les hommes qui construisent la réalité du monde, et non l’inverse. Ainsi, concernant l’image rumorale, tout le propos sera d’envisager une lecture esthétique du paradigme constructiviste.
– Deuxièmement, que faut-il entendre par cette notion de réalité ? Nous venons d’évoquer tout ce qui résulte des imaginaires sociaux, des représentations sociales et collectives, mais aussi de la constitution des savoirs, des idées, des théories, des doctrines, ou des idéologies. Or, bien que tout ceci semble évoquer le monde abstrait et diffus des idées, il faut croire qu’au contraire, la réalité est quelque chose de tout à fait matérielle, de tout à fait tangible. Bien que la notion de réalité puisse s’énoncer de façon variée selon les approches, ne nous attardons pas sur des considérations philosophiques, mais considérons avec Peter Berger et Thomas Luckmann, les auteurs de La construction sociale de la réalité, la réalité en ce qu’elle désigne la réalité de la vie quotidienne[7], celle qui « se présente elle-même comme une réalité interprétée par les hommes et possédant pour ces derniers un sens de manière subjective, en tant que monde cohérent »[8].
– C’est ce qui permet d’en venir à notre troisième remarque. En effet, considérant la nature quotidienne et matérielle de la réalité que l’on considère, il devient intéressant de penser le rôle de l’immatériel dans cette construction. Si la réalité est si tangible que cela, comment se fait-il que l’on envisage sa construction à l’aune de tout un ensemble d’éléments aussi impalpables et flottants que des idées, des théories, des idéologies ? De plus, de quelle côté situer les images, d’autant plus que désormais le paradigme constructionniste est désormais imparti à un monde dans lequel règne le virtuel et les échanges désincarnés ? En réalité, il s’agit de ne pas omettre dans le procès de construction de la réalité quotidienne, la dimension interactionniste, au sens où en permanence règne deux composantes, en interaction, d’où la nécessité de penser le rôle du processus de diffusion, d’émission, et de réception dans le corps social.

Terminons par cette formule, « une construction esthétique de la réalité ». Nous avons vu que l’image rumorale éprouvait des difficultés lorsqu’il s’agissait de la considérer dans une perspective artistique. Peut-être que des artistes se sont saisi de cet objet, mais le principe même de l’image rumorale réfute l’identification de l’artiste, ce qui aurait pour conséquence de faire perdre la valeur « art » de l’image rumorale qui, dès cet instant, devient une image comme toutes les autres images, du point de vue iconographique. L’hypothèse qu’il faut donc porter est celle d’une construction esthétique de la réalité quotidienne, contemporaine, au sens où ce qui contribue à formuler une compréhension du monde se fait tout de même par des images. La rumeur jouait déjà ce rôle de construction de la réalité. On peut songer par exemple qu’un groupe d’individus déclare qu’une hausse du prix du pétrole est éminente, pour que le lendemain un bataillon d’automobilistes se rue sur les stations-service, provoquant justement la hausse du prix du pétrole[9]. L’image rumorale aurait cette même capacité, il suffirait que de telles images infléchissent la manière de voir le monde, pour que le monde soit à son tour infléchit. Et si nous devons insister sur ce terme d’esthétique, ce n’est non tant pour indiquer que le monde s’embellit, qu’il devient plaisant à voir, mais qu’il est perçu dans ses idéologies, dans ses compréhensions et ses affects, aussi et surtout par le biais d’images. Ce que l’on retient, c’est l’idée de compréhension et de genèse du monde par la perception. Une construction esthétique de la réalité suppose donc le règne du Voir. Ainsi, la seule alternative pour penser le rapport à l’art à partir de ces images, est d’infléchir le sens de ce que nous pouvons entendre par esthétique. Serait esthétique non pas ce qui est beau, mais ce qui tisse une interaction à l’aune d’une certaine perception. L’ordre contemporain suppose qu’il y ait esthétique, lorsqu’une connexion est établie de façon à laisser agir nos sens, nous poussant à notre tour à agir, ce que permettent des images extrêmement narratives.

[1] Pascal Froissart, Les images rumorales. Une nouvelle imagerie populaire sur Internet, www.lcp.cnrs.fr/pdf/froi-02b.pdf.
[2] http://urbanlegends.about.com/library/bl_obama_phone.htm
[3] Pascal Froissart, La rumeur. Histoire et fantasmes, Paris, Belin, pp. 23-24.
[4] http://urbanlegends.about.com/library/bl_photos_gol_737_crash.htm
[5] Pascal Froissart, Les images rumorales. Une nouvelle imagerie populaire sur Internet, op. cit.
[6] Scientifiquement nommé « Expérience de Stern », cf. Froissart, op. cit., p. 66.
[7] Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, p. 72.
[8] Ibid., p. 70. Nous soulignons.
[9] Exemple de Paul Watzlawick, l’invention de la réalité, Paris, Le Seuil, 1996.

texte de la communication de la journée d’étude « L’image à la puissance image », Rennes, janvier 2010. 

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Le centre et la périphérie. Une approche esthétique ?


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Il serait illusoire de penser aborder la question du centre et de la périphérie de façon exhaustive, comme si ce thème constituait en soi un sujet d’étude aux contours déjà délimités. Une approche esthétique serait rendue tout aussi difficile pourvu que l’on ait conscience de la diversité avec laquelle ces notions peuvent se lire. S’agit-il par exemple de comprendre les relations hiérarchiques qui peuvent subsister entre art et « non-art », des rapports entretenus par la diversité des médias dont dispose l’art dans le cadre contemporain, ou encore de l’émergence d’une représentation évoquant le centre et la périphérie ? La multiplication des niveaux de lecture nous oblige à faire un choix plus spécifique. Ayant pour point de départ la constatation selon laquelle les notions de centre et de périphérie impliquent un rapport de force, voire une relation de domination imposée par une instance « supérieure » – une idée de l’ordre et de la hiérarchie en somme – il semble assez évident que ces notions se lisent selon une multitude de pratiques possibles, comme en témoigneraient les domaines de la sociologie, de l’économie, de la géographie, des sciences, de l’urbanisme, de l’architecture, ou de la philosophie. Sans doute cette richesse exprime-t-elle l’actualité et la nécessité de saisir conceptuellement ces notions. Dans cette optique, quelle place donner à l’art si tant est que la question du centre et de la périphérie interpelle un rapport à l’ordre et à la hiérarchie ?

En choisissant d’orienter notre recherche autour de la possibilité d’une représentation des notions de hiérarchie ou d’organisation picturale, nous nous donnons pour projet de montrer que loin d’être un rapprochement circonstanciel, l’art et les notions de centre et de périphérie entretiennent une liaison fort singulière, mais surtout, porteuse de sens dans le contexte contemporain. En effet, si une peinture s’adonne à une représentation plus ou moins littérale du centre et de la périphérie, que peut-on en dire de plus ? Peut-on dépasser le simple cadre de la représentation plastique – c’est-à-dire aller au-delà du fait de reproduire ou d’illustrer – pour porter le problème de la hiérarchie en art, vers des interrogations beaucoup moins conventionnelles ayant trait par exemple à l’ordre, à l’organisation sociale et à la discipline ? En somme, est-ce que peindre le centre et la périphérie serait se porter garant d’une réflexion en résonance avec des motifs sociaux, voire contemporains ?

L’ampleur apparente de ces deux expressions se confirme lorsqu’on envisage la diversité avec laquelle on peut les contextualiser. En procédant de façon très littérale, le centre et la périphérie évoqueraient les rapports de forces que l’art peut mettre en jeu dans son propre milieu. Autrement dit, une approche de l’art d’obédience sociologique, anthropologique, philosophique, et peut-être même politique, serait tout à fait envisageable lorsque l’on interroge différents dualismes récurrents en art. Ainsi, l’art officiel face à l’art privé, l’art des pays occidentalisés face à l’art des pays en voie de développement, l’art contemporain face à l’art de masse. On peut voir à ce propos que tous ces couples s’articulent autour d’une autre conception, celle de la norme. Il y aurait alors un véritable art, correspondant aux critères qu’instaurent les différents acteurs du monde de l’art, comme l’énonce Arthur Danto. Le statut de cet Art bénéficiant de toutes les attentions théoriques et souvent pécuniaires, est d’autant plus paradoxal si on le qualifie en termes de correspondance à une norme, en songeant par exemple que de tous temps, l’art a justement été ce qui progressivement s’affranchissait des normes institutionnelles. C’est ce qu’évoque le principe de l’avant-gardisme par exemple. Il y aurait alors un art reconnu comme tel, et en périphérie de celui-ci un art qu’il faut oublier, un art dont on ne saisit pas très bien le statut, et dont on hésite même à qualifier d’art. Problème de la qualification de ces « artefacts » ou « objets non-fonctionnels », qui n’est sans doute pas nouvelle, il faut se rappeler qu’au Moyen-âge, on ne distinguait toujours pas l’artiste de l’artisan. On peut d’ailleurs ajouter sur un autre plan, que le rôle historique du statut de l’artiste face à sa production plastique, ne se conformait non plus à une sorte de norme, mais faisait plutôt face à une idéologie dictée par le contexte religieux plaçant Dieu au centre de l’univers, et seul susceptible de s’adonner à l’acte créateur. Le repositionnement progressif de l’homme au sein de la configuration cosmologique – eu égard à l’avènement de l’Humanisme par exemple, tel qu’il apparaît à partir de la renaissance – sa reconsidération en tant qu’organe central de l’univers ainsi qu’une remise en question de ses limites intellectuelles, s’accompagne d’une revalorisation des modalités propres à la création plastique. Ce qui se traduit sur le plan des arts par l’émancipation de l’artiste créateur, au profond élargissement de sa subjectivité, ainsi qu’au mythe du génie artistique. A ce stade, la présence d’une notion de hiérarchie se confond quelque peu avec l’accoutumance relative à une sorte de norme, et ne fait qu’aborder l’art dans sa dimension la plus universelle. Ces considérations préliminaires nous montrent que l’art, dans son fonctionnement et par son contexte, a profondément à voir avec une idée de l’ordre et de sa place au monde. On parlerait de hiérarchie dans l’art pour indiquer qu’il existe un art dominant, juste et acceptable comme tel, mais on pourrait également souligner qu’au sein même des différents médias plastiques, comme lorsqu’il est question d’aborder le statut de la littérature, de la poésie, du cinéma, et plus récemment de la photographie, ce statut d’art ne s’est pas toujours acquis de façon spontanée. On remarquera d’ailleurs, que la question de la hiérarchie interroge toujours en fonction d’une volonté de définir ce que précisément est l’art.

Cependant, afin de voir si une « esthétique du centre et de la périphérie » se justifie, il faut désormais envisager des œuvres qui laissent apparent une représentation de ce couple de notion. Plutôt que de nous attarder sur le contexte environnant, sur la notion d’art en général, tentons de discerner au sein même des œuvres ce qui renvoie à une imagerie du centre et de la périphérie, et d’en tirer les conséquences. Peut-on effectivement représenter la hiérarchie ? De façon intuitive, on devine qu’en insistant sur les compositions que nous offrent les images de l’art, une certaine idée de l’organisation spatiale se dessine, et surtout, qu’elle a subi au cours de l’histoire des évolutions notables. Il semble possible de distinguer quelques moment-clés caractéristiques, que nous pouvons chronologiquement regrouper en trois étapes charnières, bien que rien ne dise qu’en approfondissant davantage le sujet, nous ne pourrions y déceler des ramifications subalternes.

Par ce biais, une première étape de « l’histoire de la distribution picturale » serait franchie aux alentours du XVIe siècle avec les peintures de Bruegel et de Bosch, comme le relève la philosophe Christine Buci-Glucksmann[1]. En décrivant des paysages urbains par l’utilisation d’un point de vue reculée, à la manière d’un satellite ou d’un oiseau en plein vol, Bruegel permet à l’image peinte de s’extraire d’un système de représentation où primait jusqu’alors l’œil du peintre saisit comme une « fenêtre sur le réel », selon les termes de Vasari. La distribution des éléments que composent la peinture est alors radicalement modifiée, non plus une histoire, une situation, un événement, mais avant tout un panorama descriptif d’une multitude d’histoires, de situations et d’événements. Le recul de l’œil de l’artiste – et donc de l’œil du spectateur – a pour conséquence de reconfigurer la position de chaque élément, de chaque détail, de façon contingente, et non plus structuré afin de guider le regard du spectateur comme dans une peinture figurative conventionnelle. La surface peuplée de la peinture pourrait donner lieu à des considérations d’ordre sans doute socioculturelle, si tant est que la peinture offre une vision de l’organisation sociale des individus dans un espace donné, à la manière d’un entomologiste, ou comme peut le faire de manière plus contemporaine en employant le médium photographique, Andreas Gursky[2]. Nous nous retiendrons de tirer des conclusions hâtives à propos d’une peinture dont une lecture « sociale » serait difficilement envisageable, puisqu’elle mettrait en jeu des notions n’apparaissant pas encore à l’époque.

Etant face à une représentation vue de dessus, on finit inévitablement par voir beaucoup plus d’élément, ce qui pose la question de savoir ce qu’il faut regarder précisément. La multiplication des détails égare l’œil du spectateur, mieux, elle lui donne le choix. Ce regard reculé a alors pour conséquence de proposer une diversité, de ne plus insister sur une instance particulière dans l’image, en somme, de dé-hiérarchiser chacun des éléments constitutifs de la composition, à la manière d’une carte géographique. En empruntant à la géographie la dialectique de la cartographie, le peintre est alors en mesure de présenter une vision du monde qui se veut ouverte et neutre : non plus narrer une situation particulière, non plus assurer la légitimité d’un point idéalisé comme peuvent le faire la peinture religieuse, mais au contraire ouvrir le champ des possibles à la manière d’un atlas, afin de contribuer à la polyvocité des lectures. La peinture de Bruegel ne raconte pas d’histoire, elle décrit et réorganise la perception du monde. Rapporté à une carte géographique, ce dispositif donne une vision des choses qui n’appartient pas au commun des mortels : là où le souverain a besoin d’une carte pour saisir l’étendue de son royaume, là où l’état nécessite une carte pour résumer le territoire où sont respectées ses lois, il faut ajouter qu’un tel point de perception se rapproche de celui du divin. D’où la lecture désormais emprise d’une consonance politique, lorsqu’on se place dans le contexte du suzerain, comme le rappelle Buci-Glucskmann[3]. Nous remarquerons alors que la carte géographique, objet artistique en puissance, n’acquière ce statut esthétique qu’au cours du XXe siècle, où les nombreuses occurrences d’artistes l’exploitant, de Jasper Johns aux conceptuels, de Robert Smithson aux contemporains finissent presque par la banaliser. Si on peut raisonnablement croire de façon anticipée que ces derniers ont pu soulever des problématiques s’articulant autour de la société et de la structure du monde, il faut redonner à Bruegel le mérite d’avoir su proposer une nouvelle modalité de l’organisation picturale. Non pas que les cartes n’existaient pas avant lui, mais qu’une vision de la peinture souvent en vigueur à l’époque, puisse s’y associer en vue de s’affranchir du point de vue singulier et anecdotique, ce qui constitue à ce moment précis une innovation. Peut-être est-ce là que naît un pendant à une « esthétique du centre et de la périphérie ».

Une seconde étape charnière est initiée par l’émergence historique de l’abstraction au début du siècle dernier. En particulier lorsque des artistes comme Kasimir Malevitch, Vassili Kandinsky ou Piet Mondrian imposent une rupture radicale avec la nature, afin d’insister sur les velléités de l’espace de la peinture. Selon les artistes de « l’abstraction géométrique » la répartition structurée et préalable, de lignes, de points, de figures géométriques, justifie alors ce désir qu’ont les artistes de s’émanciper d’un principe de représentation ou de mimétisme. Ils privilégient alors la neutralité et l’objectivité de figures géométriques, comme c’est le cas avec l’Art Concret qui voit le jour en 1930. Les artistes « concrets » prônent un art de la rigueur qui témoigne d’un désir de compréhension et de maîtrise de l’abstraction, ne laissant plus de place à la contingence de la forme qui est alors contrôlée. Van Doesbourg, l’un de ses fondateurs, avait le souci de rendre objectif les moyens de la peinture en insistant sur l’aspect créatif de l’esprit comme manne essentielle à la réalisation picturale. Dès 1924, Van Doesbourg utilise des trames régulières comme des grilles ou quadrillage, ce qui lui permettra de positionner de manière euclidienne chacune des pièces compositionnelles. Les éléments modulaires définis par le quadrillage lui permettent de calculer les proportions, les positionnements ainsi que les dimensions, et ceci de manière justifiée. C’est le cas de Contre-Composition IV, peinte en 1924. L’utilisation de la grille est alors une caractéristique propre à Van Doesbourg, comme le montrent les « contre-compositions » des années vingt, ou plus explicitement Composition arithmétique de 1929-1930. Mais interrogeons-nous sur ce qu’implique plastiquement l’utilisation de la grille géométrique. A travers elle, nous pourrions a priori dire sans trop nous tromper qu’il n’y a absolument pas de centre qui vaille, puisque chaque « carré » jouit du même statut qu’un autre. Ce serait alors une sorte de configuration de la dé-hiérarchisation par excellence : rien ne prime sur rien, ni centre, ni périphérie. Idée renforcée lorsqu’on songe qu’en prolongeant les lignes à l’infini, l’apparence globale ne s’en trouvera que peu modifiée, comme si la grille faisait partie d’un ensemble beaucoup plus vaste et malgré tout identique. Pourtant, une loi extérieure à la consistance propre de la grille semble se dicter : on comprend en effet que pour que la grille ait une telle configuration, elle doit se soumettre à certains principes géométrico-mathématiques, qu’imposeraient par exemple la nécessité de respecter l’orthogonalité et la droiture des lignes. Autrement dit, la grille qui d’apparence semble accorder un statut équitable et démocratique au motif qu’elle compose, ne fait en définitive que se soumettre à une loi autre. Il nous faut donc en conclure que là où nous n’y voyons que diversité et égalité des chances, nous devons au contraire y percevoir soumission et subordination. La grille incarne l’ordre et la hiérarchie, et ce, de façon picturale.

L’exemple de Piet Mondrian est assez probant lorsqu’il est question d’aborder la grille comme une première métaphore de la structure urbaine. Comme on peut le constater sur New York 1941, Boogie Woogie, la composition de cette célèbre peinture pourrait se décrire comme un vaste entrelacs de lignes colorées. Ce qui signifie que seul le titre de l’œuvre nous permet de nous référer à une esthétique de la grille urbaine telle que peut l’évoquer la ville de New York, où les rues se croisent à angle droit. Ce n’est pas de façon anodine si dorénavant il est possible d’associer une imagerie géométrique, à un phénomène architectural reflétant assez bien le découpage ordonné de notre quotidien. La notion de grille renvoie explicitement à l’organisation urbaine telle qu’on la conçoit dans les sociétés occidentales. Mieux, elle renvoie aux différentes espaces sociaux, dessinés et structurés de façon à pouvoir contenir une population, à la discipliner comme l’illustre le principe du Panopticon relaté par Michel Foucault[4]. C’est justement par un tel rapprochement entre espace réel dans lequel nous nous mouvons, et espace pictural de la peinture qu’un artiste tel que Peter Halley a pu incarner bien plus tard que Mondrian puisqu’il commencera à exposer à partir des années 80, un art géométrique s’exprimant en termes de cellules et caractérisant comme il l’écrit[5], les prisons, les écoles et les hôpitaux. A travers sa peinture géométrique, Halley retrace une généalogie visuelle de l’organisation sociale et du développement industriel d’une culture occidentale qui dans son évolution, a semblé tendre vers une reconfiguration architecturale de chacun de nos espaces de vie sous l’égide de la rationalité et de l’ordre géométrique. Selon Halley, et d’après les travaux de Jean Baudrillard et de Michel Foucault, l’utilisation de la géométrie lui permet de mettre en relief de façon imagée les mécanismes architecturaux visant à canaliser et à contrôler une société donnée. Il s’interroge ainsi sur l’espace urbain en établissant une sociologie de la géométrie où l’utilisation de la grille souligne la progression urbaine et industrielle qui se déploie dans l’architecture de nos habitations.

En définitive, comment perçoit-on concrètement l’exercice de la hiérarchie, au travers de la géométrie ? Peut-on dire que toute représentation géométrique emporte avec elle une idée de la hiérarchisation ? Il semble vraisemblable de voir dans la géométrie l’expression mathématique d’invariants idéaux, et donc par définition, de correspondance à des lois préalables. La prétendue universalité d’une figure comme un cercle ou un carré, se lit en termes platoniciens comme la correspondance à une instance idéale supposée. Ainsi, par ce rapport transcendantal et linéaire à une forme de vérité supérieure, la géométrie se rapporte à une sorte de modèle préexistant. Ce serait alors une image de la hiérarchie qui s’exerce de façon « verticale » dans sa propension à appliquer un ordre « supérieur ». Face à cela, on peut opposer une esthétique où règnerait le chaos apparent tel qu’on peut l’envisager dans une abstraction d’obédience « lyrique », conformément à ce que matérialise Kandinsky, ou plus explicitement des artistes donnant corps à toute gestuelle expressive, à l’image d’un Pollock. C’est ce qu’écrivait Christine Buci-Glucksmann à nouveau, lorsqu’elle distingue un striage incarné par Mondrian, face à un lissage à la Pollock[6]. Le cas de l’artiste américain, et l’esthétique particulière d’une peinture qui n’éprouve ni centre ni périphérie, nous permet d’introduire à la suite de Buci-Glucksmann, des notions d’espace lisse et d’espace strié, empruntés à Gilles Deleuze et Félix Guattari, pour illustrer la dichotomie existante entre ces deux modes de conceptions de la distribution spatiale. Le concept d’espace lisse désigne un espace sans repère, sans bord pour le délimiter, sans dimension et sans variable. A l’inverse, le concept d’espace strié désigne un espace hiérarchisé, organisé, réglementé, conquis par l’ordre et la prédétermination[7], c’est un espace mesurable et quantifiable, évoquant une dimension que la fragmentation unitaire acquiert. Rapporté aux domaines de l’art, la conception de deux espaces distincts permet surtout de saisir deux régimes de distribution du plan, deux façons de le vivre.

La cartographie perceptible chez Bruegel, la ligne multiple et constamment insaisissable chez Pollock, soulignent cette opposition à la verticalité transcendantale, au profit de l’horizontalité immanente et symbolisant en quelques sortes la mise à plat, la mise au même niveau de chacune des occurrences se distribuant sur un tel espace. Les rapports de connexions sont infinis, les coexistences multiples, les parcours ou les « lieux » sont en puissance d’être suivis là où aucune règle préliminaire ne semble orienter l’espace. Nous en appellerons à ce que nous pourrions nommer une esthétique de la mise en réseau. Ce troisième moment dans notre approche qui, s’il ne possède pas véritablement de date historique hormis ce qu’on pourrait approximativement rapprocher de l’avènement de nos sociétés postmodernes à la fin des années 1970, serait une dernière étape arbitraire qui une fois rapportée au domaine de la production plastique d’aujourd’hui, permet de relire à la fois Bruegel et Pollock comme les instigateurs officieux d’une logique hautement contemporaine. Car effectivement, « faire la carte », c’est promouvoir la diversité des échanges, des possibilités de lecture et la souplesse avec laquelle il devient possible de partir puis de revenir. C’est aussi s’affranchir d’un principe de ressemblance, puisque ce qui incombe dans une carte-réseau, c’est l’instauration d’une logique de la connexion. A une époque lisible en termes de vitesses, de mouvements et de flux divers, penser le réseau apparaît souvent comme une échappatoire des plus plausible.

A cet égard, l’artiste contemporain Thomas Hirschhorn, qui n’officie pas dans le domaine de la peinture, mais dans la tridimensionnalité, constitue un cas particulièrement exemplaire. Par des installations souvent tentaculaires et foisonnantes, dans lesquelles sont juxtaposés une multitude de documents d’origine aussi diverses que des photographies de la presse people, des revues politiques ou des ouvrages philosophiques, Hirschhorn parvient à mettre en place un jeu complexe de ramifications, constituant alors une sorte de réseau tridimensionnel saturé d’informations et de mises en relation en tout genre. Comme en témoigne l’œuvre Jumbo Spoons and Big Cake (Chicago, 2000), qui est clairement envisagée comme un réseau de connexions, ce qui constitue certainement un moyen plastique plus adéquat pour dévoiler les ramifications multiples qu’entretiennent entre eux chacun des aspects qui peuplent notre monde. Connecter génère des assemblages, des juxtapositions d’éléments qui en s’additionnant indéfiniment, finissent par reproduire plastiquement une atmosphère d’intense profusion. Cette logique de l’addition finit par absorber toute constatation périphérique dans son intégrité, des opinions, des points de vue, ou une attitude imprévisible du spectateur. En fonctionnant sur le mode de l’accumulation, de la même manière qu’une sorte de trou noir, l’oeuvre parait chaotique. Mais l’exigence qu’implique cette loi de la connectivité cache en réalité une logique interne beaucoup plus probante qu’un chaos ineffable. L’œuvre prise dans son ensemble est privée de hiérarchie, position qui est claire chez l’artiste qui indique honnir toutes ses formes[8]. Hirschhorn indique à cet égard que sa volonté était de construire les choses selon un « esprit en deux dimensions », ce qui l’autorise à voir l’œuvre selon toutes ses orientations, précisément à la manière d’une carte. Le réseau semble répondre à une demande, mais ne peut-on convenir qu’il se constituerait surtout comme la réponse à un programme plus vaste ? Qu’implique en définitive l’apport du réseau ? A quoi répond-t-il ? Nous avons partiellement répondu à ces questions, en insistant sur une composante essentielle du réseau : il met les choses à plat et favorise la diversité, la multiplicité, l’échange, contrairement à un espace de distribution ordonné, pour lequel seul un langage correspondant semble capable de l’appréhender. En somme, le réseau promeut la souplesse et la liberté de déplacement, là ou une grille par exemple, semble illustrer une application stricte à un ordre supérieure. C’est alors sans surprise que l’on soulignera l’aspect profondément engagé d’un artiste tel que Hirschhorn : par une mise en place du réseau, il sera surtout question de répondre à une société codifiante et planifiée, telle qu’elle se présente aujourd’hui dans une logique de consommation de masse et de marche à la mondialisation. En favorisant le mouvement permanent, plutôt que la rigidité d’une signification, le réseau relève d’une sorte d’infiltration dans la réalité et opère ainsi une forme de résistance, de la même façon qu’une guérilla se dissimule dans le paysage local, au milieu du peuple même.

On pourrait dire que l’instauration d’une relation hiérarchisée, par un centre et une périphérie, impose l’assujettissement analytique et ordonné afin de répondre de façon efficace à un problème donné. De ce point de vue, la hiérarchie serait un idéal à viser, mais il omettrait très certainement la diversité et l’incohérence du mythe de la démocratisation excessive d’instances qui inévitablement ne se ressemble pas les unes les autres. Pour comprendre la nécessité de résistance qu’ont pu éprouver les artistes à l’égard de la notion de hiérarchie, il faut partir du principe que chaque unité du monde est indépendante et singulière : on ne peut pas prétendre réduire sous un ordre unique, des choses dont les conditions d’existence diffèrent. En effet, pourquoi vouloir réduire au même point, au même degré de signifiance, une périphérie qui de façon ontologique est fondamentalement marqué par la diversité et la richesse ? Pourquoi vouloir coordonner et amoindrir là où la contingence et la profusion marquent la créativité comme en témoigne le réseau Internet ? La distinction que nous avons pu faire entre un ordre de correspondance mimant une loi générale, face à un principe cartographique permettant de saisir le monde selon ses aspérités propres, nous rappelle que tout ne doit pas être nécessairement totalisé sous l’angle de l’intelligence rationnelle et analytique. Bruegel, Pollock et Hirschhorn s’inscrivent alors comme des artistes étant au plus près – parfois paradoxalement – de ce qui est réellement, comme l’écrit Michel Serres lorsqu’il s’interroge sur la distinction à faire entre raison et existence, et sur lequel nous terminerons : « Pourquoi ne dessinons-nous jamais, en effet, les orbites des planètes, par exemple ? Parce qu’une loi universelle prédit leurs positions ; qu’aurions-nous à faire d’un routier, dans ce cas de mouvements et de situations prévisibles ? Il suffit de les déduire de leur loi. Aucune règle, au contraire, ne prescrit la découpe de ces rives, le relief des paysages, le plan du village de notre naissance, le profil du nez ni l’empreinte du pouce… »[9]

[1] Christine Buci-Glucksmann, L’œil cartographique de l’art, Paris, Galilée, 1996.
[2] Julien Verhaeghe, « Vers une photographie du corps micropolitique, Andreas Gursky », in Photographie et corps politiques, sous la direction de François Soulages, Marc Tamisier et Catherine Couanet, Paris, Klincksieck, 2007.
[3] Christine Buci-Glucksmann, Op. cit., « Si bien que ce regard sans centre ni horizon définit d’emblée un espace abstrait-concret et un va-et-vient permanent entre regard esthétique et emprise politique. Une des généalogies possibles du « regard panoptique » selon Foucault, bien avant son origine classique. Car pour tout voir, de toutes les manières, pour surveiller et contrôler le monde, une carte suffit ». p. 24.
[4] Michel Foucault, Surveiller et Punir, Gallimard, Paris, 1975. « tout un type de société se dessine à travers l’invention du Panopticon de Bentham : notre société n’est pas celle du spectacle mais celle de la surveillance : le Panopticon de Bentham est la figure architecturale de cette composition […]On en connaît les principe : à la périphérie un bâtiment en anneau ; au centre une tour ; celle-ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure de l’anneau ; le bâtiment périphérique est divisé en cellules, dont chacune traverse toute l’épaisseur du bâtiment », p. 233.
[5] Peter Halley, Crise de la géométrie et autres essais 1981-1987, ENSBA, 1992, p.57 à 71.
[6] Christine Buci-Glucksmann, « Une abstraction à l’époque du virtuel », in Ligeia, n° 37-38-39-40, oct. 2001-juin 2002, p. 33.
[7] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1980, « l’espace lisse est directionnel, non pas dimensionnel ou métrique. L’espace lisse est occupé par des évènements ou hécceités, beaucoup plus que par des choses formées et perçues. C’est un espace d’affects, plus que de propriétés, […]. Alors que dans le strié les formes organisent une matière, dans le lisse les matériaux signifient des forces ou leurs servent de symptômes. C’est un espace intensif plutôt qu’extensif, de distance et non pas de mesures », p. 588.
[8] T. Hirschhorn, « Alison M. Gingeras in conversation with Thomas Hirschhorn », in Thomas Hirschhorn, Paris, Phaidon, 2004, « I do hate hierarchy, every hierarchy », p. 22.
[9] Michel Serres, Atlas, Paris, Flammarion, 1996, p. 17.

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Le voyage immobile de Francis Alÿs


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« Il y a non seulement d’étranges voyages en ville, mais des voyages sur place : nous ne pensons pas aux drogués, dont l’expérience est trop ambiguë, mais plutôt aux véritables nomades. C’est à propos de ces nomades qu’on peut dire, comme suggère Toynbee : ils ne bougent pas. Ils sont nomades à force de ne pas bouger, de ne pas migrer, de tenir un espace lisse qu’ils refusent de quitter, et qu’ils ne quittent que pour conquérir et mourir. Voyage sur place, c’est le nom de toutes les intensités »[1].

Dans l’esprit de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, le nomadisme décrit une attitude visant à s’extraire des dispositifs codifiants et normalisants, imposés par le maillage des structures sociales, politiques et historiques. Il s’agit alors de sortir des sentiers balisés au profit d’un parcours fuyant, non pour échapper à la vie, mais au contraire pour produire du réel, « trouver une arme »[2]. Le voyage immobile que décrit donc le nomadisme, vise à travers des « lignes de fuite » à instaurer dans l’optique du devenir, un rapport au monde permettant de penser le nouveau, l’actualité, notre actualité. Or ce qui s’applique à l’échelle de la philosophie s’avère sans doute nous fort utile, une fois rapporté au monde de l’art. En effet, si le voyage immobile suppose une posture créatrice, dans son éloignement à l’égard des prescriptions dictées par le monde, la société, les traditions, ne revient-il pas aux artistes d’être les premiers nomades ?  C’est ce qui rend nécessaire l’étude d’une œuvre telle que celle de Francis Alÿs, lui qui semble légitimement se réclamer d’un certain « nomadisme », par l’incessante mise en œuvre dans ses déambulations d’une logique deleuzienne d’oscillation entre la différence et la répétition. Parcourant les rues de certaines mégapoles, et plus particulièrement celles de Mexico, l’artiste fait écho à la figure du flâneur contemporain, tandis que jamais il ne cesse d’en faire quelque chose de nouveau. Ses pratiques de l’espace semblent de prime abord tout à fait vaines, elles qui favorisent une lecture initiale parfois teintée d’humour, tant elles paraissent insolites et parfois inutiles. Il faut croire pourtant qu’elles sont constamment le motif d’une circulation foisonnante d’intensités – pour reprendre le mot de Deleuze et Guattari – contribuant en cela à brasser les possibles et les virtualités susceptibles de laisser poindre une émergence. En cela, Alÿs permet de penser le mouvement à partir d’une relative immobilité, de songer à ce qui jaillit tel un saut qu’il effectuerait sur place, là où un tel saut nécessite toujours que l’on fournisse un certain effort.
C’est également en cela que le voyage sur place suppose toujours une manière d’opérer une action sur le monde, puisqu’en le triturant, en le manipulant, on le module aussi dans l’insistance du faire et de la praxis. Ainsi, alors que le monde continue inlassablement de se mouvoir, il semble que l’activité de la marche et à travers elle, la pratique de l’espace comme nous le montrera Alys, permette d’inférer une autre manière de  connaître le monde, en l’accompagnant dans ses flux et ses devenirs, en faisant corps avec lui.

Une critique du flâneur contemplatif
Réalisé en 1991-1992 en collaboration avec Felipe Sanabria dans les rues de Mexico, The Collector consiste en une série de marches dans lesquelles l’artiste tire derrière lui un petit chien métallique puissamment aimanté, comme s’il s’agissait d’un jouet ou d’un animal domestique. Naturellement, tout un ensemble d’objets métalliques disparates viennent se glaner au chien. Il ne reste plus qu’à relever les fragments et à observer, comme l’écrit Thierry Davila, pour « imaginer le paysage urbain »[3]. Renvoyant donc à une certaine visibilité de la ville par ses objets aléatoirement jonchés sur ses sols, l’arpenteur qu’est Alÿs, devient en quelque sorte le détective des aspirations oubliées par la mégapole, à tel point qu’à partir de ces diverses « circulations », d’objets ou de sa propre personne, on est en droit de se demander si le véritable motif de ce qui est ici entrepris, n’est pas plutôt la saisie par les imaginaires collectifs d’une certaine image de la ville.
Un autre travail, dont le protocole est quelque peu similaire, permet d’insister sur le rapport à ce qui n’est pas forcément perceptible de prime abord, comme pour insister sur une lecture de l’espace qui viserait à récupérer les flux rejetés par la ville. Ainsi le projet Magnetic Shoes, réalisé à La Havane pour la première fois en 1994, consistait également en déambulations urbaines munies cette fois de chaussures aimantées. Outre la concrétion d’objets métalliques, il faut s’imaginer le poids que peuvent faire de telles chaussures, et le rapport d’inhérence à l’égard du sol. Comme le relève à juste titre Thierry Davila, ces promenades renvoient à une certaine horizontalité, dans son addition des « indices d’une vie au ras du sol, horizontale, basse »[4].
L’hypothèse que nous voulons toutefois explorer consiste à dire que ce type de marche, ponctué par le port de telles chaussures ou par la collecte d’éléments a priori insignifiants, suppose une première insistance à l’égard d’une forme d’effort, de travail, en ce que cela peut induire du nouveau, voire une réflexion portée à l’adresse des principes de genèse de l’événement. L’arpenteur est celui qui dans l’esprit du devenir adopte un regard changeant, un rapport au monde qui ne cesse de se régler et de se dérégler pour mieux en percevoir les rythmes. Ce n’est plus d’un regard contemplatif et inutile dont il s’agit, mais d’un regard qui se module et se moule aux aspérités du réel.
Aussi est-ce ce qui permet de penser le voyage immobile chez Alÿs comme une critique du flâneur benjaminien ou baudelairien, dans l’insistance faite à l’égard de cette idée d’effort. Il ne s’agit pas de perdre ou de prendre son temps, mais de contribuer à une logique dans laquelle celui qui travaille n’arrive pas forcément à bon port, là où celui qui se contente du moindre effort, peut en revanche y parvenir. Alÿs écrit ainsi que ce qui l’anime est décrit par ces deux principes symétriques, dans leur interrogation aux principes de production[5]. La flânerie peut pourtant être une forme de travail, mais à la concevoir en ce qu’elle repose sur une activité nonchalante et décontractée, on aurait presque envie de croire qu’elle signifie une attitude contemplative et désintéressée à l’égard de ce qui  surgit. Si Alÿs s’inscrit pourtant dans une logique de retrait face aux conceptions quantitatives et consuméristes vouées à l’efficacité, c’est davantage pour souligner la permanence du faire qui jamais ne fait l’impasse sur l’événement. Ce qui surgit, ce qui arrive dans la pratique, le fait à chaque instant ; rien n’est donc vain mais, surtout, l’individu qui se meut dans l’espace urbain à la manière d’Alÿs, le fait dans un rapport interactif : il donne autant qu’il reçoit.

Le surgissement de l’événement
C’est dans le rapport d’immersion que la marche en tant que travail prend son sens, car elle autorise l’émergence de l’inattendu. Soulignant à nouveau la critique du flâneur baudelairien et surréaliste, Cuautémoc Medina nous dit d’Alÿs que son approche ne consiste pas en une sorte de « voyeurisme social »[6]. Plutôt que d’assister passivement au spectacle collectif et urbain, ici le flâneur est avant tout un acteur, non un spectateur. Or Alfred North Whitehead nous rappelait déjà que c’est l’observateur qui crée l’événement, tout comme c’est en connaissant historiquement que l’on crée l’histoire, car l’observateur est dans l’événement. Ainsi, lorsque chez Baudelaire le flâneur est le spectateur des activités de la foule dans laquelle il se fond, entretenant un rapport fétichisé et rêveur, donc en cela proche du voyeurisme que couvre son anonymat, jamais il n’est question d’interférer avec ce qui arrive. Au contraire de l’approche d’Alÿs qui se rapportant à une logique de l’effort ou de l’agir, s’immerge et assimile l’observateur à l’acteur, donnant ainsi une visibilité contemporaine à la figure du flâneur, comme lorsque ce dernier s’insère dans le milieu environnant que dans le même temps il expérimente.
Le voyage immobile d’Alÿs suppose ainsi qu’il soit acteur dans les espaces qu’il parcourt, tout en modifiant instantanément ces espaces, et de fait, la perception de ces espaces. L’éthique du nomade supposait précisément cela, que l’on s’attache à un entre-deux suggérant une temporalité double, dans son hésitation entre ce qui fait que l’on s’attarde, et ce qui fait que  les choses passent. Le temps de l’effort supposant aussi l’inlassable répétition, fait ainsi face au temps de l’érosion du monde, inscrivant l’arpenteur nomade dans une tension qui demande sans cesse que l’on soit attentif tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Deleuze nous rappelle que « la répétition est une condition de l’action »[7], ce qui en appelle par l’agir, à une temporalité trouble compressée entre un passé et un présent toujours en métamorphose[8], là où ce qui est produit, « l’absolument nouveau lui-même »[9], n’est rien de moins qu’une « nouvelle répétition ». Tension que l’on perçoit également dans la figure de l’intempestif nietzschéen, lui qui se doit de s’identifier à l’histoire et au passé, pour mieux s’élancer vers une sorte d’au-delà du présent.
Deleuze nous renvoie également à la thèse de Hume, selon laquelle « La répétition ne change rien dans l’objet qui se répète, mais elle change quelque chose dans l’esprit qui la contemple »[10]. Or Francis Alÿs, lui qui crée ses répétitions, se place dans la position de celui qui est à la fois l’instigateur et le contemplateur de ces répétitions. Il se place ainsi exactement sur le lieu du paradoxe, qui voit celui qui agit, et se regarde agir, comme s’il réalisait un pas de côté pour mieux appréhender le mouvement qu’il contracte. Position qui en outre est celle qui favorise l’éthique de l’intempestif, puisque celui qui réalise ce pas de côté est dans l’impératif de réaliser un contretemps, en vue d’un « temps à venir » placé sous d’autres auspices.
Ces « temps à venir » selon les mots de Deleuze[11], sont des temps autres, des temps nouveaux. Par conséquent, c’est l’idée de ce qui peut survenir qui est à prendre en compte dans le fait d’enclencher une activité prise dans le temps de la répétition, ce qui n’empêche pas de penser ces temporalités à partir de l’espace. Ainsi, en effet, la répétition présume que l’on s’attache à un territoire, que l’on y reste cloisonné, quand l’invitation au voyage suggère que l’on s’y écarte, que l’on explore de nouvelles contrées afin d’y mesurer la différence, toujours susceptible d’advenir. Surtout, le voyage immobile permet de distinguer le surgissement d’un événement auquel on participe en nous affectant directement, d’un accident dont on ne serait que le spectateur.
C’est ce qu’entreprend Francis Alÿs en déplaçant la figure du flâneur au cœur même de la catastrophe à venir. L’artiste explique cela dans Bottle, surnom qu’il donne à un travail intitulé If you are a typical spectator, what you are really doing is waiting for the accident to happen[12]. Dans cette vidéo réalisée en 1996, une caméra suit une bouteille de plastique vide, déambulant dans l’espace urbain au gré du vent. Initialement, Francis Alÿs voulait qu’il n’y ait aucune interaction entre la caméra et les événements encourus par la bouteille, filmant sa dérive et comme il le dit, attendant qu’un accident surgisse[13]. Il est ainsi vrai par exemple que des enfants ne remarquant pas la caméra, s’empressent de frapper du pied la bouteille, qui est invitée à suivre un parcours hasardeux. Cependant, l’œil rivé sur sa caméra, Alÿs poursuit la bouteille à travers les rues, et ne voit pas une voiture qui le percute, de façon suffisamment conséquente pour faire voler sa caméra qui continue à filmer. Heureusement sans gravité, l’idée est que là où le spectateur s’attendait à ce que quelque chose se produise, c’est finalement ce même spectateur qui fait l’objet d’un accident. Ici l’action d’observer, a interféré avec le cours des choses, faisant de Bottle un travail charnière dans l’œuvre d’Alÿs, puisque dès lors, il n’aura de cesse que de penser à travers ses interventions, à l’implication directe de l’homme dans son milieu.

Le paradoxe de la praxis
Un autre travail permet également d’insister sur le rapport entre l’activité d’un individu dans le milieu où il évolue, avec la possibilité de laisser émerger un « accident ». Re-enactments, réalisé en 2000, nous montre deux vidéos dans lesquelles l’artiste achète une arme à feu, puis est filmé déambulant dans les rues de Mexico, l’arme au poing ; la première vidéo relate alors l’événement tel qu’il s’est vraiment déroulé, jusqu’à son arrestation violente par les forces de l’ordre, là où la seconde vidéo, filmée le lendemain, est une exacte réplique de la première, hormis le fait que cette fois, les policiers sont de connivence. Francis Alÿs voulait alors questionner la manière avec laquelle le paysage médiatique contemporain est à même de déformer et dramatiser la réalité immédiate du moment, en particulier lorsque cette « réalité immédiate » se déroule dans le temps du présent, dans cette temporalité qui est en train de survenir juste sous nos yeux, comme l’est une performance, ce que relate précisément la première vidéo.
Il est ainsi intéressant de reconnaître dans le travail de Francis Alÿs l’importance de cette idée de répétition, une nouvelle fois, conférant au présent « réel », celui qui voit naître dans l’ordre de l’imprévisible, l’accident. C’est un moyen de nous inscrire dans la dialectique entre action – dans l’idée que quelque chose survienne – et le jaillissement inopiné de l’accident, évoquant une certaine fatalité, comme si les choses étaient écrites d’avance, indépendamment du fait humain. Ce rapport entre l’action et la manière avec laquelle les événements se mettent en place met en avant une paradoxale circularité, puisqu’on retrouve la vulgate marxiste dans laquelle les hommes à l’origine des événements, sont par ailleurs conditionnées par l’émergence de ces événements.
Or la circularité est aussi un moyen d’insister sur un certain présent de l’œuvre, ce qu’irrémédiablement laisse penser le temps des nomades, qui n’ont « ni passé ni avenir, mais seulement des devenirs »[14], induisant une sorte « d’hypnose de l’acte en lui-même, un acte qui serait pur flux, sans début ni fin »[15], comme le rappelle une autre des œuvres de Francis Alÿs, Song for Lupita, réalisée en 1998. Dans cette dernière, une femme remplit indéfiniment de l’eau dans un verre, puis recommence dans l’autre sens en remplissant à nouveau le premier verre. Les répétitions font du rythme qui altèrent la perception du temps qui passe, une manière de le diluer[16]. Surtout, cela permet d’induire un certain rapport à l’idée de travail et de production, notamment dans l’appel à l’efficacité qu’insinue toute activité rétribuée. L’absurde de la répétition est en cela un contrepoids formulé à l’encontre d’un certain dogme rationaliste qui voit dans tout effort, une finalité parfaitement descriptible.
L’œuvre exemplifiant au mieux cette interrogation à l’adresse d’une notion de travail serait dans cette optique Paradox of Praxis, réalisé en 1997 dans les rues de Mexico. Ici, il s’agit de pousser toute une journée un bloc de glace qui au départ, est assez conséquent, mais s’amenuise au fil des heures, pour devenir une balle, et enfin une flaque d’eau. On conçoit volontiers que pousser un tel bloc n’est pas un travail de tout repos, pourtant il ne conduit strictement à rien. Alÿs y voit ici une manière de s’opposer au principe de progrès, car ce qui prime est davantage le temps du faire, le temps du processus, que le temps de la synthèse ou de la fabrication[17]. Ajoutons à cela un rapport à la rédemption que suppose un tel effort, ce que confirme l’idée constante que malgré l’incongruité du geste, une foi aveugle laisse croire que quelque chose doit survenir, quelque chose doit faire sens.
De fait, l’absence de sens semble renvoyer à la nécessité de croire qu’il va tout de même survenir quelque chose, ne serait-ce qu’au cœur du temps de réalisation de l’œuvre. La notion d’effort telle que la met en pratique Alÿs est en cela ambivalente, elle renvoie à une dualité tragique de l’attente cumulée à l’absolue nécessité de croire, de savoir, comme peut nous le montrer Clément Rosset à partir de Nietzsche et Schopenhauer. Mais l’effort est aussi le propre du Corps sans organe deleuzien, dans l’idée du dépassement continu de ce qui nous compose déjà, et donc dans l’optique d’une fuite vers laquelle on voudrait tendre, là où  l’effort justement signifie la nécessité de perdurer, d’insister, de durer dans le devenir.

Le voyage immobile où une autre manière de connaître le monde
S’inscrivant sur le terrain des philosophies interrogeant la notion de pratique, le voyage sur place par Francis Alÿs suppose une manière différente d’être, à l’égard de ce qui passe, notamment face à l’histoire et en définitive, au monde contemporain. Qu’implique en effet le surgissement de l’événement par la répétition ? Pourquoi ainsi tendre vers la production praxique de la différence ? C’est que le voyage immobile, alors qu’il était une manière de penser le monde, est tout autant une façon de le connaître, ou plutôt, de le vivre. Le rapport immersif que suppose le voyage immobile a quelque chose en effet d’une modulation plastique. Le monde nous enseigne certaines informations qui en retour, sont ingérées de telles manières à ce qu’on les réinjecte à nouveau, et ainsi de suite. On retrouve en cela les lois de la communication énoncées par l’école  de Palo Alto, influencée par le courant cybernétique qui pose comme premier postulat les principes d’interactions actuelles et « intempestives » de l’homme avec son environnement, constituant en cela une approche systémique dans laquelle l’observateur est inclus dans l’observation. C’est ce qui arrive à Francis Alÿs, et c’est également ce qui nous permet de dire qu’il infère à l’échelle de l’art, une autre manière de connaître le monde.
Si celle-ci s’avère propice, c’est qu’elle permet de tenir compte de ses flux, de concilier les devenirs coalescents qui traversent notre univers, car l’observateur-acteur est toujours à  même de moduler sa propre présence en fonction de ce qu’il observe ; en cela, c’est aussi ce qui laisse penser qu’Alÿs pose les jalons de façon plastique à une éthique du Connaître et du Percevoir, dans l’idée que seul le voyage immobile permet d’appréhender le monde extérieur, tout en se regardant soi-même, pour reprendre une expression de Vico[18].
Ainsi, dans le paradoxe du voyage immobile, on y discerne la dualité qui se joue entre l’être et le non-être, entre le moment où l’on occupe un lieu là où simultanément on s’en extirpe, entre ce qui reste et ce qui se meut. Peut-être alors est-ce dans l’un de ses travaux intitulé Narcotourist datant de 1996, que l’on retrouve de façon exemplaire cette idée de l’entre-deux. Ici, l’artiste œuvre dans l’espace urbain tout en ayant la tête ailleurs. Invité dans la ville de Copenhague, Alÿs entreprend le temps d’une semaine de parcourir la ville, chaque jour en ingurgitant une drogue différente, modifiant autant que faire se peut sa perception individuelle, ses actions, et même sa capacité à être maître de lui-même. C’est ce qui fait qu’il s’inscrit dans l’ordre d’un devenir-autre deleuzien, essence même du nomadisme toujours porté vers un ailleurs. C’est également en cela que l’art nous montre qu’il peut très bien s’avérer propice à une lecture du monde, puisqu’en effet, sans l’idée de voyage sur place, tout un ensemble de questions ne connaîtraient jamais de réponses, dès lors qu’est occultée une distance critique propice à un regard extérieur et objectivé. Comment par exemple penser le contemporain, alors que nous en faisons partie ? Comment penser l’homme, alors que c’est ce que nous sommes ?

[1] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 602.
[2] Ibid., p. 60.
[3] Thierry Davila, Marcher, Créer, Paris, Editions du Regard, 2002, p. 92.
[4] Ibid.
[5] Francis Alÿs, « Interview with Russell Ferguson », in Francis Alÿs, Phaidon, 2007, « Parfois faire quelque chose ne conduit à rien », « Parfois ne rien faire conduit à quelque chose », notre traduction, p. 15.
[6] Cuautémoc Medina, « Survey », in Francis Alÿs, op. cit., p. 76.
[7] Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 121.
[8] Ibid.
[9] Ibid., p. 121.
[10] Ibid., p. 96.
[11] Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 122.
[12] « Si vous êtes un, véritable spectateur, ce que vous faites vraiment est d’attendre que l’accident ne survienne »,  « Interview with Russell Ferguson », op. cit., p. 14.
[13] Ibid., p. 15.
[14] Gilles Deleuze, Félix Guattari, op. cit., p. 39.
[15] Francis Alÿs, « Interview with Russell Ferguson », op. cit.., p. 15.
[16] Ibid., p. 45.
[17] Ibid., p. 48.
[18] Gianbattista B. Vico, Principes de la philosophie de l’Histoire, (1744), tr. Fr, J. Michelet, La Haye, G. Vervloet, 1835, t. I, p. 162, « L’œil voit tous les objets extérieurs, et ne peut se voir lui-même dans un miroir ».

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METAVILLA #2 : Le dernier voyage d’Alexis Kozlomov, par Aymeric Vergnon-d’Alançon


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Le dernier voyage d’Alexis Kozlomov, 2011 // tirages inkjet contrecollés 180*70cm / jumelles / Vidéos / Carte postale / Texte sur le mur

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Le dernier voyage d’Alexis Kozlomov, 2011 // tirages inkjet contrecollés 180*70cm / jumelles / Vidéos / Carte postale / Texte sur le mur

Le projet METAVILLA initié par Caroline Corbal vise à interroger les rapports de distanciation induits par les techniques contemporaines. Considérant la fragmentation des réalités vécues au regard des notions de connexion et de simultanéité, il s’agit de proposer à des artistes travaillant sur les images et se questionnant sur leurs régimes de diffusion, d’investir la vitrine d’un lieu situé à Bordeaux. Celle-ci, en servant d’écran de projection et donnant directement sur la rue, permet d’amalgamer des réalités contraires : l’espace privé et l’espace public, l’ailleurs et l’ici, le proche et le lointain, le local et le global.
Le projet METAVILLA est ainsi appuyé par la volonté d’intervenir dans l’espace urbain en créant un lien dynamique avec le monde, ne serait-ce qu’en stimulant l’élargissement des champs de perception et des possibilités du réel1. A partir de propositions formulées par Julien Verhaeghe, METAVILLA se présente également en tant que projet curatorial in progress, car les artistes invités se succèdent plutôt que de confronter leurs recherches de façon simultanée. Les œuvres héritent donc les unes des autres, participant à un dispositif en devenir plus à même de rendre compte des évolutions et des aléas de notre contemporanéité.

Pour cette seconde édition, faisant suite à Mounir Fatmi, c’est Aymeric Vergnon-d’Alançon qui propose avec Le Dernier voyage d’Alexis Kozlomov une vidéo découpée en sept séquences. Le récit d’un explorateur disparu en constitue la trame : parti pour la péninsule du Kamtchatka sur les traces de Paul Thévenot, cartographe de la fin du XIXe siècle, Alexis Kozlomov est dévoré par les descriptions de son prédécesseur. C’est avide d’images et d’ailleurs qu’il part, un matin d’avril 1932, sans jamais revenir.
Cette disparition, mystérieuse et incomprise, alimente à son tour un imaginaire propre aux contrées lointaines dont il ne reste que des récits imagés. Aymeric Vergnon- d’Alançon s’en empare, actualisant la figure de l’explorateur dans ses vidéos pour lesquelles il se met en scène. Des étendues forestières et escarpées doivent être franchies, les itinéraires se font âpres. L’artiste semble parfois égaré au milieu de nulle part, la carte en devient une obsession, tout comme l’observation assidue de ce qui l’environne. La nécessité de se confronter au réel à l’échelle de ses yeux, de ses mains et de son corps, à travers la thématique du déplacement notamment, vient contraster avec les représentations distanciées de l’ailleurs, là où le réel n’est que fiction.

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http://metavilla.org/

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Eva Kot’átková, Mute Bodies (Becoming Object, Again), Parc St Léger, du 20 février au 1er mai 2016


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Eva Kot’átková
Mute Bodies (Becoming Object, Again)
Parc Saint Léger, Pougues-les-Eaux

Du 20 février au 1er mai 2016

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Mute Bodies, (Becoming Object Again), 2016

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Anatomical orchestra, 2014

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Anatomical Orchestra, detail, 2014

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Architecture of sleep, 2014

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Mute Bodies, (Becoming Object Again), 2016

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Hugo Rennert’s Influencing Machine, 2015, Photo: Aurélien Mole, © Parc Saint Léger

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Anatomical Orchestra, 2014, Photo: Aurélien Mole, © Parc Saint Léger

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Books for the blind readers, 2016, Photo: Aurélien Mole © Parc Saint Léger

Présenté pour la première fois de façon monographique au sein d’une institution française, le travail d’Eva Kot’átková aborde la question du conditionnement social et culturel en s’appuyant sur le caractère aliénant des dispositifs éducatifs ou médicaux. De nombreux thèmes auxiliaires en découlent, comme la psychanalyse, l’inconscient, l’enfance, la solitude ou le façonnage du corps, de l’esprit et de l’individu. S’ils dénotent d’une certaine forme de gravité – ne serait-ce parce que sont évoquées des polarités qui toutes semblent confiner l’individu à un ordre d’idées qui le surplombe – ils sont pourtant abordés selon des axes particulièrement versatiles, laissant entrevoir des figures animales, des allusions musicales ou des associations formelles qui puisent dans des imaginaires insoupçonnés.

Fonctionnant à partir d’installations, de dessins, de vidéos ou de performances, l’exposition fait néanmoins la part belle à une logique de l’assemblage et de la composition à partir d’objets quotidiens ou fonctionnels. Au milieu de prothèses et de moulages en plâtre répartis ici et là, des instruments de musique sont détournés de façon à composer des structures aux allures vaguement serpentines, tandis que des armatures métalliques sculptent des cages sphériques et des volumes en forme de coquillage, que des équipements orthopédiques se muent en instruments de torture. Ailleurs, des ouvrages pédagogiques arpentent les murs de leurs pages vieillies, quand ce ne sont pas des collages agrémentés de textes dactylographiés. En conséquence, les tonalités qui parfois émaillent les pièces de l’exposition ne sont pas sans évoquer la grisaille architecturale des pays de l’Est ; elles signifient également l’atmosphère un peu sévère des lieux d’instruction du début du siècle dernier, comme le confirment certaines références convoquées par l’artiste, évoquant le pédagogue et médecin Moritz Schreber, lequel contribua à appareiller l’exercice du redressement du corps, ou Jacob Levy Moreno, l’un des pionniers de la thérapie de groupe.

Chez Eva Kot’átková, il résulte pourtant de cette apparente austérité une sensation de mouvance relativement enjouée, à l’image d’Anatomical Orchestra, pièce centrale de l’exposition, où on y perçoit des figures géométriques non plus représentatives d’une absolue perfection, mais des corps habités par des lignes harmonieuses, tout comme les structures coniques maintenues sur pied tiennent lieu aussi bien de gramophones que de créatures hypothétiques que l’on s’attend presque à voir remuer. Si on discerne avec cette installation une constante assimilation de l’objet au corps, prenant le contrepied d’une conception globale qui voit, a contrario et comme l’indique le titre de l’exposition Mute Bodies (Becoming Object, Again), le corps être assimilé à un objet que l’on manipule ou que l’on régule, on constate également que le mouvement n’est que latence et inertie, qu’il demeure en puissance, attendant d’être réactivé, comme pris de sommeil. De même, les notions de déséquilibre, de précarité et d’instabilité interviennent-elles en de nombreux endroits, comme dans les installations Huho Rennert’s Influencing Machine et Architecture of Sleep. Dans cette dernière, une structure métallique agrémentée d’une corde rend précaire sinon périlleux tout repos, le corps absent que l’on devine pourtant est invité à rester sur le qui-vive, à œuvrer continuellement dans un entre-deux aussi instable qu’interminable.

Une sorte d’incertitude nait donc de ce sentiment d’inconstance entre l’inerte et le mouvant. Elle se traduit également par la difficulté avec laquelle identifier certaines compositions, en particulier dans l’installation Anatomical Orchestra, dès lors que les différentes pièces semblent se glisser au-delà de morphologies intelligibles et préalablement convoquées par la mémoire ou la connaissance. Ni tout à fait humanoïdes, ni vraiment animales, ces figures investissent un imaginaire qui court-circuite toute lecture symbolique, comme pour prendre ses distances avec une logique interprétative, donc codante, au profit d’une appréciation qui reste guidée par l’intuition et l’imagination. L’incertitude découle en outre de cet indicible je-ne-sais-quoi qui semble fuir de chaque pièce partiellement vivante, comme un souffle indiscernable qui s’étiolerait, ou plutôt, qui se fortifierait, à mesure que les connexions et les assemblages se consolident. En cela, la sémantique musicale participe de ce sentiment de fuite impondérable, certaines compositions peuvent en effet être assimilées à des instruments à vent, suggérant un souffle imperceptible mais virevoltant, une mélodie silencieuse synonyme de vie et d’imprévisible. Dans le même ordre d’idée, le motif récurrent de la grille peut être perçu certes pour son évocation du caractère détentionnaire des structures qui nous contiennent, mais surtout pour sa capacité à laisser filtrer des masses indiscernables, à l’image du filet du pêcheur dont les mailles entrelacées capturent, bien qu’elles laissent s’écouler.

Eva Kot’átková est donc de ces artistes dont l’œuvre, fonctionnant par strates et recoupements, parait multidimensionnelle alors qu’elle semble poursuivre un cheminement qui se distingue par sa persévérance et sa cohérence. Si les dispositifs éducatifs et médicaux sont appuyés de manière à mettre en relief le corps en tant qu’objet de savoir et de projection dans un contexte disciplinaire, l’artiste ne vise ni à solutionner ni à débattre, mais à enclencher des motifs qui, de par leur caractère imprévisible et inventif, affichent une forme de légèreté salvatrice sinon jubilatoire.

Image de couverture : Group Therapy n°23, Becoming Object, Again, 2016, Photo: Aurélien Mole, © Parc Saint Léger
Texte paru dans Revue 02, #78, été 2016.

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Entretien avec Donatien Grau, commissaire de l’exposition Surfaces d’Adel Abdessemed, dans le cadre de la programmation du Festival d’Avignon 2016


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Entretien avec Donatien Grau, commissaire de l’exposition Surfaces
d’Adel Abdessemed, dans le cadre de la programmation du Festival d’Avignon 2016

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Adel Abdessemed, Surfaces, 2016, photo : Marc Domage

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Adel Abdessemed, Surfaces, 2016, photo : Marc Domage

JV : Pouvez-vous préciser en quoi consiste l’exposition Surfaces d’Adel Abdessemed que vous présentez à l’Église des Célestins, dans le cadre du Festival d’Avignon 2016 ?

DG : L’invitation d’Adel Abdessemed par Olivier Py et Paul Rondin est une invitation à mettre en évidence l’extraordinaire vitalité, l’extraordinaire polymorphisme de son œuvre, une œuvre située au cœur du monde et en même temps une œuvre qui touche au cœur du monde, au cœur du contemporain, tout en restant en contrepoint de ce contemporain. La programmation et l’exposition d’Adel Abdessemed et autour d’Adel Abdessemed sont conjointes, il y aura donc des œuvres récentes, des œuvres d’art. Pour cette raison on pourra dire que l’on est dans un rapport au présent et en même temps, que l’on est dans l’art contemporain lui-même, puisqu’Adel Abdessemed en est l’une de ses figures les plus éminentes. Dans l’exposition elle-même, on a dans cette série de bas-reliefs qui n’ont jamais été montrés ensembles et qui constitue un pan entier de l’œuvre d’Adel Abdessemed depuis quelques années, dans la façon avec laquelle les œuvres sont conçues, des images qui sont captées, sculptées, imprimées en 3D. Chacune de ces images est de l’ordre d’un événement. Mais ces événements sont de nature extrêmement différente. Certains sont des évènements de la grande histoire contemporaine, cette grande histoire qui d’ailleurs est comme effacée puisque des images en remplacent d’autres. D’autres peuvent être perçus comme le contrepoint de ces événements, c’est-à-dire l’intime, à l’image de l’une des œuvres présente dans l’exposition, l’Âge d’or qui représente les 4 filles d’Adel Abdessemed jouant ensemble. L’œuvre qui date de 2013 est donc déjà datée, et les filles qui avaient l’âge qu’elles avaient ne sont maintenant plus physiquement comme elles étaient alors. C’était un événement qui est advenu à un moment et qui ensuite n’existe plus. Ce qui ressort de l’exposition, ce jeu entre intime, intemporel, permanence, impermanence, et évènement du contemporain, est l’extraordinaire épaisseur du présent, une fois que l’on est conscient de ses composantes, c’est-à-dire une fois que l’on ne se laisse pas piéger par le flux des images qui nous assaillent et qui fait qu’à la fin on oublie déjà ce qui est notre histoire, notre histoire commune et humaine maintenant déjà effacée.

JV : Cela peut évoquer le texte d’Emanuele Coccia paru récemment dans un ouvrage écrit par différents auteurs à propos de l’œuvre d’Adel Abdessemed, où était notamment évoqué le rapport au cosmos.

DG : je suis tout à fait d’accord, je pense que le terme de cosmos qu’emploie Emanuele Coccia est un terme extrêmement juste, car le cosmos en grec désigne principalement deux choses qui sont apparemment très décalées mais en même temps très intéressantes à mettre en relation. Le cosmos désigne d’une part l’ordre, l’ordre du monde qui nous entoure, qui est au-delà de nous, et qui prend de multiples formes. Mais le cosmos est aussi lié à l’ornement en grec, d’où le terme « cosmétique ». Or je trouve qu’il y a une chose très intéressante dans l’œuvre d’Adel Abdessemed, et les bas-reliefs le montrent magnifiquement, c’est ce rapport non pas au cosmétique, mais en tout cas à l’ornemental, c’est-à-dire aux monuments qui sont en général tels qu’on les utilise dans l’histoire de l’art, des monuments de célébration, des monuments à la gloire d’un empereur par exemple. Je pense que cette utilisation de l’ornemental et donc du cosmos aussi, notamment dans ces bas-reliefs chez Adel Abdessemed, interroge, en particulier par l’utilisation de matériaux précieux. L’Âge d’or est trempé dans de l’or, et donc dans ce cosmos d’Adel Abdessemed viennent se rejoindre et s’interroger réciproquement à la fois l’ornement – c’est-à-dire le rapport à la gloire, à la beauté, au canon – et l’inscription dans l’ordre du monde sous ses différentes strates.

JV : On perçoit également cette constante notion de déséquilibre chez Adel Abdessemed, il y a sans cesse une sensation de chute, d’écrasement, d’interruption ou de précarité, de basculement sur le point de survenir, mais qui n’est pas tout à fait là.

DG : Il y a une chose dans son œuvre vis-à-vis de l’impermanence car d’une part, ceux qui admiraient le très jeune Adel Abdessemed au début des années 2000 sont je crois fascinés par l’étendu du développement de son art, par cet effet de surprise, puisqu’il s’agit d’un artiste qui se réinvente en permanence, d’un artiste dont l’œuvre est en transmutation permanente. D’autre part, son œuvre a un caractère rhizomique, chaque chose est liée à une autre, les racines descendent de plus en plus profondément. Par exemple avec l’affiche de l’expo, le dessin qui a été utilisé pour l’exposition du festival d’Avignon dans son ensemble – le cheval de Turin –  a donné lieu à une sculpture, il peut aussi donner lieu à une vidéo qui peut donner lieu à une sculpture. Il y a donc une transmutation permanente de l’ordre qui fait que l’œuvre est constamment métamorphique, à partir de schémas, de formes, de matrices de formes. Il est assez extraordinaire d’avoir affaire à une œuvre à la fois entièrement organique et une œuvre entièrement imprévisible à certains égards, entièrement surprenante. Je trouve donc qu’il y a aussi une grande beauté car c’est une œuvre qui est au cœur du présent et qui en même temps nous montre que ce cœur du présent n’est pas un cœur massif, un cœur univoque, mais au contraire un cœur qui intègre différentes composantes produisant notre expérience du présent.

JV : Olivier Py avait évoqué l’incidence du politique pour cette édition 2016 du festival d’Avignon, alors que l’on ne peut pas dire du travail d’Adel Abdessemed qu’il soit engagé en soi, dans la mesure où il s’attache davantage à figurer des événements contemporains en brassant de nombreuses thématiques. Que pensez-vous de cet aspect ?

DG : Je pense que la question que vous posez est la question de la politique de l’art : « quelle politique pour l’art ? ». Il semble que l’art qui bascule dans le message politique est un art qui perd un peu sa façon d’être, c’est-à-dire sa capacité d’interrogation. D’ailleurs, il y a très peu d’œuvres ouvertement et exclusivement politiques qui sont des chefs-d’œuvre, les œuvres qui comptent sont toujours des œuvres qui posent un problème, qui mettent le doigt sur une question sans dire précisément ce dont il s’agit, sans intervenir de manière trop nette. Évidemment que l’artiste personnellement a des idées, mais ces idées ne sont pas l’art en lui-même, et l’important me semble-t-il est de créer un écart. Une chose très frappante est le fait que l’œuvre d’Adel Abdessemed est politique au sens où et au sens essentiellement où la politique dans l’art, ou la politique de l’art, consiste à interroger ce que signifie vivre ensemble. Donc l’œuvre d’Abdessemed est politique, si on reprend la distinction classique tant de fois mise à mal, au sens « du » politique plutôt qu’au sens de « la » politique.

ITW parue dans le Hors-série Festival d’Avignon d’inferno-magazine, juin 2016.

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Lawrence Abu Hamdan. L’autre stéthoscope. (Branded Magazine n°14, mars/mai 2016).


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The Whole Truth, 2012, Audio, mirror, lie detector, bench, 32 min

 

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The Whole Truth, 2012, Audio, mirror, lie detector, bench, 32 min

 

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Marches, 2005-2008, Pair of customized shoes, 20 print works, audio file, variable dimensions, performance views in London, 2008.

Encore peu montré en France, si ce n’est récemment à la galerie Mor Charpentier à Paris et au Grand Café de Saint-Nazaire, le travail de Lawrence Abu Hamdan repose sur une réévaluation du son et de l’écoute au sein de notre modernité, en en soulignant les répercussions politiques et culturelles. En effet, si les images et les représentations propres à notre civilisation n’ont cessé de faire l’objet d’études visant à en marquer le pouvoir de persuasion et l’incidence idéologique ou structurelle, on oublie parfois l’importance des échanges auditifs, acoustiques ou verbaux, dans leur capacité à infléchir les rapports interhumains et à s’épancher pareillement du côté du contrôle et de la discipline. Il semble effectivement que les sciences et la modernité aient accordé à la vision une sorte de privilège, alors que de façon similaire, le tournant technique du XIXème siècle a aussi permis au son et à l’écoute d’être reconfigurés, reproduits et industrialisés[1], de façon à transformer nos pratiques quotidiennes aussi bien que notre rapport au monde.
C’est dans cette optique que le travail d’Abu Hamdan s’inscrit. S’appuyant sur un large panel de dispositifs d’installation, optant parfois pour la performance ou la prise de parole, l’artiste libanais développe une œuvre polymorphe qui de prime abord explore la dimension auditive de nos environnements. Le projet Marches, entamé en 2005, possède en cela une portée propédeutique : dix marcheurs assortis de souliers résolument sonores arpentent des espaces urbains choisis selon deux critères, l’importance de leur réverbération et le rayonnement architectural des divers sites. Chorégraphié et minutieusement renseigné en amont, le cheminement qui en résulte, se glissant entre édifices recouverts de dômes, structures cloisonnées de verre ou autres places publiques, se lit préalablement comme une façon de réactiver un rapport à l’urbain qui ne s’opère plus sur le mode de la vision, mais sur le mode de l’audition. Les restitutions cartographiques, formulées à l’issue des performances, insistent par ailleurs sur la perspective historique et culturelle de toute audition, rappelant au passage que l’invention des appareils d’enregistrement sonores date du XIXème siècle et, en conséquence, qu’aucun son datant d’une période antérieure ne nous est parvenu. Ces édifices chargés d’histoire et ancrés dans le passé résonnent ainsi avec l’acoustique saccadée des bottines, mais ce qui frappe le plus, en définitive, est l’évidente impression d’entendre le rythme uniforme des marches militaires.
La dimension politique des processus de diffusion sonore est effectivement centrale chez Abu Hamdan. Elle est sollicitée de façon de plus en plus frontale à mesure que l’on progresse dans l’œuvre de l’artiste, en abordant des thématiques souvent sensibles au regard de l’actualité : citons dans le cadre de la série de performances Mountain Language entamée en 2005, l’évocation de la pièce éponyme écrite par Harold Pinter qui alors pointait la régulation du droit à la parole à l’époque de Margaret Thatcher, ainsi que l’interdiction de la langue kurde en Turquie. Dans ce projet, des affiches précisent un numéro de téléphone donnant sur une boîte vocale, celle-ci permet à l’artiste de sélectionner puis de recruter les futurs participants invités à jouer la pièce, ils sont uniquement choisis selon des critères vocaux. Citons également avec The Whole Truth (2012) l’analyse documentaire de l’utilisation par diverses institutions gouvernementales de détecteurs mensonges, lesquels s’apparentent désormais à des stéthoscopes qui, plutôt que de diagnostiquer des maux internes, tranchent le vrai du faux sur la base de données biométriques. On perçoit dans ce projet l’articulation entre technique de médiation, expression de la rationalité, et travail sur le corps, allusionnant de façon symbolique le monde médical pour ce qu’il a parfois d’idéologique – ainsi que le mit en évidence Foucault – mais surtout, cristallisant ce passage caractéristique de l’âge moderne où des instruments de médiation reconstruisent le corps humain en tant qu’objet de savoir et de projection, alors que l’écoute y joue un rôle prépondérant.
On visualise sans aucun doute l’importance que revêt l’aspect juridique dans ce dernier travail, il est au cœur de nombreux projets ultérieurs comme l’installation filmique Model Court (2013), laquelle évoque le procès au Rwanda d’un criminel de guerre convaincu de génocide, mais qui reste détenu en Finlande. Les auditions se déroulant au moyen de Skype, sont finalement interrogées les relations entre légalité et territoire politique, entre technique et législation, mais aussi l’analyse du discours par le truchement d’une technique audiovisuelle. En cela, en s’attaquant à la notion de langage, c’est sans doute avec l’ambitieux Conflicted Phonemes (2012) que sont questionnées avec le plus d’acuité les relations qu’entretiennent les juridictions internationales, les techniques d’écoute et l’irréductibilité du corps et de l’individu. Lawrence Abu Hamdan s’intéresse à des demandeurs d’asile somaliens dont on analyse la langue, les intonations et les accents, au moyen d’enregistrements et d’évaluations auditives. Certains d’entre eux ne voient pas leur requête aboutir auprès des instances occidentales, car l’examen « stéthoscopique » ne permet pas de conclure sur la véracité de leur appartenance ethnique ainsi que sur leur origine géographique. Or, ce que le dispositif d’analyse ignore est la plasticité du langage, elle qui évolue au fil des générations, en particulier dans cette partie du monde sujette depuis une cinquantaine d’années à des mouvements migratoires qui brassent continuellement les communautés, donc les dialectes et les identités. En outre, ainsi que le montre Abu Hamdan, ces mouvements migratoires et la complexification progressive du langage sont la conséquence directe d’événements historiques majeurs – conflits armés avec l’Éthiopie, programmes éducatifs forcés, guerres civiles et famines – c’est-à-dire un ensemble d’événements qui le plus souvent résultent de dissonances politiques. La représentation en forme d’organigramme que présente à cette occasion Abu Hamdan permet de visualiser l’absolue densité des interactions intercommunautaires, de telle sorte que tout projet d’analyse sur la base d’algorithmes ou de spéculations expertes soit d’emblée voué à l’échec, en ce qu’elle ignore la polyvocité de chaque être.
Le travail de Lawrence Abu Hamdan interroge ainsi les intervalles qui dissocient les individus contemporains de leur environnement technique et culturel. L’une de ses originalités est de s’appuyer dans un cadre plastique sur l’articulation entre techniques d’écoute et dispositifs juridiques et administratifs. À cet égard, alors que l’on a parfois assimilé les appareils de pouvoir à une sorte de voile abstrait apposé sur le monde, de façon à ce qu’il régule et normalise les corps et les individus, ne serait-ce parce qu’ils s’emploient à les déterminer selon des schèmes binaires – le vrai et le faux, le légal et l’illégal, etc. – et indépendamment du débat qui oppose technophiles et technophobes, il n’est pas inutile de se rappeler, comme le fait l’artiste, que ce maillage technique reste éminemment soutenu par un arsenal de conventions juridiques et autres textes de lois. En cela, paradoxalement, si les dispositifs d’écoute confortent la mainmise institutionnelle, il semble que ce soit également au moyen de la parole et de la langue qu’est rendu possible un « braconnage » au sens de Michel de Certeau, c’est-à-dire une réappropriation active des espaces sociaux au moyen de stratégies qui sauront passer entre les mailles du filet.

[1] Jonathan Sterne, Une histoire de la modernité sonore, La Découverte, Paris, 2015, p. 7.

Conflicted Phonemes

Conflicted phonemes, 2012, Timeline : Vinyl wall print, 267 x 205 cm, individuals voices map, A4 black and white : vinyl wall prints and take away copies printed on embossed paper on a shelf.

 

Article lisible sur Branded.
Toutes les images : courtesy galerie Mor Charpentier.

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Pauline Delwaulle. Le blanc des cartes


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L’île, film, 24 min, production : Le Fresnoy – Studio National des Arts Contemporains, 2012.

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L’île, film, 24 min, production : Le Fresnoy – Studio National des Arts Contemporains, 2012.

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L’île, film, 24 min, production : Le Fresnoy – Studio National des Arts Contemporains, 2012.

Qu’il s’agisse d’imager des contrées éloignées, des parcours déambulatoires, le monde tel qu’il se conçoit ou de s’adonner à des compositions picturales portées par les reliefs et les nomenclatures, il semble que les cartes aient de tout temps stimulé les artistes. Plus récemment cependant, en succédant par exemple à certaines figures de l’art conceptuel ou du Land Art, de nombreuses pratiques contemporaines se sont emparées de la carte non tant pour en explorer les caractéristiques visuelles voire esthétiques, mais pour figurer le monde en vertu d’une pensée géographique, ainsi qu’en témoignent, pour ne citer qu’eux, les travaux de Till Roeskens ou de Bouchra Khalili.

Dans ce contexte, avec le Blanc des cartes, exposition personnelle de Pauline Delwaulle présentée en 2015 par le FRAC Nord-Pas-de-Calais, il semble que l’approche cartographique soit ici envisagée à la fois pour ce qu’elle a de plus fondamental – à savoir la question de la correspondance entre le réel et la représentation qui à l’occasion le remplace – et pour les espaces poétiques qu’elle a parfois occulté au profit de discours portant sur les flux contemporains, les complications géopolitiques ou les dissociations culturelles. En effet, Pauline Delwaulle, en s’appuyant notamment sur la notion de toponymie – l’étude qui porte sur les noms que l’on donne aux lieux – pointe les imaginaires et les conceptions du monde telles qu’elles se différencient de l’expérience sensible. C’est ce qui lui permet de réinvestir une part de subjectivité alors que toute carte suppose, semble-t-il, la mise en évidence d’une réalité partagée par tous.

De fait, les travaux de Pauline Delwaulle nous rappellent, d’une part, que la carte n’est pas le territoire – pour reprendre une célèbre formule d’Alfred Korzybski[1] – car rien ne se substitue aux sens et aux impressions. Toute représentation cartographique, en effet, passe sous silence une part d’impondérable que les mots ou les symboles ne traduisent pas. La carte en cela n’est jamais qu’une alternative au réel ou, au mieux, une « métaphore chiffrée »[2]. D’autre part, les cartes imprègnent nos imaginaires de telle sorte que notre appréciation sensorielle des lieux réels reste aiguillée par des informations subalternes sinon externes, à l’image de ce que nous montre le film intitulé l’Île. Dans ce dernier, l’exploration d’une étendue inhabitée est cadencée par le rythme du vent, les piaillements de la faune locale et le battement des rivages alentours. L’incursion s’accomplit en l’absence de repères cartographiques préalables, ce qui, outre la question de la désorientation, souligne une relation retrouvée à l’égard de la terre et de la nature, au corps également, ne serait-ce qu’en raison de l’expérience de la marche qui s’exerce sur des terrains escarpés et inconnus. Nulle considération topographique – distance, altitude, ou connaissance des reliefs – n’interfère avec la découverte d’une entité géographique dont on s’empare peu à peu, mais qui en parallèle nous échappe continuellement. Aussi le parcours s’agrémente-t-il de divagations et de rêveries soutenues à l’image par des plans contemplatifs qui restituent une dimension poétique.

On perçoit ainsi avec l’Île mais aussi dans d’autres travaux de Pauline Delwaulle cette association entre épure langagière, réappropriation et poétique du lieu, comme avec le projet Terra Incognita. Nous nous rendons alors compte qu’en vue de réhabiliter une forme de poésie dans les imaginaires géographiques, qu’il est indispensable, paradoxalement, de se laisser désorienter par ces cartes.

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Terra Incognita (développement en cours), Installation numérique interactive, carte présentée sur table tactile et imprimante, 2013-2016.

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Terra Incognita (développement en cours), Installation numérique interactive, carte présentée sur table tactile et imprimante, 2013-2016.

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Terra Incognita (Planisphère), Impression pigmentaire des données de la carte Terra Incognita, 100 x 100 cm, 2014.

[1] Alfred Korzybski, Une carte n’est pas le territoire : Prolégomènes aux systèmes non aristotéliciens et à la sémantique générale, Paris, Éclat, 2007.

[2] Emmanuel Hocquart, Un privé à Tanger, Paris, P.O.L, 1987.

Image de couverture : Équinoxe moins deux minutes, Installation lumineuse, deux caisses 125 x 75 x 30 cm, en collaboration avec Sébastien Cabour, menuisier : Pierre Lelay, 2015. « L’une des boîtes reproduit la lumière au soleil sur la neige, et l’autre, la lumière à l’ombre sur la neige, simultanément, tout au long des 24h d’une journée d’équinoxe au pôle. Le 20 mars 2015, une éclipse solaire totale avait lieu le jour de l’équinoxe ».

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Samuel Yal. La fulgurance chaotique


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Synesthésie, 2016,porcelaine, 28 x 17 x 39 cm

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Aura, 2015, porcelaine, or, dimension variable

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Dissolution, 2012. porcelaine, 180 x 180 x 150

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Nœvus, 2016 , court-métrage d’animation (photogrammes), 7 minutes

Deux temps, deux mouvements aussi éloignés l’un de l’autre que la vie et la mort, mais réunis en un élan indiscernable. Il y a dans le travail de Samuel Yal un appel constant pour des pôles qui, loin de se contredire, au contraire, se complètent en laissant échapper un souffle discret, un soupir fragile mais incommensurable. Faisant écho à une dialectique de la nature qui voit ses forces adverses cohabiter, se combattre, interagir l’une sur l’autre et composer les deux faces d’une même réalité, il est toujours question chez Samuel de jouer sur ces antinomies aux contours existentialistes : le corps et l’esprit, l’intérieur et l’extérieur, le vide et le plein, le mouvement et le repos.

Aussi est-ce pourquoi on perçoit de ces œuvres l’ambivalence d’une esthétique où, d’un côté, se déploie l’expression de la plénitude, de la lenteur et peut-être de la vulnérabilité – à l’image de ces visages clos, un peu méditatifs et faits de porcelaine – et, de l’autre, une forme de fulgurance chaotique à travers la dispersion tous azimuts, la déflagration et la déconstruction. C’est ce qui permet, en s’attachant aux processus de contraction et d’éclatement, de révéler une fluence entre deux mouvements contradictoires ; fluence qui manifeste la concrescence, le changement d’état et le passage d’une réalité à une autre. En cela, on y discerne jusque une forme d’âpreté, si ce n’est de violence inorganique qui pourtant arbore une dimension créative sinon créatrice. Effectivement, de par la façon avec laquelle les œuvres semblent se maintenir en un temps suspendu – comme figée par un appareil photographique qui interromprait le cours des choses, ou littéralement en adoptant une configuration flottante –, il semble toujours que soit dévoilée, de façon paradoxale, la promesse d’une naissance nouvelle. Le tour de force est alors d’affleurer à des questionnements universels en se portant à l’échelle du corps, de l’homme, de soi sans doute.

Image de couverture : Impression, 2012 visage, porcelaine, 30 x 17 x 10 cm

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L’Asymétrie des cartes. Le Grand Café & le LiFE, Saint-Nazaire


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Lawrence Abu Hamdan, Conflicted Phonemes, 2012, Installation, dimensions variables, Courtesy de l’artiste et Galerie Mor Charpentier

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Lawrence Abu Hamdan, Conflicted Phonemes, 2012, Installation, dimensions variables, Courtesy de l’artiste et Galerie Mor Charpentier

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Milena Bonilla, Size/To Sell or To Rent, 2006, Installation (table, laine), dimensions variables, Courtesy de l’artiste et Galerie Mor Charpentier

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Mark Boulos, All That Is Solid Melts into Air, 2008, Vidéo, 14’20’’, Courtesy de l’artiste

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Marcos Avila Forero, Cayuco – Sillage Oujda Melilla. Un bateau disparaît en dessinant une carte, 2012 Vidéo, 17’, Courtesy de l’artiste et Galerie Dohyang Lee

L’exposition « L’Asymétrie des cartes » que présentent le Grand Café et le LiFE à Saint-Nazaire, explore des problématiques géopolitiques où se réactualisent les disparités entre l’Occident et le reste du monde. Adoptant diverses approches cartographiques, les œuvres développent notamment les thématiques de la frontière et du territoire.

Alors que certains projets ont déjà été montrés en d’autres lieux, ce qui retient notre attention repose non tant sur l’exploration des dissonances culturelles ou sur le travail de restitution d’expériences transitoires, mais sur le développement d’une logique topologique, partant de la présomption selon laquelle les représentations cartographiques seraient, par essence, les plus adaptées en vue de figurer « les flux de capitaux ou de populations »[1]. En effet, ce qui incombe avec l’approche topologique est, d’un côté, la disposition des choses les unes par rapport aux autres et, de l’autre, une saisie du réel qui opère sur le mode de la simultanéité et de la coexistence d’entités hétérogènes. Ceci permettrait aux artistes de signifier la complexité des configurations, le jeu des relations, voire les tensions entre diverses composantes.

Dans cette optique, l’ambitieux projet Conflicted Phonemes de Lawrence Abu Hamdan semble particulièrement représentatif, dans la mesure où la carte est employée dans sa capacité à offrir une vision d’ensemble plus à même de spécifier l’aspect réticulaire des relations régissant les trajectoires humaines. Dans le prolongement des travaux de Mark Lombardi ou du collectif Bureau d’Études, l’artiste jordanien mène un abondant travail d’investigation tout en sondant des Somaliens ayant vu leur demande d’asile refusée après un test d’analyse du langage. Il en résulte un vaste organigramme qui synthétise de façon chronologique les échanges communautaires et langagiers, les déplacements migratoires et l’hybridation des populations. Surtout, est mise en avant la complexification progressive des identités et des individus au cours du temps, laquelle s’avère intégralement corrélée aux événements historiques qui, le plus souvent, sont marqués par des guerres et des famines. L’assimilation d’un grand nombre de données souligne ainsi une dimension informative, donc dénonciatrice, faisant de la carte un possible outil de subversion.

S’il s’agit ici de pointer ce qui échappe aux dispositifs techno-politiques de décision et de contrôle, à savoir la complexité inhérente à tout individu que l’on tente de confiner à des normes arbitraires, aussi faut-il rappeler que la carte, en oscillant toujours entre regard esthétique et lecture politique, constitue l’une des généalogies possibles du regard panoptique[2]. En cela, l’exposition tend parfois à une exploration générique de la carte, tandis que sa nature contradictoire reste encore à méditer.

[1] Nicolas Bourriaud, « Topocritique : l’art contemporain et l’investigation géographique », in GNS, Catalogue d’exposition, Paris, Cercle d’art, 2003, pp. 19-20.

[2] Christine Buci-Glucksmann, L’œil cartographique de l’art, Paris, Galilée, 1996, p. 24.

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Le corps de la peinture. Myoung-heui Ryu


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Un coeur superficiel, acrylique et huile sur toile, 83 x 101,5 cm, 2012.

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Entre l’eau et la terre, acrylique sur toile, 50 x 60 cm, 2012.

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Engloutissement, jeu de l’eau avec l’eau, acrylique sur toile, 200 x 450 cm, 2009.

Parce que les formes et les couleurs se suffisent parfois à elles-mêmes, il n’est pas toujours facile, lorsqu’on aborde la peinture, de trouver les mots les plus appropriés ; les sensations et les affects échappent au langage, ils n’ont ni corps ni matière, l’expérience peut primer sur le reste. Comme nous le montre Myoung-heui Ryu, cette expérience est ce qui enjoint l’artiste aussi bien que le spectateur à plonger au cœur de l’œuvre dans un rapport de réciprocité. Le regard peut façonner la toile qui en retour, nourrit le regardeur.

L’artiste sud-coréenne propose justement, de façon exemplaire, une peinture qui immerge. Ses toiles non figuratives ouvrent des espaces bleus animés de flux et de tensions ; on y devine des gestes amples et violents, mais aussi le poids des couleurs qui s’abattent sur la toile, comme une pluie sourde sur le sol asséché.

La force de ces peintures est de laisser émerger, simultanément, une sorte de plénitude qui imbibe, qui noie le regardeur. L’œuvre se veut donc duale, elle joue des paradoxes et inverse les rôles. Les contradictions se lient et se complètent car quelque chose survient et dans le même temps, fuit. Ces Corps fluides témoignent ainsi d’une énergie tumultueuse ; les lames bleues paraissent cisailler des flots maritimes, au même titre que l’artiste catapulte ses couleurs sur la toile. De puissantes tempêtes apparaissent, les tourbillons ourdis par des flux aquatiques peuvent refléter des tourments intérieurs.

De là, les couleurs simulent la vie en toute chose. Elles en manifestent la puissance et l’incertitude, l’indomptable et l’impétuosité, mais également le calme et le relâchement. L’ordre et le chaos s’enlacent, ce qui se mêle, aussi se démêle. Parce que l’eau matérialise la synthèse des contraires, elle est ce qui reste et ce qui s’évade. Ou peut-être est-elle le temps qui s’écoule et prend corps. Aussi est-ce le propre de l’eau et de la fluidité que de s’emparer des antinomies pour mieux les amalgamer. L’expérience des entrelacs à laquelle nous invite l’artiste construit donc une œuvre relativement circulaire, ou plutôt, fluide, car il s’agit d’éprouver cette eau, de la vivre, de devenir l’élément liquide pour mieux en discerner les bruissements, ceux de l’âme, peut-être, ceux de la probité universelle, sans doute. Ce sont parfois les cascades et les chutes d’eau les plus élevées qui s’avèrent les plus apaisantes. Bachelard et bien d’autres avant lui nous rappelaient à quel point, en effet, les éléments participent d’un tempérament, d’une psychologie si ce n’est d’une philosophie, d’une philosophie de soi aussi bien que d’une philosophie du monde. L’eau synthétise le mouvement de soi – parce qu’elle a des vertus oniriques par exemple, parce qu’elle suscite l’imagination, donc la production d’images –, elle figure en outre les forces du cosmos et le cycle de la vie, en conformité avec une pensée de la fluidité et du devenir, telle qu’on la retrouve dans les pensées orientales ou Héraclitéennes.

Si donc l’eau et les principes qui l’animent, sont à l’origine de toute chose, ils en sont aussi la fin. Comme l’eau, la peinture coule et les mots glissent, passent et se renouvellent. Les toiles bleutées de l’artiste explorent ainsi le paradoxe d’une fluidité qui se met en abîme, puisque c’est par l’eau que l’eau se révèle.

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Un long chemin, acrylique sur toile, 71 x 101 cm, 2011.

Exposition  Artistes Sonamou, La Fabrique galerie, 2, rue Édouard Vasseur, Ivry sur Seine, du 16 septembre au 1er octobre  2013.
Image de couverture : Relation IV, acrylique sur toile, 81 x 65 cm, 2012.

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« La Pop culture était dans l’art, désormais l’art est dans la pop culture », Robert Wilson : Videos Portraits of Lady Gaga


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Flying (Making off), Video, 50 min, Ed. unique, RW 1227, 2013.

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Flying (Making off), Video, 50 min, Ed. unique, RW 1227, 2013.

L’actualité particulièrement abondante de Robert Wilson à Paris, déjà présent au Louvre et au Festival d’Automne, passe également par la galerie Thaddaeus Ropac. Comme dans le cadre du musée parisien, Lady Gaga en est la muse. De célèbres portraits picturaux sont reconstitués par le biais de la vidéo, la Mademoiselle Caroline Rivière de Jean-Auguste-Dominique Ingres et La Tête de Jean-Baptiste d’Andrea Solario voient leurs motifs remplacés et superposés au visage de la star de la Pop Américaine.

Plus précisément, ce sont deux temps de l’image qui s’entrelacent. Celui réputé inerte et intemporel du portrait en peinture, et celui mouvant, vivant, du portrait vidéo. L’amalgame participe à un sentiment étrange, celui où l’on voit des traits brossés à coups de pinceaux alors que les paupières vacillent, que les souffles sont perceptibles, et que la vie semble se frayer un chemin à travers ces corps immobiles. Sentiment renforcé par l’allusion partielle au fait mortuaire, ces têtes qui gisent et ces chairs qui s’appesantissent ont quelque chose d’une violence caravagesque, là où l’espace assombri de la pièce est nimbé d’un murmure musical aussi funèbre que religieux.

Deux temps de l’image, mais aussi deux ordres, la vie et la mort, et une étrangeté latente, sans doute provoquée par la nécessité d’y percevoir des corps hybridés où s’animent des flux divergents. Celle surtout suscité par l’incursion du visage de Lady Gaga dont on se surprend à en reconnaître les traits autant qu’ils semblent simultanément disparaître. C’est en effet le changement de nature que semble apprécier Robert Wilson chez la star qui, ici, se mue en comédienne, en caméléon, capable de se mettre dans la peau d’un autre, fut-il d’un autre temps. Inversement, cela permet comme l’indique la chanteuse, de laisser revivre l’esprit du peintre, ou plutôt, de considérer avec nos yeux d’aujourd’hui ce qui fut perçu avec les yeux d’autrefois.

En tout point, donc, de l’hybridation et de l’instabilité visuelle, des mouvements qui n’en sont pas vraiment et des équilibres qui vacillent, ce que ne contredisent pas d’autres collaborations entreprises par les deux artistes, notamment au Louvre où on la retrouve suspendue à une corde, la tête vers le bas, ou ailleurs, lorsqu’elle incarne le Marat assassiné de David ; le mélange se prolonge jusqu’aux genres artistiques, elle qui déjà avait travaillé avec Marina Abramovic et Jeff Koons. Si l’art s’est déjà imprégné de la culture populaire, désormais, nous en arrivons à un point où le phénomène inverse se réalise, lorsque des artistes tels que Kanye West font l’objet d’une pétition pour devenir le conservateur de la Biennale de Venise, ou lorsque Jay-Z participe avec Abramovic à une performance. Sans doute perçoit-on l’intérêt plastique, esthétique et intellectuel qu’il y a pour des artistes voués à séduire les foules, à arborer les codes de représentation, de construction et de conceptualisation d’un geste créatif ; sans doute y perçoit-on également la volonté d’élargir les publics. Comme le clame Lady Gaga dans l’une de ses dernières chansons, « La pop culture était dans l’art, désormais l’art est dans la pop culture, l’art est en moi »[1]. De telles collaborations profitent forcément à chacun des intervenants, quand parfois l’un écrase l’autre de sa notoriété, car les publics sont non seulement multiples, mais compris dans un rapport de force disproportionné. Quelque part, quelque chose résiste continuellement dans ce mélange des genres, comme la sensation que l’art contemporain, à nouveau, doit se parer de ses plus beaux atours pour s’ouvrir au plus grand nombre. Mais c’est une erreur, car c’est bien l’inverse qui se produit.

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L’exposition Robert Wilson, Video Portraits of Lady Gaga, à la galerie Thaddaeus Ropac, du 30 novembre 2013 au 11 janvier 2014.

Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, Paris/Sazlburg
photo : Philippe Servent ; image de couverture : Mademoiselle Caroline Rivière d’après Jean-Auguste-Dominique Ingres, Video, loop, Ed. 1/3, RW 1225, 2013.
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Philippe Parreno : Anywhere, Anywhere Out of the World


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Installation Petrouchka de Stranvinski, enregistré par Mikhail Rudy sur un piano Yamaha « Disklavier », Vue de l’exposition de Philippe Parreno, « Anywhere, Anywhere, Out Of The World », Palais de Tokyo, 2013.

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Vue de l’exposition de Philippe Parreno, « Anywhere, Anywhere, Out Of The World », Palais de Tokyo, 2013. Photo : Aurélien Mole.

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Zidane : un portrait du XXIème siècle, Vue de l’exposition de Philippe Parreno, « Anywhere, Anywhere, Out Of The World », Palais de Tokyo, 2013. Philippe Parreno, , 2006. © Philippe Parreno, Douglas Gordon.

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Zidane : un portrait du XXIème siècle, Vue de l’exposition de Philippe Parreno, « Anywhere, Anywhere, Out Of The World », Palais de Tokyo, 2013. Philippe Parreno, , 2006. © Philippe Parreno, Douglas Gordon.

L’exposition de Philippe Parreno au Palais de Tokyo nous invite à une déambulation multidimensionnelle où les axes de lecture se chevauchent aussi bien que les œuvres présentées sont protéiformes. De nombreux commentaires saluent la complexité du dispositif et la richesse des expériences proposées. D’autres au contraire soulignent l’absence de repère, la grandiloquence des effets de spectacle et le tumulte des signifiants.

Ce qui retient notre intérêt est la persévérance avec laquelle les projets présentés arborent une trame discursive alternant entre une sensation de contrôle, de précision, de haute-définition, et la vacuité des phénomènes voués à disparaître aussitôt apparus. Chacune des pièces et installations paraît s’agiter selon un rythme calculé qui pourtant s’étiole, se renouvelle et surprend au fur et à mesure que l’on progresse dans l’exposition. C’est ce qui explique qu’à maints égards, le Palais de Tokyo soit devenu une sorte d’organisme vivant qui respire, se contorsionne, varie selon les humeurs et les instants, tout en semant des impressions sollicitant chacun de nos sens. Comme dans le souvenir flou d’un vieux film – ou plutôt, un rêve, une hallucination, une fantasmagorie diligentée par la mémoire et l’oubli –, les images et les sensations nous imprègnent sans qu’on parvienne pour autant  à les recueillir. Certaines œuvres nous hantent – à moins que cela ne soit leur mode d’apparition – à l’image de cette mélodie évanescente qui rejaillit en tout lieu du bâtiment, instaurant une ambiance autour de laquelle le spectateur est invité à se construire des bribes de sensations glanés ici et là. Une trame sensorielle, diffuse et fantomatique semble persister, les œuvres explorent des univers composites qu’il faut rassembler comme les pièces d’un immense puzzle.

Dans l’immense espace qui suit, des images aussi imposantes qu’impressionnantes d’un nouveau-né qui se brouillent à mesure que l’on s’en approche. Nous constatons finalement que l’écran se compose d’une multitude de néons qui s’activent comme un immense panneau d’affichage hyper sophistiqué. L’image n’est plus vraiment une image, elle est le résultat d’un subterfuge technique qui sait inonder l’espace et le temps qui nous environnent, à l’instar de ce piano qui s’anime de lui-même pour jouer un mouvement du Petrouchka de Stravinsky, de cette pièce qui s’embrase d’une lumière phosphorescente, confirmant que les murs possèdent bien des secrets. Au sous-sol, la chorégraphie de sons crachotés par des néons dansants clame une autonomie créative où accords et désaccords peuvent déchirer l’obscurité de leur timbre fibreux et industriel. D’abord une concertation, puis une ouverture, et enfin, le concerto. Quelque chose articule l’ordre à l’aléatoire, l’instant se fait spatial, comme l’assurent ces ambitieuses projections démultipliées de Zidane qui quadrille le terrain de son regard, voit et anticipe, car rien n’est décidé à l’avance. Philippe Parreno parvient ainsi à produire une succession d’événements qui clignotent, meurent et se ravivent perpétuellement. L’exposition vit tout en passant à travers les règnes : à la fois machinique et organique, automatisée et créative, elle interroge à nouveau frais la relation que l’art et la technique ont toujours entretenue, dès lors qu’il s’agit pour l’un et l’autre de cohabiter afin de produire ces blocs de sensation propices à l’émergence de réalités aussi nouvelles que persistantes.

L’exposition Philippe Parreno. Anywhere, Anywhere Out of the World, au Palais de Tokyo, du 23 octobre 2013 au 12 janvier 2014.

Image de couverture : The Writer, Vue de l’exposition de Philippe Parreno, « Anywhere, Anywhere, Out Of The World », Palais de Tokyo, 2013. Philippe Parreno, 2007.

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Iseo. Quand voir c’est s’émouvoir


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Everywhere is your hometown, miroirs, 2013.

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Everywhere is your hometown, miroirs, colonnes signalétiques pivotantes, 2013.

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Devenir-conteneur, Ruban adhésif, 2002-2009

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What Happened There? A Lady, Video, 2006-2007

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What Happened There? Black Plastic, vidéo, 2006-2007

L’essentiel se trouve parfois enfoui au cœur des choses. Ce qui se trame dans les profondeurs prend le pas sur les effets de surface, et si l’on dit que le meilleur est à l’intérieur, que l’herbe pousse par le milieu, c’est parce qu’il faut insister sur les processus en cours plutôt que sur les identités immuables.

Ce mode de pensée est investi par l’artiste sud-coréenne Iseo tel un leitmotiv, une logique de l’entre-deux se déploie au fil de ses recherches, arborant une littéralité sociale et actuelle dans la série d’installations et de performances intitulée Devenir-conteneur. Les caissons de marchandises multicolores et métalliques, symboles d’un capitalisme globalisé, insistent avant tout sur l’importance de leur contenu au détriment des formes géométriques et sérielles, des coloris industriels ou des logos qu’ils arborent. L’artiste les détoure, les transforme en galerie d’art ou les laisse en suspension, revendiquant la multiplicité des fonctions qu’ils peuvent occuper plutôt que l’immédiateté du sens dicté par les apparences. Si un conteneur sert aussi bien à abriter des bureaux qu’à décrire des espaces de restauration, l’artiste fait valoir l’autorité qu’exerce la mobilité sur l’identité, ou plutôt la vacuité des représentations figées au profit de mondes intérieurs qui, parce qu’ils ne se donnent pas immédiatement au regard, en deviennent des objets éminemment esthétiques.

C’est précisément cela que tente de mettre à jour l’artiste : un imperceptible je-ne-sais-quoi qui demeure en toute chose, s’agite et affecte, passe entre les genres et nous interpelle. En parcourant ses travaux nous constatons que la mobilité de l’entre-deux tient lieu de mécanique opératoire et s’élève au rang de principe universel, dès lors que le monde, les êtres, les villes et les objets sont en soi des « conteneurs » immuablement mobiles ; ainsi qu’elle nous l’évoque, notre curiosité pour les mouvements, les circulations et les passages naît aussi des sensations et des réminiscences, des projections intimes et des imaginaires, des histoires vécues ou rêvées..

De façon littérale, avec les deux vidéos de la série What Happened there? respectivement intitulées A Lady etBlack Plastic, c’est l’entre-deux de la perception qui est exploré. On y voit d’abord une image, une posture, une immobilité, celle d’une jeune femme nous faisant face, droite et sévère. Puis un cheminement se met lentement en place, décrivant une situation à la fois absurde et caustique. L’artiste en robe noire et juchée sur des talons s’évertue à jongler avec un ballon de basket, elle le fait passer entre les jambes puis finalement s’arrête et reprend sa pose initiale, impassible. Dans la seconde vidéo, une étrange forme noire gît sur le sol. L’artiste s’en approche et, à l’aide d’une pompe à pied, gonfle cette masse de plastique noire pour la muer en dauphin au sourire narquois, plus adapté aux bassins aquatiques surpeuplés d’enfants. Sur un air de tango, la bouée est ensuite laborieusement dégonflée par la jeune femme qui repart après avoir écrasé de tout son poids l’amas informe, le renvoyant inerte sur le sol, enveloppé de son mystère initial.

Dans les deux vidéos, les images de départ et de fin sont absolument identiques. Ce qui compte est donc le déroulement de ce temps intermédiaire où il semble que la dérision se soit heurtée à l’incompréhension. C’est la perception qui est interrogée, et plus précisément, la perception de ce qui arrive, de ce qui surgit pour immédiatement s’évanouir. L’évènement semble alors prisonnier d’une sorte d’ambivalence temporelle, ainsi que l’indique Deleuze : « C’est comme les énormes lutteurs japonais dont l’avance est trop lente et la prise trop rapide et soudaine pour être vues : alors ce qui s’accouple, ce sont moins les lutteurs que l’infinie lenteur d’une attente (qu’est-ce qui va se passer ?) avec la vitesse infinie d’un résultat (qu’est-ce qui s’est passé ?) »[1].

Peut-être un peu de tout cela, dans la mesure où ce que nous percevons du monde est contaminé par ce que nous lui apportons, même si ce monde est chargé de récits et de fables tragiques, à l’instar de Pompéi. Bien qu’à moitié détruite, on y découvre des amphithéâtres, des temples et des ruelles pavées de pierres encore creusées par le passage des chars et des premiers véhicules. On y reconnait également des bains publics qui, par leur organisation, ne sont pas sans rappeler ceux que l’on trouve de nos jours en Corée. Les colonnes pompéiennes paraissent immuables mais, au contact d’une perception affectée, elles se modulent et fondent comme des bougies, rappelant que rien n’est éternel, pas même les fondations les plus robustes qui ne peuvent que s’effriter au contact des tourments intimes. Pour Iseo, voir, c’est s’émouvoir car le temps passe fatalement, il instaure un entre-deux de la perception appelant à la confrontation des ressentis ou plutôt, met en présence deux réalités hétérogènes promises à une conversation sensible, à l’image de cette mappemonde faite de miroirs (Everywhere is your hometown). Éprouver le devenir, le vivre, signifie en effet être partout et nulle part à la fois, dès lors que le monde nous compose tout autant que nous l’habitons.

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Column Resisting to Time, Photographie de colonne réalisé en cire, 2012.

Toutes les photos : courtoisie de l’artiste (www.iseo-art.com)
Image de couverture : Lago Agrio, Equateur, photographie Lambda Print, 80 x 60 cm, 2012

[1] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 473.
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L’éternel retour de l’événement. Tacita Dean


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The Green Ray (extrait), film couleur, 16mm, muet, 2min 30 sec, projection en boucle, 2001.

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The Green Ray (extrait), film couleur, 16mm, muet, 2min 30 sec, projection en boucle, 2001.

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The Green Ray (extrait), film couleur, 16mm, muet, 2min 30 sec, projection en boucle, 2001.

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The Green Ray (extrait), film couleur, 16mm, muet, 2min 30 sec, projection en boucle, 2001.

Inspiré d’un film d’Eric Rohmer réalisé en 1986, The Green Ray de Tacita Dean se rapporte à une histoire ancienne dans laquelle un mince faisceau vert apparaît précisément lorsque le dernier rayon de soleil s’éteint dans l’océan, au large des côtes africaines bordant l’océan Indien. La vidéo de deux minutes trente, tournant en boucle, implique de la part du spectateur une longue patience, confrontant le temps de son attente personnelle et psychologique à la réalité temporelle du lent déplacement de l’astre solaire.

Or, le rayon vert, s’il a réellement surgit, a été tellement prompt qu’il s’avère difficile pour quiconque d’affirmer avec certitude s’il l’a vu. L’événement attendu semble s’être esquivé au regard du spectateur qui pourtant scrutait avec attention la ligne d’horizon. Alors que le passé et le présent auraient dû se scinder en deux entités distinctes, est apparue une sorte d’unité temporelle et indescriptible dans laquelle la perception du rayon semble avoir été prise en défaut, ainsi que l’écrit Jean-Luc Nancy : « il n’est là que le temps d’un spasme bref, et l’occasion de le voir est rare »[1].

Outre l’indéniable qualité poétique et visuelle de ces images qui s’écoulent avec lenteur, le spectacle des éléments noue une sorte d’intrigue puisant simultanément dans la patience et la curiosité de celui qui l’observe. Ce qui ne devait constituer qu’un simple coucher de soleil prend des allures de ballet cosmique et vertigineux. Le spectateur paraît se confronter à l’épopée destinale d’un monde qui ne cesse de mourir pour mieux renaître, tout en plongeant son regard mélancolique dans une sorte d’abîme de la perception, puisque l’événement qui s’offre à lui est au final un non-événement. Le temps paraît ainsi figé, les images sont quasiment immobiles, alors que le soleil suit son cours inexorable. Hésitant entre la sensation de l’avoir réellement vu et la simple impression de l’avoir vu, le rayon vert s’immisce entre réalité et imaginaire. Qu’est-ce qui, dès lors, est réellement perçu ?

L’événement semble en quelque sorte escamoté, le rapport à la narration est annulé par les dispositifs cycliques que l’artiste met en place afin de contrarier aussi bien la certitude que l’imprévisible. Le coucher de soleil renvoie alors à une forme de contraction temporelle qui est assimilé à un hors temps, ainsi que l’indique Julia Garimoth : « Le recours à des moments répétitifs permet à l’artiste de ne pas trahir le changement inhérent au monde, mais de le soustraire au temps »[2]. L’utilisation d’un plan fixe favorise la mise en relief de l’aspect cyclique qui se manifeste à la fois par le dispositif en boucle de la vidéo et la trajectoire du soleil. The Green Ray en devient une œuvre contemplative, produisant dans l’œil du spectateur un sentiment de flottement entre inéluctabilité et surprise. Tacita Dean parvient ainsi à nous laisser prendre la mesure du temps qui passe, en dévoilant son évidement. L’aspect rythmique de certains mouvements contribue pareillement à cette perte de continuité narrative, comme nous pouvons le constater dans la plupart de ses autres travaux, notamment celui portant sur la tour Fernsehturm réalisé en 2001. Un restaurant circulaire situé dans la tour berlinoise opère une rotation continue sur lui-même, une caméra panoramique fixant les va-et-vient anonymes des personnes qui l’occupe, tout en relevant ici aussi la trajectoire des astres. Un aspect cyclique intervient également dans d’autres travaux comme Disappearance at sea II, où le mouvement d’un phare découpe l’horizon maritime de ses signaux lumineux.

Si donc le retour cyclique du temps vers lui-même contribue au sentiment d’arrêt temporel plus propice au ressassement perceptif de l’événement qui surgit, le temps semble alors s’effondrer continuellement, redistribuant à chacune de ses occurrences les fondements du passage d’un état vers un autre. En cela, Jean-Luc Nancy affirme qu’il y a chez Tacita Dean de l’éternel retour[3]. A travers ce temps qui se disloque, c’est le présent de l’événement qui est affirmé de façon permanente, sans pour autant que la nature de ce présent soit la même ; l’Eternel Retour nietzschéen nous indique que l’événement ne possède pas de condition initiale ou finale, au sens où il n’aspire à aucun état d’« équilibre ». Il bénéficie au contraire d’un régime d’existence en quelque sorte fondé sur lui-même, ce qui n’élude pas un temps cosmique qui lui poursuit son cours. Le cycle de la vidéo qui tourne en boucle et répète les mêmes images peut prêter à confusion car ce n’est pas le « même » qui doit revenir dans l’éternel retour. Ce qui revient est chacune des aspérités du moment présent : l’événement devient, continuellement.

Nous constatons chez l’artiste britannique que la relation qu’elle entretient avec les récits passés est à l’avenant de l’ordre de la répétition ou plutôt, de la reconstitution. Le naufrage du marin Crowhurst et la présence de la passagère clandestine dans la série des Disappearance at Sea sont reformulés, l’itinéraire pour retrouver la Spiral Jetty dans le projet Trying to Find the Spiral Jetty tient lieu d’hommage mais aussi de quête initiatique. L’enquête portant sur des faits oubliés constitue une approche récurrente, comme dans The Story of Beard en 1992.

On a ainsi souvent abordé le travail de Tacita Dean comme une tentative de manifester la poésie mystérieuse du temps qui s’effiloche, en insistant sur la rareté des instants précieux, mais aussi en pointant la beauté grandiloquente des forces cosmiques qui animent tout devenir. C’est en nous confrontant à un temps abyssal que le présent paraît éternel, quand étrangement, c’est le passé qui est ressassé, comme le souligne Jean-Luc Nancy : « L’éternel retour n’affirme pas seulement un éternel présent, il affirme aussi bien l’éternel passé de ce présent, car il forme le retour de ce qui ne peut revenir et qui ne cesse de couler au fond dans un éternel naufrage »[4]. L’idée de perte et d’abandon accompagne en effet celui qui se meut dans l’immensité d’un espace temporel sans direction particulière. Vivre le temps, comme nous y invite Tacita Dean, se produit un peu à la manière d’un voyageur dans le désert ou d’un marin sur les océans qui en dépit de ses efforts, reste sur place. Le Revenir de l’Eternel Retour nietzschéen est d’abord un retour vers sa propre condition, ce qui a pour conséquence directe de confronter le mouvement permanent à une certaine immobilité. Le temps peut ainsi se concevoir selon une dimension immanente qui fait coexister son déroulement objectif, universel, avec sa perception par le spectateur.

Ainsi, le voyage immobile auquel nous invite Tacita Dean consiste à voir dans l’insignifiance et les petits riens une épopée existentielle. Il se passe si peu de choses lorsque l’on scrute la nuit tombante, comme dans la vidéo intitulée Banewl qui relate la lente progression d’une éclipse solaire dans une ferme anglaise jusqu’au retour du jour. Pourtant, jamais les rythmes et les cycles qui cadencent la vie de cette ferme n’ont cessé de clamer leur appartenance au monde. Tout se passe comme si deux ordres cosmiques se confrontaient en un combat temporel laissant opérante la contradiction inhérente à toute logique du devenir. Ici, un ordre humain, bercé par sa dimension psychologique et individuelle, s’oppose à l’ampleur des agréments cosmiques. C’est en cela que l’événement est perçu, que le temps est vécu, pourvu que cohabitent deux facettes chez le voyageur immobile. L’événement se tourne vers celui qui le contemple et se replie simultanément sur lui-même, faisant cohabiter le passé et l’avenir, au détriment du présent. Le temps échappe ainsi à la causalité et ne s’envisage plus en fonction d’un dénouement, il piétine et trébuche, il se suffit.

Si la répétition entraîne la différence avec elle, c’est qu’un regardeur est toujours en mesure d’en faire la constatation, la construction « mentale » naît de sa perception. Toute connexion au monde en vue d’en saisir le mouvement, suppose qu’à un moment donné soit entretenu un rapport « vital », au sens nietzschéen d’un accompagnement. Percevoir l’événement, c’est se laisser affecter par lui. Il ne s’agit ainsi non tant de s’en remettre à la saisie d’un « mobile » qui se déplace, mais à la capacité de capter une certaine intensité au cœur de toute chose.

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Fernsehturm (extrait), film, 16 mm, 2001.

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Fernsehturm (extrait), film, 16 mm, 2001.

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Fernsehturm (extrait), film, 16 mm, 2001.

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Fernsehturm (extrait), film, 16 mm, 2001.

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Fernsehturm (extrait), film, 16 mm, 2001.

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Fernsehturm (extrait), film, 16 mm, 2001.

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Banewl, film couleur, anamorphique, son optique, 16 mm, 63 min, 1999.

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Banewl, film couleur, anamorphique, son optique, 16 mm, 63 min, 1999.

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Fax d’instructions du Arts Council of Utah pour trouver la Spiral Jetty, 1997.

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Fax d’instructions du Arts Council of Utah pour trouver la Spiral Jetty, 1997.

[1] Jean-Luc Nancy, « L’Eternel retour taciturne », in Tacita Dean, Textes, Association Paris-Musées, 2004.

[2] Julia Garimoth, « Tacita Dean, un arrêt sur le temps », in Tacita Dean, op. cit.

[3] Jean-Luc Nancy, op.cit.

[4] Ibid.

Toutes les images, courtesy l’artiste et la galerie Marian Goodman. Image de couverture : Rozel Point, Great Salt Lake, Utah (1997), 1999, diapositive, parfois utilisée pour illustrer Trying to Find the Spiral Jetty.

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Sonic Geometry. Claudia Comte, Galerie Art & Essai, Rennes


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Claudia Comte, Sonic Geometry, 2015, Détail

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Claudia Comte, Sonic Geometry, vue de l’exposition, 2015, Détail

Sonic Geometry, Claudia Comte
Galerie Art & Essai, Rennes

On a pu constater à propos du travail de Claudia Comte une dichotomie entre son intérêt pour des investigations formelles, et le souci de se délester d’une certaine forme de gravité. Alors que les figures géométriques parsèment la plupart de ses installations, il subsiste toujours une part d’évasion à ce qui est communément caractérisé par la rigueur ou l’intelligibilité visuelle. C’est ce que nous vérifions dans le cadre de l’exposition Sonic Geometry présentée par la galerie Art & Essai de Rennes.

Cette ambivalence repose sur le fait que Claudia Comte ne se contente pas de s’enquérir des caractéristiques picturales de la géométrie, dans le prolongement par exemple d’une tradition avant-gardiste qui, autour de 1930 avec l’Art Concret, explore les processus de composition pour ce qu’ils ont d’inflexible et universel. Bien au contraire, il est question de maintenir un dialogue constant entre une picturalité rationaliste et ce qui a priori n’est pas de son ressort. Ceci passe par l’insertion de la géométrie au sein d’un environnement qui la conditionne aussi bien que par sa confrontation à des sculptures de bois dont la physionomie, justement, a quelque chose d’informe, si ce n’est parfois de désopilant.

Aussi la question de la musique intervient-elle à juste titre avec Sonic Geometry, dès lors qu’une mélodie suppose une syntaxe de notes – c’est-à-dire l’agencement tout sauf aléatoire de sons plus ou moins haut – pour qu’au final soit perçue l’expérience d’un flot continu et fuyant. De là, dans l’espace de la galerie, Claudia Comte n’a de cesse que de jouer avec cet écart entre structure exacte et désinvolture spontanée. Les cercles noirs qui habitent les murs en accompagnant les lignes d’une portée musicale sont peints selon un protocole : des brosses de différentes dimensions préalablement imbibées de peinture tournent autour d’un point central, en un geste unique que l’on devine prompt et adroit. L’amenuisement progressif du liquide laisse apparaitre, à mesure que le cercle s’accomplit, des stries concentriques évoquant la texture synthétique des disques vinyles, tandis que l’opération s’apparente aussi à la gestuelle calligraphique des maîtres orientaux – là où précisément il s’agit de concilier une préparation lente et méditative à la vivacité de l’exécution.

L’espace en lui-même est composé par des structures de bois d’allure parallélépipédique qui allusionnent les modules combinatoires de Sol LeWitt – héritier lointain des injonctions formelles prônées par les tenants de l’Art concret – comme l’affirment les variations de rayures ; chaque pièce semble unique et s’emploie à articuler les pleins et les vides, de sorte que les sculptures organiques de Claudia Comte puissent s’incruster en elles, ou bien se laisser porter, comme posées sur des socles. D’un côté l’architecture presque mathématique qui tient lieu de trame tridimensionnelle, de l’autre des sculptures représentant des fémurs dont on s’imagine appartenir à une espèce mystérieuse mais éteinte. Or puisque chacun de ces éléments est aussi disposé selon les axes orthogonaux de la galerie, on se dit finalement que les véritables notes de musique ne sont pas celles apposées sur les murs, mais celles qui investissent l’espace.

Ainsi l’étrangeté de ces sculptures osseuses au bois élégant participe d’une forme de décalage. Le caractère insolite des masses à la fois longilignes et courbes s’amuse effectivement de leur relative prestance, de la paradoxale précarité de leur équilibre qu’un rien pourrait contrarier, de leur silence aussi. En conséquence, la perfection de la mesure s’associe à l’imperfection d’un ineffable : « quelque chose fuit » nous dirait Deleuze, quelque chose dont on ne perçoit ni la consistance ni l’objet, mais qui cependant adoucit la rigueur de la rationalité esthétique. Peut-être est-ce cela même que la musique, à savoir l’idée d’une perte, d’une fugue, ou l’irrémédiable sensation de contenir des sons qui nous parviennent au moment même où ils se dérobent.

Une forme de justesse émane donc de l’ensemble de l’exposition – comme s’il s’était agi de trouver l’accord parfait – alors qu’en mimant des motifs paléontologiques, on ne peut s’empêcher de convoquer des temps ancestraux. Il y a bien une dimension naturaliste, voire anthropologique dans les projets de Claudia Comte. Il serait tentant d’évoquer un retour aux sources, mais ce serait sans doute se méprendre sur les intentions véritables de l’artiste. En effet, nul sentiment de nostalgie pour des vertus natives, tout au plus le désir semble-t-il d’ancrer les formes, quelles qu’elles soient, dans une sorte de substrat primordial et essentiel, un monde qui saurait accommoder avec la même convenance les figures géométriques aux formes impromptues qu’offre parfois la nature. Il subsiste donc dans ce travail la puissance de curiosité propre à toute recherche formelle, mais ceci se fait avec l’allant que seuls possèdent parfois les musiciens.

Texte parue dans Revue 02, Hiver 2015-2016, n°76.
Toutes les images courtesy Galerie Art & Essai, photos : André Morin.

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Adrien Couvrat, « Rondes », Galerie Maubert, Paris


Adrien Couvrat, Vortex (détail), acrylique sur résine, diam 100 cm, 2015 Courtesy Galerie Maubert
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Adrien Couvrat, Vortex, acrylique sur résine, 100 cm, courtesy Galerie Maubert, 2015

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Adrien Couvrat, « Rondes », vue de l’installation, courtesy Galerie Maubert, 2015

Adrien Couvrat, Rondes, Galerie Maubert, Paris / 9 décembre – 20 janvier 2016

On a pu insister, à propos des peintures d’Adrien Couvrat, sur l’importance du spectateur, invité à se mouvoir autour des œuvres afin de jouer sur les variations de couleurs et de lumières, ou sur les dissonances que produisaient la perception d’infimes détails. Présentées par la galerie Maubert, celles-ci ont aussi cela d’étonnant qu’elles plongent leur observateur au cœur d’un imaginaire visuel parfois relatif aux phénomènes naturels ou scientifiques, alors même qu’elles s’inscrivent dans l’abstraction la plus souveraine.

En cela, Adrien Couvrat se distingue par exemple des Shaped canvas de Frank Stella où l’on retrouve pourtant le souci d’assimiler la forme à la surface, tout comme la présence de stries labyrinthiques qui, comme dans les Blacks paintings, avaient pour fonction d’ancrer la peinture dans une relative platitude matérielle (flatness), en vue de contrecarrer toute logique de représentation. De cette négation de l’image chez l’artiste français, il faut relever, outre le rôle imparti à la lumière et aux couleurs iridescentes, une impression rétinienne qui se veut vibratoire car irriguée par les sillons concentriques dont l’extrême régularité soulève la question du rythme, de la respiration et de l’ondulation. Il s’avère donc tentant d’associer les Vortex d’Adrien Couvrat au projet de l’art cinétique, car l’acte de perception alterne entre observation rapprochée et vue d’ensemble. Seulement, à la différence des approches purement optiques, ces peintures se doublent d’une mémoire visuelle relative aux merveilles qu’offrent les phénomènes optiques naturels – en évoquant la grâce tourmentée des aurores boréales comme les reflets irisés des élytres de coléoptères –, mémoire également relative aux techniques de pointe, si on se rapporte aux disques multicolores évoquant les CDs aussi bien que les paraboles métalliques des satellites artificiels.

L’exposition, qui présente également des peintures de forme rectangulaire, prend sans doute une autre tournure lorsque l’on insiste davantage sur la figure du cercle, elle qui joue pour beaucoup dans la construction d’une atmosphère aérienne, ne serait-ce parce qu’elle allusionne les corps célestes qui de tout temps ont oscillé entre fascination esthétique et désarroi métaphysique. Or, à mieux y regarder, les sillons sont portés non tant par des cercles concentriques mais par une configuration en spirale. Autrement dit, le phénomène vibratoire répond plutôt à des forces conflictuelles mais continues qui, en dessinant un cheminement tourbillonnaire, écartent tout en rapatriant.

On se plait ainsi à percevoir ces peintures pour leur dimension cosmologique car à travers la figure du cercle et de la spirale, elles font œuvre d’éternels retours où ce qui prime est l’association toujours créatrice entre équilibre et élan émancipateur. De là se donne à voir l’amalgame dynamique entre le proche et le lointain, peut-être le tout et les parties, tel qu’il illustre une sorte de mécanique céleste sinon universelle, où chacun des éléments – réels ou conceptuels – est appelé à graviter autour d’un autre. C’est alors que la place du spectateur prend tout son sens ici, lui qui est invité à se rapprocher des peintures pour mieux en apprécier les antinomies, surtout pour rompre avec la solitude des œuvres qui désormais ne peuvent s’appréhender autrement que dans un rapport d’interaction et d’équivalence. L’adage nietzschéen affirmant que « si nous regardons dans un abîme, l’abîme regarde aussi en nous » ne dit pas autre chose, tant les Vortex d’Adrien Couvrat, hypnotiques mais profonds, font que l’on ne sait plus qui de l’œuvre ou du public examine l’autre.

Julien Verhaeghe

Texte paru sur inferno-magazine le 15 janvier 2016.
Image de couverture : Vortex, détail, acrylique sur résine, 100 cm, 2015.

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Mathieu Mercier, interview avec le curator de « L’Après-midi » à la Villa Arson


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« L’Après-midi », vue de l’exposition, Galerie Carrée, Villa Arson, Nice, 2015.

Entretien avec Mathieu Mercier,
Commissaire de l’exposition l’Après-midi, Villa Arson, Nice, du 4 octobre au 28 décembre 2015

Julien Verhaeghe : Dans votre travail, on y perçoit le souci de la limpidité, de l’autonomie, le fait que l’œuvre doive être explicable d’elle-même. On y entrevoit également l’incidence des avant-gardes et des principes de l’art concret – sans pour autant que cela soit explicite –, pouvez-vous revenir sur votre généalogie artistique dans le cadre de votre travail ?

Mathieu Mercier : Les formes d’art radicales m’intéressent, mais faire un lien directement avec l’art concret, non. L’histoire de l’art moderne n’est qu’une histoire de ruptures, donc, effectivement, les avant-gardes m’ont intéressé car elles ont donné de grands principes, la vision d’une société. À un moment donné, on peut se projeter suffisamment dans le futur pour avoir le désir de construire un ensemble de choses. Par exemple, aujourd’hui, ce qui m’inquiète le plus est que l’on n’a pas de vision du futur, en tout cas pas de vision vraiment positive. Ces visions renvoient aux utopies qui par définition ne sont pas réalisables, mais elles sont quand même nécessaires pour se projeter. Dans le lien que l’on peut faire par exemple dans mon travail à un Mondrian, je ne cherche pas à prolonger ce programme ; ces références vers Mondrian ne sont pas nostalgiques. Ce sont des manipulations de signes…On m’a déjà demandé de faire des conférences sur Mondrian, je n’aurai rien pu dire de plus que ce que l’on en étudie. Ce qui m’intéressait était de travailler avec des choses immédiatement disponibles. Je me suis également appuyé par exemple sur Duchamp, mais c’était une manière de faire des Duchamp avec des Mondrian ou des Mondrian avec des Duchamp.

JV : Ce qui vous intéressait était donc de puiser dans la puissance symbolique de certaines références ?

MM : Oui, il y a un aspect que je trouvais assez intéressant, c’est la relation au signe et à l’objet car j’avais le sentiment que, finalement, on pensait avoir une relation relativement pragmatique aux choses alors qu’on a toujours une relation symbolique qui reste extrêmement forte. Quoi qu’il arrive, on avait beau penser que l’on avait affaire à un « ordre », mais il s’agit de produire des choses extrêmement fonctionnelles, celles-ci étant créées dans un contexte précis avec des tendances esthétiques. Il est probable que de par ces formes produites, arrivé à un certain stade et en raison du progrès qui accompagne leur usage, qu’un objet donné devienne un objet obsolète. En revanche, sa force symbolique s’en retrouverait toujours aussi efficace, et donc, la force symbolique d’un objet est plus efficace que la fonction pour laquelle on avait préalablement dessiné cet objet. Il s’agissait de jouer avec ces idées. C’est aussi pourquoi le ready-made m’intéressait beaucoup.

JV : Au-delà de la généalogie, il y a une sorte de dichotomie dans votre travail entre d’un côté des questionnements d’ordre ontologique que soulève Duchamp, et des questions plus formelles que soulève Mondrian. Comment vous positionnez-vous vis-à-vis de cette possible dichotomie ?

MM : Il n’y en aurait que deux, ça ferait deux camps, mais il y en a davantage que deux. Il est toujours difficile de définir ce qu’est l’art, c’est d’ailleurs ce qui rend sa pratique toujours aussi intéressante. Si on avait trouvé un moyen très précis de le définir, on en serait peut-être débarrassé. D’ailleurs, plus la place de l’art est claire dans certaines sociétés, moins d’une certaine manière il est important. C’est une question de catégorie, alors que ce qui m’importe est justement de casser ces catégories. Ce qui m’intéresse surtout est le fait que l’on évolue dans un monde de signes, c’est-à-dire que l’on ne voit pas ce que l’on n’a pas envie de voir ou ce que l’on ne connait pas. Ce qui signifie que les choses peuvent être retournées très facilement dans les systèmes de valeur ou de perception.

JV : Le modernisme n’est-il pas également une façon d’entrevoir l’œuvre pour ses qualités intrinsèques et autonomes, alors que son dépassement, de façon schématique, laisse entrevoir des questionnements sociaux ?

MM : On peut être encore plus schématique que ça. Selon moi, le sens de l’art n’a jamais changé, les processus ont toujours été les mêmes. On a évoqué à mon propos le fait de commencer l’histoire de l’art à partir de la grotte de Chauvet, mais c’est ridicule. Il me semble que l’analyse de tout ceci est faite effectivement par les anthropologues, les scientifiques qui sont très compétents, mais qui n’ont pas vraiment conscience des processus artistiques. On invite généralement des artistes à ce propos mais pas les bons, pas ceux qui pourront analyser techniquement de quelle façon les choses sont faites. Autrement dit, aucune véritable information n’est donnée, si ce n’est des informations techniques, même si elles sont importantes. Elles contribuent peut-être à déterminer l’importance des outils, mais les processus même qui permettent mentalement de passer du désir, de la projection à la réalisation, sont occultés. Il me semble donc qu’énormément de choses n’ont pas changé et les interprétations ne sont que les fantasmes du présent dans lequel sont élaborées ces représentations. On peut expliquer à chaque fois de différentes façons le rapport entre l’art et son milieu, mais ce n’est pas nouveau, les artistes s’imprègnent de ce qu’ils vivent et on sait très bien que l’art américain n’aurait pas pris cette dimension s’il n’y avait les bâtiments de l’industrie pour les accueillir.

JV : Vous avez donc une activité d’artiste et dans le cadre de l’Après-midi, vous êtes le commissaire de l’exposition. Dans quelles mesures pensez-vous qu’une activité imprègne l’autre ? Par exemple, il semble possible d’orienter l’exposition autour de la thématique de la réitération, du décalage, de la répétition, c’est-à-dire des notions qui pourraient elles aussi intervenir dans le cadre de votre travail.

MM : Dire effectivement qu’il y a une influence de ma vision des choses dans les cheminements semble évident, mais cela n’a pas été un motif prépondérant. Je crois même que les gens voient qu’il y a un travail de mise dans l’espace et que j’y implique des idées propres à mon travail. Je crois qu’on peut dire cela pour la Galerie Carrée, mais j’ai vraiment considéré les travaux pour ce qu’ils étaient. On peut toujours essayer de trouver des points communs, je pense cependant que les points communs ne sont pas suffisant ; ils seraient trop généraux pour vraiment parvenir à construire un propos dans un espace commun. Quand j’ai évoqué le ready-made pour la Galerie Carrée, les quatre artistes impliqués n’ont pas paru très intéressés, mais je pense qu’ils m’ont vraiment laissé m’approprier une partie des références de leur travail plus que leur travail.

JV : Dans votre dispositif curatorial, il y a effectivement un jeu entre la présence des œuvres et le vide qui les articule…comment percevez-vous l’objet dans sa présence ?

MM : Je n’ai pas été invité ici pour faire le parallèle entre ma production et la production des artistes. C’est purement dans l’intérêt de projeter le travail des autres dans l’espace, puis de construire des positions. Le rapport au vide est effectivement présent dans toutes les expositions que j’ai pu construire. Que ce soit avec mon travail ou celui des autres, je considère autant l’espace qu’il y a entre deux choses que les choses elles-mêmes. Le vide permet de laisser circuler le regard et le corps. Dans ce projet à la Villa Arson, il y a sans doute une vision plus complexe mais je considère dans les formes et dans la manière où elles se donnent à voir qu’elles imposent des temporalités, des positions de corps, pour qu’ensuite je les anticipe afin qu’à un moment donné, elles créent des effets de mémoire en fonction des choses qu’on peut regarder. Il s’agit de procéder par séquence et d’avoir la mémoire des choses que l’on vient juste de voir ou même que l’on peut avoir dans le dos. Je pense qu’on peut aussi faire de très belles expos avec de mauvaises œuvres, simplement parce qu’on peut construire des sentiments avec des formes dans un espace qui n’est pas forcément convainquant.

JV : Pour terminer, parce que vous occupez la scène artistique française, pensez-vous qu’il soit possible de dessiner les contours d’un art que l’on qualifierait de français ?

MM : Oui il y a un art français, si on veut redéfinir l’art américain, il y a très peu de distance entre la forme, le discours et le signe. Autrement dit, tout y est toujours très efficace. C’est une société de signe. En revanche, il y a un rapport au signe beaucoup plus complexe dans l’art français, sans prendre forcément Duchamp comme représentant de tout cela, on y retrouve généralement une idée à la base, un processus et une signification…c’est-à-dire trois étapes différentes pour une même œuvre. L’art américain est beaucoup plus binaire, ce qui le rend extrêmement efficace du point de vue de la communication : ce que vous voyez, c’est ce que vous avez …ce que vous avez c’est ce que vous voyez. Dans mon cas, j’ai pu expérimenter cet aspect à de nombreuses reprises dans des expositions de groupe, ou subitement, je me rends compte qu’aux Etats-Unis, les spectateurs avaient énormément de mal à nous identifier les uns et les autres car justement, il n’y avait pas de signature extérieure évidente. Il fallait rentrer finalement dans les démarches de chacun pour différencier quelque chose qui semblait confus pour eux.

Entretien réalisé à l’occasion de l’exposition l’Après-midi (Julien Dubuisson, Ibai Hernandorena, Lidwine Prolonge, Jean-Charles de Quillacq), à la Villa Arson, Nice, du 4 octobre au 28 décembre 2015.

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Être(s) au monde


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Être(s) au monde

L’histoire de l’art a montré combien les préoccupations des artistes se sont affinées au fur et à mesure que se perfectionnaient les connaissances, les idées et les techniques. Un bref parcours des différentes étapes traversées au fil du temps nous rappelle que les conceptions portant sur l’art se sont peu à peu divisées en une multitude de réalités parfois antagonistes. L’art, dans un premier temps, s’est progressivement émancipé de sa vocation symbolique première pour aspirer à la résolution de questions purement formelles, qu’elles soient marquées par un souci de restitution rationaliste ou par la volonté de dissocier le réel de l’évidence, à travers notamment les processus d’abstraction. Dans un second temps, à compter de la seconde moitié du XXe siècle, la nécessité de porter un discours dissident et critique s’est imposée afin qu’émergent des pratiques conscientes du monde qui nous environne, non tant sur le plan de l’émerveillement et de la contemplation, mais dans l’évocation de ses contradictions sociales, culturelles ou politiques. Or, dans cette volonté d’adhérer aux flux du monde, tout en s’accommodant du caractère pluriel de ce dernier, l’art s’est risqué à oublier une forme d’essentialité, tout comme il s’expose à se dissoudre dans la multitude des propositions devenues possibles.

Dans cette optique, l’exposition Être(s) au monde se propose de sonder les connexions qui se tissent entre l’art et le monde qui l’accueille, en soulignant le caractère primordial, voire originel, d’une telle relation. S’il ne s’agit nullement d’opter pour un discours nostalgique qui puiserait dans les origines de l’art ses premières convictions, c’est que le rapport qu’entretient l’homme avec son environnement résiste à l’usure du temps. Non dans l’idée que l’homme nouerait avec son milieu une relation de l’ordre de l’immuabilité, bien au contraire, mais dans la perspective d’un lien si fondamental qu’il constitue le propre de l’homme et, par extension, de toute forme de vie.

Or, parce que bâtir, produire et explorer décrivent des activités marquées par une interaction avec le milieu, tout en demeurant essentielles à la survie et à la perpétuation de l’espèce humaine, on ne peut que souligner la dimension créative d’un « être au monde » toujours changeant. Dans cette optique, « être au monde » est aussi une façon de méditer sur un geste, qui par excellence, se déploie dans le champ artistique.

Cependant, en relevant l’échange qui se produit entre l’être – le verbe – et l’être – au sens d’une entité vivante – nous pouvons souligner l’ambiguïté, sinon l’ambivalence entre ce qu’on appelle conjointement le fait d’exister et le fait de vivre. En conséquence, les artistes réunis dans le cadre de l’exposition Être(s) au monde ont finalement placé un indicible au cœur de leur préoccupation. S’il semble vain, en effet, de prétendre apporter une définition unanime et immuable à l’Être, sans doute est-il préférable, toutefois, de lui insuffler une forme de latence à partir de l’art et des artistes. Alors que les mots, les chiffres et les symboles ne parviennent pas à contourner ce qui résiste au langage, ne revient-il pas aux artistes de jouer leur partition, dans la perspective d’émettre des signaux qui n’ont rien de péremptoire ni de définitif ?

Les différentes approches proposées nous permettent alors de saisir le caractère dual de la notion d’Être, car, en étant fait de chair et de sang, l’homme éprouve à la fois son corps et son monde. C’est ce qui fait de l’homme un être sensible au temps qui passe en lui, aussi bien qu’au temps qui passe autour de lui. De ce fait, il semble important d’insister, dans cette articulation entre l’être et le monde, sur le paradoxe entre contradictions et complémentarité, dans la mesure où s’associent intériorité et extériorité, souci de soi et souci de l’autre. Voici ce que pourrait être la réalité sensible de notre expérience et la réalité objective de ce qui nous environne. En d’autres termes, l’art perçu à travers le prisme de l’« être au monde » exalte un rapport dialectique, car il consiste à affecter tout en faisant que l’on soit affecté. Seulement, parce que toute création est une proposition que l’on adresse au monde et que simultanément, toute création est aussi le fruit de cheminements intérieurs, l’affect n’est pas la qualité seule du sentiment ou de la passion, il est aussi ce qui s’inscrit dans les perceptions et les représentations.

Être affecté signifie donc, dans sa lecture spinoziste, le fait d’être parcouru de désirs et de projections insondables qui pourtant résultent d’une action extérieure. C’est l’effet que le monde exerce sur nous, tel qu’il nous enjoint, en retour, à lui répondre. Être affecté et affecter, c’est être au monde.

Aussi, n’est-il pas surprenant de constater que les artistes réunis pour l’exposition Être(s) au monde ont en commun de fonctionner sur le mode de la recherche, qui parfois relève de l’obsession ; celle-ci semble tenir de la quête existentielle. En étant absorbé par des questionnements intimes, mais essentiels, chacun aborde sa capacité à affecter autant que sa propre affection ; mais en délivrant des univers esthétiques éprouvés par la persévérance et l’abnégation, le souci de trouver la figure juste ou l’infime variation formelle, qui fera toute la différence : ces artistes aspirent à recouvrer une sorte d’absoluité qui peut-être s’apparente à l’Être.

Paradoxalement, aucune de ces recherches ne paraît pouvoir atteindre une forme de réalisation ultime, car le caractère de ce qui est au monde s’affirme avant tout dans l’impermanence et le devenir. Aussi s’agit-il pour l’artiste de poursuivre une attitude de l’ordre de l’adaptation à ce qui se meut continuellement, à l’échelle d’un monde qui toujours évolue, mais aussi au niveau de son activité plastique. Le regard du peintre, du photographe ou du sculpteur ne s’accorde que peu à peu à l’objet qu’il met en œuvre, ce qui suggère son inscription dans un temps singulier de la perception, celui qui appartient au temps de l’effort et du geste, un temps opiniâtre qui assimile aussi bien les échecs que les accomplissements. Ce n’est que graduellement que se découvrent des formes concordantes, des teintes qui résonnent entre elles, alors que tout le travail reste porté par le souci de correspondre à une image préexistante, un désir ineffable, un souvenir ou une inquiétude.

De là, les thématiques déployées relèvent parfois de l’apparition, telle qu’elle se corrèle à une forme de disparition, car le geste artistique le plus fondamental s’appuie sur la nécessité d’adhérer au caractère évanescent de ce monde que l’on essaie pourtant de contenir. Les travaux développent pareillement une esthétique de l’errance, dans la mesure où, face à la vastitude de ce qui nous entoure, domine le sentiment de l’égarement qu’il faut cependant dompter, non parce que l’artiste ignore en quel lieu il se situe, mais parce qu’il sait être à la fois partout et nulle part. C’est ce qui invite d’autres recherches à s’interroger sur la perte, sur l’oubli, sur la mort peut-être, sur la vie surtout, dans l’optique de renouveler l’émerveillement de ce qui s’évanouit pour mieux subsister.

Nous comprenons alors qu’« être au monde » est une façon de se porter à l’horizon du temps qui passe, non dans l’optique de célébrer un sentiment de finitude permanent, mais plutôt dans le projet de rendre hommage à d’éternels recommencements. En effet, il y a de l’éternel retour dans le fait d’être au monde, là où chaque retour prône un nouveau irréductible à ce qui l’a précédé.

Julien Verhaeghe

texte du catalogue Être(s) au monde édité à l’occasion de l’exposition, 2015.
Image de couverture : Jean-Pierre Ruel.

 

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L’Après-midi, Villa Arson, Nice


Ibai Hernandorena, Carénage, 2015 Résine, fibre de verre et socle métallique (50 x 150 x 110 cm).
L'APRES-MIDI Vue Galerie Carrée 3

L’après-midi, vue de la Galerie Carrée

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Jean-Charles de Quillacq, Les Petites filles, 2015. C-print sous diasec, 59 x 46,5 cm.

 

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Julien Dubuisson, Pavillon nocturne, 2015, video HD, N&B, son (5’45’’).

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Lidwine Prolonge, 2064 cent ans plus tard, 2014. Installation audiovisuelle. Photo Sophie Blais.

 

L’Après-midi
Julien Dubuisson, Ibai Hernandorena, Jean-Charles de Quillacq, Lidwine Prolonge

Dans le cadre de son programme de recherche post diplôme, la Villa Arson présente une exposition validant le projet de résidence de quatre artistes. Avec l’Après-midi, Julien Dubuisson, Ibai Hernandorena, Lidwine Prolonge et Jean-Charles de Quillacq restituent un parcours long de deux années, lequel fut accompagné par Mathieu Mercier qui assure également le commissariat. Une troisième année est envisagée dans le cadre d’une activité « hors-les-murs », elle bénéficie du soutien et du suivi de l’école.

De la lancinance quelque peu mélancolique évoquée par cette formule, l’« après-midi », on retient, dans le cadre de l’exposition, non tant le traitement d’une thématique – puisque finalement, il n’y en a pas – que la volonté plus humble de présenter des travaux qui se sont mutuellement accompagnés dans leur processus de création et de maturation. Sans doute l’enjeu consiste-t-il à percevoir, dans la diversité des œuvres présentées, une forme de cohérence d’ensemble qui, si elle reste peu évidente sur le plan formel, l’est au moins sur le plan du mode de fonctionnement. Cette connivence semble, à de nombreux égards, ne s’emparer des différents travaux qu’à l’insu de leurs auteurs.

La Galerie Carrée introduit l’exposition et réunit pour la seule fois en un même lieu une production des quatre artistes. Une Volvo usagée, un tentaculaire jeu de cordes enlacé et posé au sol, des plaques de tôles aux teintes industrielles disposées à même les murs comme des hublots, puis un bloc de pierre ; l’ensemble détonne par son minimalisme scénographique, rappelant qu’il est parfois difficile de dissocier les œuvres de leur espace d’exposition. Or si chaque élément se contente d’affirmer une présence, il renvoie surtout à son utilisation passée : ce véhicule qui semble daté des années 80 et dont on se figure sans peine les innombrables kilomètres parcourus, renvoie à une vie antérieure, une histoire individuelle qui s’écrit à l’aune d’une histoire collective, car c’est aussi à travers les objets que transitent les imaginaires et les représentations de toute une époque.

De fait, on perçoit dans la Galerie Carrée, comme en préambule, la volonté d’interroger des principes de récupération ou de réitération au regard de ce qu’ils soulèvent en soi, de ce qu’ils produisent dans leur rapport à l’espace ou au temps qui les accueille.

Au fur et à mesure que l’on progresse dans l’exposition, cette axiomatique de la répétition gagne en consistance, comme l’explicite le travail de Lidwine Prolonge. À partir d’archives de toutes sortes – coupures de presse, documents dactylographiés, photographies et objets d’époque – Lidwine Prolonge envisage l’événement dans son rapport au récit, à la fiction, au caractère simultanément destinal et imprévu de ce qui arrive. Partant d’un fait divers – le décès accidentel de Françoise Dorléac un 26 juin aux alentours de Nice – Lidwine s’empare de l’événement puisque c’est elle qui à son tour, quelques années plus tard, prend l’avion pour se rendre dans la capitale azuréenne, un 26 juin précisément. Plus loin dans l’exposition, elle met en situation les propos d’Isaac Asimov, connu pour ses ouvrages de science-fiction et auteur en 1964 de prédictions portant sur l’année 2014. Un jeu de correspondance se met en place, l’événement est perçu pour son caractère dialectique, lui qui articule le long flot des faits passés à la promptitude du présent. Rejouer ces instants tout en réactualisant des archives permet de contrecarrer une linéarité historique comme de s’approprier l’immédiateté de ce qui arrive.

Si donc l’événement est dual par nature, il est aussi gouverné par une sorte d’impossibilité métaphysique, puisque deux moments, deux identités indépendantes, ne peuvent coexister, ainsi que nous le montre Jean-Charles de Quillacq. Ce dernier, en envisageant le rapport à la famille à travers ses codes et ses représentations, ses imaginaires et ses interdits, touche un ineffable à la fois évident et imparable : celui qui est ne peut être un autre. Dans ses sculptures qui pour la plupart arborent une sémantique sexuelle – à travers des verticalités érectiles ou des objets longilignes donc phalliques – on constate un souci permanent pour la torsion, la courbure ou le revirement, comme pour signifier des éléments qui visent à contredire leur propre nature. Avec My Sister as I am, photographie de la sœur de Jean-Charles de Quillacq dont le sens d’orientation est déplacé à quatre-vingt-dix degrés – ce qui déjoue la gravité la plus élémentaire aussi bien qu’une perception traditionnelle – le double est figuré pour son irréductible impossibilité. En effet, l’être qui désigne le frère ou la sœur est sans doute la personne la plus ressemblante du point de vue de l’histoire individuelle, de la biologie, si ce n’est de la morphologie, et pourtant une frontière insurmontable semble se dresser, rappelant à l’existence potentielle qui aurait pu être celle de Jean-Charles. Cette dissociation entre le donné qui jamais ne se réfute et les possibles fantasmés est agrémentée par des objets-acteurs qui chacun envisage une réalité proche mais alternative, à l’image de ces chaises à trois pieds ou d’un vocabulaire plastique lié à une verticalité dont il s’agit de dévier.

Avec Ibai Hernandorena sont associées des notions de perception et de représentations altérées par des discours historiques. En agençant les arêtes d’un parallélépipède rectangle ayant pour longueur très exactement 1,83 mètre – c’est-à-dire, selon Le Corbusier, la taille de l’homme idéal – Ibai nous rappelle que les structures et les édifices qui régissent les paysages de notre modernité restent régulés par des conceptions parfois utopiques. Surtout, cela permet de souligner la relative impermanence des idées qui configurent l’« esthétique » d’une époque, ainsi qu’en témoignent les théories scientifiques qui se succèdent et se dépassent au fur et à mesure que l’histoire avance. Il est alors question de prendre la mesure de ces phénomènes transitoires en opérant à l’échelle de notre perception ; ceci passe par la figuration d’une forme de décalage dans ce que nous percevons du monde, à l’exemple de ces photographies prises d’un avion en plein décollage, en mode panoramique, de façon à extraire des images composites mais dilatées de la mer niçoise. Une vitesse physique et matérielle agrémente une autre vitesse qui, elle, reste insondable et diffuse, car elle renvoie aux forces évolutives qui parcourent toute société. Ibai Hernandorena procède donc en opérant un pas de côté, c’est-à-dire en essayant d’être à la fois ici et là-bas, car ce n’est qu’alors que l’on parvient à percevoir le monde environnant tout en nous regardant nous-même.

Le travail de Julien Dubuisson, quant à lui, est porté par deux pièces monumentales. La première pièce, Old Room, se présente comme un mur composé de vieilles planches posées à l’horizontale. Une fenêtre laisse entrevoir le rouge écarlate d’un tapis quelque peu pittoresque. D’autres parties de ce qui finalement constitue une sorte de jetée, dévoilent des empreintes. Le second projet, Pavillon nocturne, montré à l’occasion du 17e prix de la Fondation Ricard, met en avant des pièces d’allure parallélépipédique moulées en résine, une vidéo indique le dispositif qui consiste à imbriquer les pièces entre elles de façon à constituer une masse compacte quasiment architecturale. Si l’on retient la nécessité pour chacun de ces projets d’enclencher chez le spectateur une déambulation prospective, en vue de contenir les œuvres sous la multiplicité des facettes qu’elles déploient – ce qui investit la thématique du point de vue qui ne peut se démultiplier – il faut percevoir chez Julien Dubuisson le souci de l’agencement des formes en ce qu’il signifie le passage constructiviste d’une réalité à une autre. Le procédé du moulage en soi suppose déjà l’idée de duplication, mais ici il bifurque vers une conception singulière de la transformation. Autrement dit, la répétition n’est pas un processus à l’origine d’un autre identique, il enclenche au contraire un autre qui paradoxalement s’avère différent.

Ainsi, l’exposition vise à faire prendre conscience d’une réalité duale en s’affranchissant des interprétations linéaires et littérales. Chacun des quatre artistes développe à sa façon cette axiomatique de la récupération, de la réitération voire du dédoublement. La répétition est donc constamment polarisée par son rapport au changement et au nouveau qui s’enclenche malgré tout. Il y a donc de l’éternel retour dans cet Après-midi, mais celui-ci ne désigne nullement le retour du même, il signale davantage le retour de la différence, de ce qui reste nouveau mais irréductible à ce qui a précédé.

 

À la Villa Arson du 4 octobre au 28 décembre 2015
Image de couverture : Ibai Hernandorena, Carénage, 2015 Résine, fibre de verre et socle métallique (50 x 150 x 110 cm).
pour paris-art.com

 

IBAI HERNANDORENA Le rêveur, 2015 Vidéo hd 16 9, son (5’30’’)

Ibai Hernandorena, Le rêveur, 2015 Vidéo hd 16 9, son (5’30’’)

JULIEN DUBUISSON Old room 2015 -détail

Julien Dubuisson, Old room 2015 -détail

LIDWINE PROLONGE LIDWINE PROLONGE Villa Cyrnos, 2015 vitrine avec documentation et objets divers (128 x 93 x 37 cm)

Lidwine Prolonge, Villa Cyrnos, 2015 vitrine avec documentation et objets divers (128 x 93 x 37 cm)

JEAN-CHARLES DE QUILLACQ My Sister Like I Am, 2011 impression jet d’encre (204 x 154 cm) - Adam, 2013époxy sur polyamide (114 x 66 x 3 cm)

Jean-Charles de Quillacq, My Sister Like I Am, 2011 impression jet d’encre (204 x 154 cm) – Adam, 2013époxy sur polyamide (114 x 66 x 3 cm)

 

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Générescences


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Charlotte Charbonnel

Charlotte Charbonnel

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Aurélie Mourier

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John Cornu

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Boris Lafargue

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Revue Plastir : Numéro 40 (09/15) : Adhérer au présent. La participation au service d’une esthétique du contemporain


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INTRODUCTION

On envisage généralement une époque pour les discours qui la régulent et déterminent la particularité de ses pratiques, ses habitudes sociales et psychologiques, ses nouvelles formes de production et d’organisation, son esthétique également. Or à la question de savoir ce que décrit notre contemporain historique, nous nous trouvons des plus démunis car, d’une part, nous ne sommes pas même sûrs qu’il existe désormais quelque chose d’aussi cohérent qu’une « époque ». D’autre part, tenter d’identifier les symptômes du présent suppose que l’on opère une sorte de voyage immobile, un petit pas de côté nous permettant d’appréhender le monde extérieur tout en nous regardant nous-même. En réalité, ce n’est peut-être que plus tard et progressivement que l’on devient conscient des dynamiques d’un système dans lequel on se trouve pris. Si cependant on peut privilégier dans une lecture du monde d’aujourd’hui des analyses portant sur les fluidités tous azimuts, la perméabilité des rapports, l’éclatement des valeurs, la porosité toujours renouvelée des frontières distinguant les cultures high et low, il faudrait aussi insister sur la massification des relations intersubjectives, l’incidence des techniques numériques ou l’accélération des temps sociaux, c’est-à-dire tout un écheveau de pratiques qui font que notre présent historique se révèle fuyant et insaisissable. Par conséquent, de quelle façon envisager une esthétique du contemporain, dès lors que ce dernier soulève la question de sa représentabilité, et qu’il a toujours semblé que les artistes aient été motivés par l’idée d’être en adéquation avec le monde ? Cette adéquation ne se manifeste pas sur le mode de l’imitation inopérante et contemplative, car le désir d’être contemporain, ou plutôt de devenir contemporain, implique l’adhésion à une époque et simultanément, sa mise à distance, c’est-à-dire l’adoption d’une inactualité au sens nietzschéen. En effet, à certains égards ce contemporain aux contours flous est ce qui succède à la conscience moderne – ce qui l’assimilerait au concept de postmoderne –, il ne renvoie pas seulement à une période historique balisée par des dates ou des événements, il décrit davantage une fonction variable, un principe ou une attitude car, ainsi que l’écrit Giorgio Agamben, le « vrai contemporain » est celui qui ne coïncide ni n’adhère aux prétentions de son temps, et précisément, « par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps ». Une telle esthétique se doit donc de figurer les flux du monde, et dans le même temps, il lui faudrait tenir compte de son caractère dialectique mais créateur. Dans cette optique, nous nous proposons de considérer une esthétique guidée par la participation, car ce n’est qu’alors qu’il est possible de penser l’esthétique dans son ouverture, mais aussi d’embrasser la complexité et les aléas de la réalité qui nous entoure.

La suite sur Plastir, Revue Transdisciplinaire de Plasticité humaine

 

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Cannibalisme <> Animalisme


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© Valérie Vaubourg, Photo © Cécile Hug.

Cannibalisme <> Animalisme

emerge! #1
Curatin Anne Perré Galerie

Sur une proposition de Julien Verhaeghe et Marion Zilio
24-27 octobre 2015

Depuis le Néolithique, la domestication des plantes et des animaux a joué un rôle fondateur dans l’évolution de l’humain. Apprivoisé, dompté, contrôlé, le règne animalier a servi autant les intérêts économiques que l’individualisme de l’homme, qui alors se sédentarise, et s’installe comme maître et possesseur de la nature. Parce que la façon avec laquelle on traite les animaux n’est pas sans rapport avec celle avec laquelle on traite l’Autre, le monde occidental a opéré une séparation entre les hommes. En maintenant l’idée d’une dualité indépassable, c’est finalement l’humain qui s’est dressé lui-même. Que l’Humanisme ait été une manière de le sortir de sa condition sauvage semble, au fond, avoir produit les effets inverses : les stratégies d’élévation ont conduit à des pratiques d’élevage, et ont placé l’homme au centre de tendances qui le bestialisent et l’apprivoisent ; qui le cannibalisent.
C’est pourquoi il est temps de revenir sur le concept d’animalité, et sur ce qui, en lui, résiste à la bêtise humaine. Car si le mot bêtise se réfère à l’animal, à la bête, seul l’homme peut l’être, ou faire preuve de bestialité. Le moment serait donc venu de considérer la fin des humanismes et d’envisager l’opérabilité d’un animalisme.
Or n’est-ce pas à l’intérieur des espaces domestiques, là où le foyer et l’intime prennent la forme d’une éducation au quotidien, que doivent s’expérimenter les conditions d’une « dé-domestication » ? Dans les couloirs d’un appartement bourgeois, à l’ambiance feutrée et aux murs de velours, les œuvres côtoient le mobilier de même que les instruments d’un cabinet médical. De cette atmosphère proche de la chambre de merveilles, l’exposition Cannibalisme < > Animalisme initie un retour à la pensée sauvage. Elle ne se propose pas d’ajouter une contribution à celles, nombreuses, visant à comprendre ou à déplacer le clivage homme/animal. Elle veut, au contraire, tracer les lignes d’un animalisme, retrouver la continuité par laquelle peut émerger un acte de résistance ; mieux, un mouvement subversif, voire révolutionnaire.

Artistes : Ghyslain Bertholon, AJ Dirtystein, Cécile Hug, Inès Kubler, Frédérique Loutz, Erik Nussbicker, Lionel Sabatté, Barthélémy Toguo, Valerie Vaubourg, Elodie Wysocki

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© Elodie Wysocki, photo © Cécile Hug.

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© Inès Kubler, photo © Cécile Hug.

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© Barthélémy Toguo, photo © Cécile Hug.

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© Ghyslain Bertholon, photo © Cécile Hug.

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© Erik Nussbicker, photo © Cécile Hug.

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© Cécile Hug, photo © Cécile Hug.

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© Lionel Sabatté, photo © Cécile Hug.

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© AJ Dirtystein, photo © Cécile Hug.

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Clement Valla. « Surface Proxy », XPO Gallery


53.137 Tomb Effigy of a Lady
50.159 Saint Barbara

Saint Barbara, 2015. Sculpture, impression numérique sur lin et impression 3D. Courtesy Xpo Gallery, © Clément Valla

Vue de l'exposition

Vue de l’exposition

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Cistern, 13th century, French Lead, cast Overall 13 3/8 x 22 1/4 in. (34 x 56.5 cm), The Metropolitan Museum of Art, New York, Metalwork-Lead, Gift of George and Florence Blumenthal, 1933, on view in Gallery 003, Said to have come from Angoulême (Charente) ; George and Florence Blumenthal (until 1933), 2015. impression numérique sur lin et impression 3D. Courtesy Xpo Gallery, © Clément Valla

3

Unknown artist, Burgundian, (Migration period), ca. 1106-1112, Cluny, French culture Limestone with traces of gesso and polychromy, 76.2 x 43.2 x 29.2 cm (30 x 17 x 11 1/2 inches), Rhode Island School of Design Museum, Museum Appropriation Fund, 2015, Impression numérique sur lin et impression 3D. Courtesy Xpo Gallery, © Clément Valla

2

Angel, ca. 1130, Made in Burgundy, France, Limestone Overall 23 x 16 1/2 x 11 3/8 in. (58.4 x 41.9 x 28.9 cm), The Metropolitan Museum of Art, New York, Sculpture-Architectural, The Cloisters, Collection, 1947, on view in Gallery, 004, From the former transept portal of the cathedral of Saint-Lazare at Autun ; Roidet-Haudaille (architect), Autun, France ; Abbé Victor Terret, Autun, France ; [Jean Peslier, Vézelay (sold 1935)] ; [Brummer Gallery, Paris and New York, (1935–1947)]. 2015. Sculpture, impression numérique sur lin et impression 3D, Courtesy Xpo Gallery, © Clément Valla

Le travail de Clement Valla que présente XPO Gallery relate l’histoire d’une rencontre impossible, celle de la 2D et de la 3D. Prolongeant des projets antérieurs dans lesquels des processus de modélisation algorithmiques s’emparent de notre perception du monde, à l’exemple de Google Earth, l’artiste accentue le fossé qui sépare la réalité matérielle de ses représentations, en s’attaquant à l’archivage visuel de la sculpture.

Dans le cadre de cette exposition sont convoqués des fragments de l’architecture médiévale venus de France ; ils résident désormais dans les musées de la côte Est américaine, figurant une trajectoire qui s’élance depuis le Vieux continent pour investir le Nouveau Monde ou pour rejouer le dialogue entre tradition et innovation, peut-être aussi le déplacement culturel entre Paris et New York.

Les éléments qui composent l’espace de la galerie stimulent un écart de proximité entre ce que l’on identifie d’emblée comme des colonnes de pierre moyenâgeuses ou des reliques de saints, et la sensation étrange d’avoir affaire à des subterfuges visuels. Les masses volumétriques sont en réalité des sculptures imprimées en 3D enveloppées de toiles de lin, celles-ci sont recouvertes d’une impression jet d’encre qui simule les corps granitiques. Afin de restituer la tridimensionnalité d’un objet sur une image, Clement Valla utilise la photogrammétrie, technique qui consiste à photographier  l’objet sous divers angles puis à recouper les résultats par triangulation. La gisante exposée dans la galerie nous confond dans l’illusion : les reliefs sont accentués par les jeux d’ombres et de lumières, les teintes ont la pâleur de la pierre, mais la vivacité d’un éclairage naturel. Malgré tout, les plis de la toile restent apparents tandis que les juxtapositions d’images ne sont pas toujours parfaites. Un léger décalage avec le réel se produit, nous voilà en présence d’un corps étrange car hybride, à la fois vestige physique d’un sacré révolu et phénomène optique arrangé par des techniques contemporaines.

De ce trouble dans la perception nait une sensation d’inexactitude ou plutôt, d’invraisemblance, comme si les algorithmes n’étaient pas parvenus à englober la complexité du réel afin d’en rendre toutes les subtilités, tout en confortant l’œil humain dans ses capacités physiologiques. On se rappelle des Postcards de l’artiste dans lesquels des ponts photographiés et collectés par les algorithmes de Google Earth simulaient des mondes impossibles, défiant la raison et les lois de la physique, un peu à l’image des paradoxes topologiques d’Escher. Ici, la perturbation visuelle, ainsi que l’explique l’artiste, ne correspond pas à des erreurs rencontrées par des algorithmes déjoués par la finesse du réel. Bien au contraire, nulle erreur, mais des images résultant de façon souveraine d’un dispositif qui ne fait qu’appliquer des règles strictes. C’est que l’œil ne parvient pas tout à fait à distinguer l’objet présenté de l’objet qu’il se représente, par habitude ou par intelligence. Autrement dit, toujours selon Clement Valla, une disjonction visuelle se produit entre un réel rendu visible uniquement par ses textures mathématiques – une vision de surface en somme – et un réel contextualisé, attendu ou projeté par l’esprit du regardeur. Cette contradiction présume de l’association insurmontable entre un monde tridimensionnel et un monde des images, invitant l’œil à composer avec deux visions qui se superposent. Ainsi, les ombres de la gisante consolident les reliefs de la pierre, l’intensité de l’éclat affirme une exposition en plein soleil, et alors que nous croyons y percevoir un corps immobile pour l’éternité, ce que nous voyons réellement n’est qu’une base de données visuelle.

À travers cette superposition de perceptions, ce qui est pointé est une forme de technicisation du Voir propre à notre contemporanéité. Il désigne en cela ce que Jean-Louis Déotte conçoit, à la suite de Benjamin ou de Foucault, comme un appareil, c’est-à-dire un dispositif technique et visuel qui configure notre rapport au monde, mais qui surtout dessine les contours d’une époque en matière de culture et de connaissance. Pendant la Renaissance, la perspective désignait l’appareil instigateur d’une nouvelle forme de temporalité aussi bien que d’une nouvelle façon de comprendre et percevoir le monde, au même titre que la photographie refaçonne au XIXème siècle les distances, les visages, les paysages et au final, les configurations humaines. Dans le cas présent, si les bases de données structurent et acheminent les informations de façon à infléchir notre rapport au monde, l’artiste insiste surtout sur leur impact dans notre façon de voir.

De fait, deux aspects peuvent être relevés à partir du travail de Clement Valla. Premièrement, l’artiste nous rappelle que le regard que nous portons sur le monde est un constructivisme, il est produit par notre environnement culturel et technique et n’a rien de spontané, d’héréditaire ou de naturel. Secondement, en s’adressant à l’appareil que constituent les bases de données en tant que dispositif induisant notre rapport technique et visuel au monde, est examiné ce qui constitue le monde contemporain dans lequel nous œuvrons. Dans cette optique, on peut trouver judicieux le fait de s’accaparer des sculptures médiévales, signifiant la distance avec un contemporain qui fait la part belle à l’immatériel et à l’évanescent, plutôt qu’aux objets durs comme de la pierre. Choix d’autant plus approprié que l’on y perçoit la technique pour son caractère profane et, en cela, peut-être assistons-nous, comme semble le suggérer l’artiste, à une forme de déshumanisation du regard. L’exposition présentée se perçoit dès lors comme une enquête portant sur la structure du contemporain, non tant pour souligner la nostalgie des temps révolus, mais pour réaffirmer les connivences entre la vision et la technique.

Paradoxalement, ce qui frappe dans ce projet est que plus nous nous perfectionnons d’un point de vue technique, et moins nous semblons voir le monde pour ce qu’il est réellement.

Image de couverture : Tomb Effigy of a Lady , 2015, impression numérique sur lin et impression 3D, Courtesy XPO Gallery, ©Clement Valla
Texte publié sur Inferno.

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Giulia Andreani. Tout geste est renversement


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Giulia Andreani, Le Rempart, 2015. Acrylique sur toile. 190 x 409 cm, Courtesy de l’artiste et Galerie Maïa Muller, Photo: © Rebecca Fanuele

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vue de l’exposition, photographie Rebecca Fanuelle, ©galerie Maïa Muller

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vue de l’exposition, photographie Rebecca Fanuelle, ©galerie Maïa Muller

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vue de l’exposition, photographie Rebecca Fanuelle, ©galerie Maïa Muller

Les peintures de Giulia Andreani que présente la galerie Maïa Muller frappent d’emblée par leur graphisme singulier. L’emploi exclusif du gris de Payne leur donne une consistance mémorielle évoquant des photographies fatiguées par le temps, celles que l’on retrouve dans nos greniers ou les brocantes, celles qui parsèment les vieux livres d’histoire aussi. Cette incursion du côté de la photographie d’archive semble également touchée par l’esthétique du cinéma néoréaliste, ne serait-ce parce que les lumières qui s’abattent quelquefois sur les personnages, hagards et troublés, rappellent les décors naturels et les soleils italiens. Dès lors, si on a souvent insisté à propos du travail de Giulia sur la combinaison des réalités et des temporalités, sur l’incidence de l’Histoire et des discours politiques portés par les images, on en oublie presque que les questions sont posées depuis la peinture.

Parce que la photographie documentaire est toujours perçue comme un gage d’exactitude lorsqu’il s’agit de retranscrire une vérité du monde, tandis que le cinéma convoqué par l’artiste se caractérise par le réalisme de son contenu social, reflétant les difficultés de l’après-guerre, c’est donc le rapport à la réalité qui est effleuré par ces peintures, avec ceci de paradoxal que le médium permet précisément de s’en éloigner, de deux façons semble-t-il. Premièrement, en introduisant une dimension plastique spécifique à tout geste pictural et figuratif, comme la finesse du dessin et une reconstitution personnelle du monde qui passe par les mains du peintre aussi bien que par son regard. À ceci s’ajoutent les éléments propres à la matière qui miment le réel sans pour autant en être le substitut, comme la transparence un peu délicate des lavis aquarellés ou encore la faculté à canaliser la lumière à travers des jeux d’ombres maîtrisés, faisant ressortir les reliefs et les textures. Secondement, en s’employant à amalgamer au sein d’une même image des réalités et des références disparates, tel qu’on ne le retrouve aucunement dans une pratique strictement documentaire, en confrontant des termes hétérogènes, la peinture favorise l’émergence de questionnements insoupçonnés et libérateurs de sens. Du coup, le rapport au réel est court-circuité car les compositions de Giulia qui pourtant s’appuient sur des récits historiques, finissent par bifurquer vers des narrations alternatives qu’il s’agit de recomposer, à l’image de ses toiles antérieures dans lesquelles des dictateurs figés dans le temps de l’adolescence ne laissent pas présumer de leur destin funeste. Ailleurs, des émissaires nazis sont méconnaissables car présentés en pères aimants parmi femmes et enfants.  

La peinture appose un masque sur le monde réel quand bien même elle aspire à en rendre les vicissitudes ; masque qui s’érige en motif critique vis-à-vis de l’histoire, des hommes, des femmes surtout, lorsqu’on les interroge à l’aune de leur représentation sociale ou politique, de la place qu’ils occupent au sein de leur époque. On peut à cet égard trouver cohérente si ce n’est astucieuse la redondance avec laquelle les visages tendent à s’effacer à travers les peintures de l’artiste. Ici une Méduse sans traits, là des personnages affublés de masques à gaz, ou encore une Salomé décapitée qui, plutôt que d’étreindre la tête de Jean-Baptiste, se saisit de la sienne propre, comme pour nous dire l’impossibilité de se regarder en face. Si le masque témoigne des faux-semblants et nous invite à sonder ce qu’il dissimule, nous constatons à l’avenant une sémantique qui s’articule autour d’une forme de violence dormante, à l’exemple de ces amanites toxiques ou du regard interdit de la Gorgone, rappelant que les réalités masquées sont aussi celles qui s’inscrivent dans les imaginaires les plus reculés, redéfinissant les frontières entre notre monde bien réel et les mythes les plus orageux, entre ce qui dérive des apparences et des vérités qu’on leur prête. Au final, pour que cette capacité à interroger une part sombre du présent soit rendue patente à partir de la peinture, il faut manifestement le travail d’un bon peintre, et à n’en pas douter, c’est ce que nous voyons ici. 

Image de couverture : Giulia Andreani, La Gifle, 2014. Aquarelle sur papier. 125 x 195 cm. Collection Privée, Courtesy de l’artiste et Galerie Maïa Muller

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Caroline Corbasson. Non, la nuit n’est pas si noire


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Signals, 2014, ©Caroline Corbasson

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Ether, Aérosol sur verre, 30 x 30 cm, 2012, ©Caroline Corbasson

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Blackout Book, Poussière et aérosol sur livres d’histoire de l’art, ©Caroline Corbasson

Un abandon primordial parcourt les œuvres de Caroline Corbasson. Il se manifeste par un très vif intérêt pour les phénomènes inhabités, ceux qui sculptent les paysages et dépeignent des lois cosmiques. L’artiste pose ainsi son regard sur les tourbillons de poussière qui tachettent la surface des planètes, les arabesques marbrées qui fluent sur les reliefs escarpés, les lignes concentriques, reflets de volutes électromagnétiques qui, par une intrigante beauté, mêlent l’impertinence du hasard à la régularité d’un ordre presque scientifique. Les teintes employées oscillent entre les bleus nuancés des ciels éthérés et les gris charbonnés du graphite, témoignant d’un univers optique où dominent les étoiles et les voyages planétaires. En cela, le regard de fascination que l’artiste porte sur ces mondes inconnus rejoint celui des premiers hommes, eux qui surent combiner soif de connaissance et rêveries impénétrables.

Pour autant, ce n’est pas la science mais l’esthétique qui prédomine. L’artiste en effet déjoue la part accordée traditionnellement au calcul, à l’information et à la préméditation et, alors que la géométrie ou la rationalité font exister la beauté dans les corps et les mesures, elle s’arrête au contraire sur les circonvolutions de la matière, les effluves qui s’agitent de façon aléatoire et la spontanéité des processus plastiques. De là cet attrait pour les coulures et les projections, mais aussi pour ces tracés qui s’enveloppent et se développent, à la manière des lignes de niveau topologiques qui jalonnent les cartes géographiques.

La géométrie, toutefois, n’est pas occultée, elle est appréhendée comme dans la série Ether pour sa poésie mystérieuse et minérale, faisant écho à des temps géologiques qui moulent et modulent les substances élémentaires. Nous comprenons que l’artiste sollicite les formes naturelles qui se convulsent, qui se condensent, qui se cristallisent, insistant dans un premier temps sur leur imparable élégance – à l’image de la surface miroitante de ces polyèdres aux éclats violacés – pour ensuite se laisser inonder par la vastitude des forces agissantes.

Dès lors, si le regard de l’artiste est plus que tout encouragé par des préoccupations esthétiques et sensibles, il témoigne surtout d’une forme de vertige, celui que la petitesse de la condition humaine initie face à la grandiloquence des échelles cosmiques. C’est ce que suggère, par exemple, la série Dust to Dust, dont le titre laisse entrevoir une dynamique où les corps insignifiants se mêlent aux corps mirobolants. La poussière et les projections de peinture ainsi exaltent la pléiade d’étoiles tapissant le ciel.

Cette solitude du genre humain apparait également dans la série photographique Signals. Au loin, une silhouette nous fait signe à l’aide d’un miroir. Devant le tumulte de ces paysages égarés, nous voilà sollicités par l’artiste, à l’exemple des phares maritimes guidant les navigateurs émoussés par la brume et l’obscurité. L’idée d’égarement constitue en effet un motif essentiel, comme nous le percevons sur les Blackout Maps noircies de poussière, ou sur les globes terrestres intégralement recouverts de graphite de la série Eclipse. Dans ces deux travaux, une insistance pour le matériau et l’objet. Le papier suranné répond au socle de bois de facture classique, les surfaces texturées se distinguent tout en absorbant la lumière. En cela, ces différentes pièces déjouent les affres du temps, leur présence en devient anhistorique, soulignant une désorientation temporelle que l’on retrouve dans les Blackout Books. Ici en l’occurrence, des livrets d’histoire de l’art aux pages jaunies par les années et dont on a remplacé les reproductions d’œuvres par des nuits constellées. Les mots, les récits et les faits de gloire qui composent les destinées humaines semblent dissolues, presque quelconques, au regard de l’amplitude spatiale et temporelle qui les surplombe.

Il faut donc insister sur une forme de désorientation ou plutôt, sur l’évanouissement de tout repère. Or si devant l’immensité, nous pouvons nous sentir perdus, ce n’est pas que nous ignorons en quel lieu nous nous trouvons, c’est plutôt que nous savons être nulle part.

Là sans doute repose la subtilité du travail de Caroline Corbasson, lui qui réfléchit le paradoxe d’Olbers : il n’est pas une région du ciel qui ne contienne quelques milliers ou millions d’étoiles, pourtant, la nuit nous semble noire. Pareillement, ces paysages qu’investit l’artiste, inconnus, parfois mystérieux, n’ont rien d’inquiétant. Au contraire, ils fascinent, stimulent, invitent à la découverte ou altèrent nos modes de perception, comme ces béances qui conquièrent les sols archéologiques aussi bien que les cartes géographiques des Anomalia.

Un dialogue se murmure entre ce qui est perçu et ce qui se voile, rappelant que ces étoiles qui brillent haut dans le ciel n’en sont pas moins des plus obscures, car elles ne nous disent rien de plus que ce qu’elles furent jadis, il y a peut-être des milliards d’années. Inversement, là où gît la plus opiniâtre noirceur, nul ne peut dire la multitude de questions qu’il nous reste à poser.

Image de couverture : Signals, 2014, ©Caroline Corbasson
Le site de l’artiste http://carolinecorbasson.com/
Texte paru sur Branded, avril 2015.

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Revue Marges n°20. Dispositif(s) dans l’art contemporain


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Sommaire

– Éditorial

Dossier : « Dispositif(s) dans l’art contemporain » 

Angélica Gonzalez
« Le dispositif : pour une ntroduction »

Umut Ungan
« Le dispositif pictural selon Jean-François Lyotard. Conditions d’une analogie »

Anaël Lejeune
« In the Realm of the Carceral. Robert Morris et le pouvoir disciplinaire »

Emeline Jaret
« Les dispositif à l’œuvre chez Philippe Thomas : l’exemple de AB (1978-1980) »

Svitlana Kovalova
« Êtres vivants, dispositifs et sujets : rôle et la place du spectateur dans les œuvres de Rafael Lozano-Hemmer »

Julien Verhaeghe
« De l’appareil contemporain au dispositif cartographique »

Clémence Imbert
« Un dispositif dans le dispositif. Les expositions de design graphique contemporain »

Varia

Sophie Lapalu
« Following Piece : l’a posteriori du dispositif indiciel »

Entretien

Angelica Gonzalez
« Edgar Guzmanruiz : Germania, le fantôme d’un héritage inconfortable »

Portfolio

Edgar Guzmanruiz

 

Notes de lecture et comptes rendus d’expositions

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Laurent Pernot, le temps magique


The King is Dead, Neon, high tension tube, black gravel and slate, diameter on the floor about 1m, 2012
A Cloud, HD format, silent, variable projection dimensions, 30mn loop, 2012

A Cloud, HD format, silent, variable projection dimensions, 30mn loop, 2012.

Frozen Time, Pocket watch, wood, resin, iron, artificial snow, 2012

Frozen Time, Pocket watch, wood, resin, iron, artificial snow, 2012.

Winter Bouquet, Inox vase, flowers, resins, artificial snow and frost, dimensions 70x70x70cm, 2014

Winter Bouquet, Inox vase, flowers, resins, artificial snow and frost, dimensions 70x70x70cm, 2014

Un écran de fumée, au ballottement atmosphérique, comme des volutes de vapeur sorties des entrailles de la Terre, ou comme un nuage dont on guette les variations songeuses. Une silhouette se dessine, projetée, elle tente de recueillir à l’aide d’un filet des bribes de matière éthérée. La quête entreprise dans la vidéo Catch the memories and hopes that go up in smoke peut sembler futile, elle participe cependant d’une impénétrable grandeur poétique. Comment se saisir, en effet, de l’insaisissable, qui plus est, à partir d’un faisceau de lumière ?

Représentative du travail de Laurent Pernot, cette œuvre aborde la fugacité des instants qui passent, leur beauté volatile mais aussi une rêverie imagée. Le temps, ou plutôt notre rapport au temps, est continuellement ausculté afin de libérer des récits fantastiques et imaginaires. Sont alors mis en place des dispositifs qui déjouent son inéluctabilité et son caractère évanescent, comme dans les Still Life où des fleurs encore radieuses sont préservées de la flétrissure par une pellicule glacée. Or parce que la vivacité de leur éclat reste manifeste, comme si la vie coulait encore dans chaque pétale, il semble que le temps se soit interrompu de façon soudaine, peut-être sous l’effet d’un mauvais sort ?

Texte à lire sur boum bang!
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mage de couverture : The King is Dead, Neon, high tension tube, black gravel and slate, diameter on the floor about 1m, 2012. ©Laurent Pernot et ADAGP.

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Music. Xavier Veilhan à la galerie Emmanuel Perrotin


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Vue de l’exposition Xavier Veilhan “Music”, Galerie Perrotin, Paris, 2015, Photo: Claire Dorn, © Veilhan / ADAGP, Paris/ ARS, New York, 2015, Courtesy Galerie Perrotin

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« Le Mobile n°9 », 2015, Carbone, liège, lin, acier inoxydable / Carbon, cork, linen, stainless steel, 55 x 90,5 x 73 cm / 21 5/8 x 35 5/8 x 28 3/4 inches, Photo Claire Dorn, © Veilhan / ADAGP, Paris/ ARS, New York, 2015, Courtesy Galerie Perrotin

La galerie Emmanuel Perrotin présente simultanément à Paris et New York le travail de Xaviel Veilhan, figure incontournable de l’art qui interroge les liens entre réalité, visibilité, technique et contemporanéité. Alors que l’on assimile volontiers son œuvre à un travail de sculpture, en tous les cas à des démarches plasticiennes, l’artiste français aborde cet « art invisible » que constitue la musique, en rendant hommage à ceux qui la produisent comme Rick Rubin, Quincy Jones, Philippe Zdar, Guy-Manuel de Homem-Christo et Thomas Bangalter des Daft Punk, ou encore Chad Hugo et Pharell Williams des Neptunes.

L’artiste s’appuie sur un postulat fondateur : la musique est le reflet de son époque car elle véhicule des archétypes, c’est-à-dire, si on en croit Carl G. Jung, des représentations communément acceptées, qui se gravent dans la psyché et s’érigent en codification caractéristique d’une culture donnée. En cela, le projet contredit ce que fit Warhol car le style de notre modernité n’est plus dicté par une esthétique relayée par le flux des images omnipotentes, mais par sa musique. Alors que l’on perçoit dans le surcroît de visibilité qu’imposent les marques, les stars, les icones mais aussi le design, l’architecture ou les modes vestimentaires, une forme de signature graphique du monde, l’environnement sonore atteste pareillement de sa correspondance avec un moment précis de l’histoire.

En substituant l’acoustique à l’esthétique, Xavier Veilhan prolonge cette dialectique entre le visible et l’invisible qui parcourt son œuvre. La musique est absente de l’exposition mais omniprésente sous d’autres aspects. Le silence, par ailleurs, consolide une atmosphère feutrée par la lancinance chromatique des différentes pièces : les teintes ocres, ivoires ou brunes suggèrent les bois élégants des instruments de musique, peut-être aussi l’ambiance close des studios d’enregistrement. Ici et là le parcours est ponctué par les « Mobiles » dont les modules géométriques figurent l’harmonie des accords par la précarité de leur équilibre, les sphères et les tiges se soutenant mutuellement, comme tenues par le flot d’une mélodie. De même, les sculptures hyperréalistes de producteurs, réalisées à l’aide de scans 3D, alternent entre une absolue netteté formelle, une identification précise de la réalité, et une sorte de brouillage induit par les textures. Elles rappellent les découpages anguleux des silhouettes qui ont fait la notoriété de l’artiste, tout en résonnant avec le tramage horizontal des peintures à l’huile. Ces différentes pièces court-circuitent la linéarité de la représentation, son immédiateté, pour lui apposer comme un filtre, celui de notre regard infléchi par le codage technique et culturel de notre modernité.

Masquer et montrer en même temps. Les producteurs, pourtant instigateurs de notre époque, ne seraient que des hommes de l’ombre. On peut trouver judicieuse la présence sculptée des deux membres de Daft Punk dévoilés sans leur casque, comme pour redire le trouble d’une musique hégémonique qui, finalement, serait orchestrée depuis les coulisses. Si Xavier Veilhan peut ainsi tracer le parallèle entre le monde musical et l’art contemporain, lequel s’appuie aussi sur les curateurs, c’est que le projet valide une conception hégélienne de l’Histoire, celle qui voit les « grands hommes » infléchir le cours des événements par leur pouvoir décisionnaire, leur charisme et leur esprit d’innovation. Cette approche toutefois soulève des difficultés lorsqu’on l’aborde à l’aune des théories marxiennes qui font la part belle au contexte matériel, technique et idéologique d’une époque. On ne sait si ces producteurs ne font que répondre à ce qui est susceptible de fonctionner, si donc les produits sont élaborés afin de concorder avec les attentes du public en vue de gonfler les ventes, ou bien si inversement, le public adhère naturellement à la créativité versatile de ces créateurs de sons nouveaux et rafraîchissants.

Difficile d’affirmer qui des artistes, des galeristes ou des curateurs font l’art d’aujourd’hui. Peut-être faut-il, à l’image de Xavier Veilhan, réinterroger les mécanismes de la production culturelle en  pointant le rôle véritable de ses acteurs, quand force est de constater que le public doit aussi avoir son mot à dire. L’exposition est dès lors bien plus qu’un hommage à la musique, car elle questionne en première instance les dynamiques créatives qui impliquent notre rapport au monde et redessinent les contours flous d’une esthétique du contemporain.

SYSTEMA OCCAM n¡1, 2015

« SYSTEMA OCCAM N°1 », 2015, 40 x 60 x 3 cm / 15 3/4 x 25 5/8 x 1 1/8 inches, Huile sur bois / Oil on wood, Photo © Diane Arques; © Veilhan / ADAGP, Paris/ ARS, New York, 2015, Courtesy Galerie Perrotin

[all rights reserved]

« Le Mobile n°8 », 2015, Carbone, hêtre, lin, peinture acrylique / Carbon, beech, linen, acrylic paint, 60,5 x 125 x 98 cm / 23 7/8 x 49 1/4 x 38 5/8 inches, Photo Claire Dorn, © Veilhan / ADAGP, Paris/ ARS, New York, 2015, Courtesy Galerie Perrotin

[all rights reserved]

« Le Meuble des Producteurs » / « Producer’s Cabinet » 2015, Panneau de particules stratifié, ébène, buis, bronze, hêtre, liège, lin, peinture , acrylique, vernis / Laminated particleboard, ebony, boxwood, bronze, beech, cork, linen, acrylic painting, varnish, 186 x 196 x 74,5 cm / 73 1/4 x 77 1/8 x 29 3/8 inches, Photo: Claire Dorn, © Veilhan / ADAGP, Paris/ ARS, New York, 2015, Courtesy Galerie Perrotin

Image de couverture : « Brian Eno » 2015, Plywood, wool, polystyrene / Contreplaqué, laine, polystyrène, 55 1/8 x 74 3/4 x 43 1/4 inches / 140 x 190 x 110 cm, Photo: Claire Dorn, © Veilhan / ADAGP, Paris/ ARS, New York, 2015, Courtesy Galerie Perrotin.

Texte publié sur Inferno.

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Miroir, ô mon miroir. Pavillon Carré de Baudouin, Paris


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Eva Jospin Forêt, 2013 Bois et carton Courtesy de l’artiste et Galerie Suzanne Tarasiève, Paris crédit photo : Emilie di Nunzio / Mobilier National

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Les frères Chapuisat Cellules dormantes, 2008 Laine de moutons sur tréteaux, 200 x 80 x 150 cm Courtesy de l’artiste et Galerie Mitterand, Paris

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Émilie Brout & Maxime Marion Gold and Glitter, 2015 Installation, site web, GIF animés et objets trouvés, iPad or, tissu, dimensions variables Courtesy 22,48 m2 , Paris © Émilie Brout & Maxime Marion

L’origine des contes merveilleux n’est pas toujours élucidée. En soulignant leur proximité avec les mythes et les légendes anciennes, ils relèveraient aussi bien de récits se rapportant aux Dieux et à la morale, à la poétisation populaire d’actions humaines ou à une personnalisation des forces de la nature. Toujours est-il que l’on n’explique pas forcément, dans ces récits folkloriques, l’efflorescence du monstrueux, de l’irrationnel et de la magie. À maints égards, les pratiques artistiques se présentent comme un moyen de réintroduire le merveilleux dans l’ordinaire, mais aussi comme l’occasion de repenser la place du fantastique dans ce qui compose les cultures et les sociétés.

En effet, en revisitant le conte dans un cadre plastique, l’exposition Miroir, ô mon miroir, pilotée par le laboratoire de recherches et de création L’Extension, insiste précisément sur ce qui fait du conte un motif culturel, social et anthropologique, c’est-à-dire un discours constitutif des croyances collectives. Comprenons que le conte ici n’est pas seulement perçu pour son côté inouï et détaché de nos réalités quotidiennes, il est au contraire au fondement des aspirations intimes, en se décrivant comme un mécanisme narratif qui consolide l’individu contemporain, au travers par exemple des thématiques de l’épreuve ou de l’initiation, de la transgression ou de l’affirmation de soi.

L’exposition présente en préambule la Forêt intégralement composée de carton d’Éva Jospin. La très grande densité des branchages forme un haut-relief qui invite autant à la confrontation qu’au franchissement, comme un interdit qui se brave, alors qu’une atmosphère colorée de mystères et de recoins obscurs figure un monde inquiétant, propice aux découvertes heureuses aussi bien qu’aux rencontres surnaturelles. Le spectateur se positionne en aventurier, en itinérant destiné à surmonter des obstacles, à l’image des dalles mouvantes de Charlotte Charbonnel ou des baskets enchâssées sur des morceaux de pneus de Chloé Dugit-Gros, œuvre résonnant avec les souliers fabuleux que l’on retrouve dans les imaginaires fantastiques en étant affublés de pouvoirs magiques. Par la suite, ces appels au voyage sont l’occasion de rencontres étonnantes avec des êtres étranges, reflets des forces naturelles ou des vicissitudes bienveillantes du destin. La biche constellée de Julien Salaud, majestueuse, fait écho aux silhouettes irréelles de Chloé Poizat, tandis que retentit le lumineux croissant de lune de Laurent Pernot, inexplicablement prisonnier d’une cage d’oiseau, ou la phrase mystérieuse de Jean-Baptise Caron qui dans un souffle, se dessine sur un morceau de cristal noir.

Autant d’éléments elliptiques qui semblent mus par une urgence intérieure, échappant à la raison, mais aussi, peut-être, à une forme de disjonction entre le Bien et le Mal. Les récits merveilleux n’empêchent nullement l’assise d’une forme de morale que l’on interprète avec les yeux de notre contemporanéité. Les parcours initiatiques réfléchissent parfois le passage de l’enfance à l’âge adulte qui se fait dans la douleur ou dans la perte de l’innocence, et, ainsi que nous le montre Caroline Delieutraz, les Blanche Neige d’aujourd’hui imprègnent le flux des images en perdant une part de chasteté, la caverne d’Ali Baba numérique d’Émilie Brout et de Maxime Marion décrit l’incessant besoin d’acquérir et d’accumuler, quand il revient à Giulia Andreani d’associer l’horreur totalitaire à la convenance sereine des réunions de famille.

L’exposition Miroir, ô mon miroir répond ainsi à un projet curatorial bien plus téméraire que ne le laisse prévoir sa thématique globale, car en sondant ce qu’il y a de magique dans les récits folkloriques du passé, il s’agit aussi de questionner ce qu’il y a d’irrationnel dans les discours contemporains.

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Caroline Delieutraz Blanche-Neige décryptée, 2015 Impression numérique Courtesy Galerie 22,48 m2 , Paris

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Julien Salaud Constellation de la biche 2, 2012 Taxidermie, clous, fils de coton, perles de rocaille, 160 x 180 x 93 cm Courtesy Galerie Suzanne Tarasiève, Paris

Texte publié sur inferno-magazine.com
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mage de couverture : Chloé Poizat Sans titre (Trognes 2), 2014 Pastel sec sur papier, 230×150 cm Courtesy de l’artiste © Chloé Poizat

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Colloque : Poétique et politique du corps dans la contemporanéité, 9-10 avril 2015


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Colloque : Animalité dans les Arts et dans les Lettres. 6,7 et 8 mars 2015


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Anderson & Low : Manga Dreams


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Untitled (Forest Defender) © Anderson & Low

Exposé dans le cadre de la Maison Européenne de la Photographie, le projet Manga Dreams de Jonathan Anderson et de Edwin Low peut en surprendre plus d’un. Ceci pour au moins deux raisons. D’une part, il est vrai que l’univers des mangas a quelque chose de déroutant en cet espace qui, généralement, est davantage habitué à présenter des œuvres photographiques. D’autre part, quand bien même l’amateur chevronné de mangas se hasarderait en ce haut-lieu de la création contemporaine, ses attentes risquent de ne pas être comblées.

En effet, l’exposition ne semble proposer qu’une perception étriquée de ce que l’on associe habituellement à la culture japonaise. Ici, le manga se veut incertain, comme s’il servait un propos autre que le sien. Il ne s’agit pas d’une exposition sur les mangas, dans le but d’acquérir une légitimité artistique, mais d’une exposition d’art dont l’outil lexical s’appuie sur l’univers du manga. Approche qui ne manque pas de conférer à l’ensemble un caractère assez énigmatique, voire ambigu.

Justement, nous pouvons constater qu’en règle générale, le jeu des ambiguïtés reste une composante essentielle de la culture visuelle nipponne, en mêlant les genres qu’a priori tout oppose comme la violence et le romantisme, la tradition et le moderne, l’âge adulte et l’éternelle enfance, le masculin et le féminin. Anderson & Low jouent sur ces confusions à partir de l’outil numérique, ce qui permet d’interroger les frontières entre le réel et l’imaginaire, mais surtout d’employer le « style » du manga pour s’inscrire entre l’art et le non-art. Effectivement, le spectateur est en droit de se questionner sur la réelle pertinence artistique de ce qui est présenté, ces éphèbes nippons munis de katana sur fond de soleil couchant, ou ces portraits d’adolescents au look « cosplay » et dont les références tiennent à la fois du jeu vidéo et du dessin animé, peuvent laisser penser que nous nous trouvons davantage face à un travail d’illustration.

Toutefois, un œil plus attentif laisse planer le doute, quelque chose se  passe dans ces corps et ces visages. Au premier abord, nous pouvons souligner le jeu des regards qui parfois paraissent défier le spectateur. L’attitude se veut héroïque, quelquefois guerrière, en tout cas fière. Si les identités sont assumées au point de dévisager le public, on peut se rendre compte que ces physionomies décrivent un trait commun à la plupart des héros issus de l’imagerie populaire, qu’ils proviennent des comics américains, de la machine hollywoodienne ou encore des Jeux Olympiques. « L’esthétique du regard perçant » se pose-t-elle comme le reflet de la culture populaire contemporaine ? Rappelons-nous qu’Anderson & Low ont poursuivi une intense recherche photographique à travers la représentation d’athlètes et de champions, souvent posant dans le plus simple appareil. L’identité et le corps s’unissent dans leur imaginaire iconographique pour montrer des êtres qui, jusqu’à l’extrême, explorent ce que peut un corps, et ce qu’implique le fait d’être soi. Il y a peut-être quelque chose d’héroïque à s’affirmer en tant que soi-même, au point d’en oublier toutes craintes et complexes. De là, l’exposition Manga Dreams acquiert une toute autre résonnance, car à l’image de ces héros sportifs qui s’explorent et qui s’assument, elle entend bien dépasser le simple jeu des apparences.

image de couverture : Untitled ( The Girl in the Red Hat) © Anderson & Low
Expostion Anderson & Low, Manga Dreams, Maison Européenne de la photographie, du 27 juin au 26 août 2012.

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Untitled ( The Mighty One) © Anderson & Low

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Untitled (Ramen Bakuretsu Ken) © Anderson & Low

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Untitled ( Kit the Swordsman) © Anderson &Low

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Hortense Soichet. Espaces partagés


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Série Beauvais

Hortense Soichet emprunte aux sciences humaines ses méthodologies, en procédant sur le mode de l’enquête, en recueillant des témoignages et en se rendant dans des quartiers de logements sociaux ; elle s’appuie d’abord sur une approche photographique pour sonder, à la manière de l’ethnologue ou du sociologue, un Habiter qui se donne à voir autant qu’il interroge. Une esthétique de l’Habiter, fluide et transitoire, comprise dans l’entre-deux des formes et des couleurs d’un côté, des désirs et des expériences de l’autre, peut alors émerger. Celle-ci se porte constamment à la frontière entre le visible et l’invisible, elle repose sur la pratique sociale des espaces, comme en témoignent les travaux réalisés dans les quartiers Argentine et Saint-Lucien de Beauvais.

Dans la démarche de l’artiste, il ne s’agit nullement de souligner l’âpreté bétonnée des barres HLM, là où les ciels de banlieue paraissent toujours grisâtres, ni même de dresser le portrait d’habitants désabusés par la réalité de leur quotidien. L’artiste a choisi de dépeindre la vie de ces quartiers en les figurant en « négatif », c’est-à-dire en ignorant les espaces communautaires, publics ou partagés, en excluant les habitants de toute photographie pour se focaliser sur ce qui demeure enfoui, infime et intime.

Lorsque l’on pénètre dans ces appartements, parfois coquets, d’autres fois plus modestes, on y voit le reflet des espérances et des imaginaires individuels. Les récits qui accompagnent ces images décrivent des aspirations personnelles, des craintes et des amertumes, mais aussi des projets et des souvenirs heureux. L’artiste peut interroger le temps de la vie, celui que l’on passe chez soi, à l’échelle de quelques années ou à l’échelle du quotidien, celui que l’on imprègne de son identité, de sa culture et de son histoire, mais surtout, de sa présence. Le tour de force consiste à rendre cela palpable, alors même que cela n’a pas de corps, alors même que la technique employée est avant tout celle de l’image photographique.

Cet Habiter est donc trouble, pour ne pas dire troublant, car il donne à voir autant qu’il dissout les certitudes. Un indiscernable je-ne-sais-quoi jaillit de ces images, il nous interroge et attise notre curiosité. Est-ce en raison de la sensation de familiarité ? Est-ce pour la diversité des intimités esthétiques ? Ou bien est-ce parce que le projet renvoie à une certaine rudesse sociale ? Le spectateur, hésitant, ne sait en effet quelle attitude adopter devant ces univers personnels, fragilisés par les remous de l’existence ; univers qu’il peut aussi bien accueillir avec le sourire,  au vu de ces ornements surajoutés, artificiels ou fantaisistes. C’est que l’Habiter marque la confrontation de soi aux autres, il synthétise le regard que l’on porte sur le monde, sur son prochain, et suppose que la réalité des autres est différente.

Tout un chacun peut constater qu’il lui arrive de percher des valises au sommet d’une armoire pour gagner de la place, d’avoir un tabouret maladroitement dissimulé dans un recoin de la cuisine ou les rideaux qui empiètent avec nonchalance sur les luminaires. Chacun possède ses motifs, ses passions et des décors intérieurs qui prennent le risque de déplacer les regards et le jugement des autres. Sur les murs parsemés de photos de famille, des fusils de chasse côtoient les horloges. Les meubles quelquefois précaires accompagnent des fauteuils hâtivement recouverts, les espaces s’effacent devant l’amoncellement de poupées de collection, de chevaux ou des stars du foot. Pour autant, rien ne nous préserve du regard vacillant des autres, ce regard qui scrute et préjuge des stratégies, des choix et des goûts que nous mettons en pratique au sein de nos espaces de vie. Avec ces photographies, c’est le regard que l’on porte sur les autres qui est interrogé, le regard que les autres portent sur nous, mais aussi le regard que nous nous portons sur nous-mêmes.

Ce qui intrigue donc n’est pas le « Comment vivent les autres ? », mais une infime transparence. Ces habitants, absents, peuvent figurer la condition humaine à travers ses gestes et ses accomplissements les plus essentiels ; il est vrai qu’on oublie de temps à autre que l’Habiter est un geste élémentaire, une conduite fondamentale participant à la production de soi et de son rapport aux autres. Du coup, ce projet photographique qui n’insiste plus seulement sur la présence même de la photographie, nous rappelle qu’Habiter, c’est aussi Être, c’est aussi Vivre. L’esthétique de l’Habiter d’Hortense Soichet ne fige donc pas, les objets, les meubles et les murs ne sont nullement prisonniers de l’image car ils sont nourris d’affects et de sensations. Ils ne s’amassent ni ne se produisent en un jour, mais en une vie.
Ce n’est pas la stabilité du foyer qui se donne à voir, mais ce qui est véhiculé à travers lui, répondant à un processus continuel, à une conquête de l’espace faite de pertes et d’accumulations, de rencontres, d’histoires et d’expériences.

Galerie de la Médiathèque du centre-ville, Espace culturel François Mittérand, 3, Cour des Lettres, Beauvais.
Toutes les photographies : courtesy Hortense Soichet
Texte publié en septembre 2013 sur contemporaneite.com

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Série Beauvais

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Série Beauvais

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Série Beauvais

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Série Beauvais, extérieur.

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Peter Halley. Le monde est géométrique, et jaune fluo


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Undateable, acrylique, fluo acrylique et Roll-a-tex sur toile, 114,5 x 111 cm, 2013.

Dans cette exposition présentée par la galerie Xippas, Peter Halley peint des figures géométriques multicolores, parfois fluorescentes, qui se détachent d’un fond noir atmosphérique, comme pour mieux en rendre la matière. Elles paraissent d’autant plus palpables que la partie inférieure de ces toiles est caractérisée par des bandes régulières et horizontales ; ces dernières constituent un socle pictural permettant de consolider l’architecture de la construction colorée. Le spectateur hésite : s’agit-il d’une œuvre totalement abstraite qui rendrait superflue toute interprétation raisonnée, comme l’y invite la rigueur absolue du géométrique ? Lui faut-il au contraire reconnaître dans ces formes et ces couleurs sonnantes, des perceptions imagées ? En effet, rien ne l’empêche de deviner ici et là un édifice de facture minimaliste, entrecoupé par des surfaces de béton aux couleurs éclatantes. De part et d’autre, des tuyaux ou des gouttières, à moins que ce ne soit le relief lointain d’un bâtiment en arrière-plan. Les constructions géométriques de l’artiste américain se présentent en effet comme des vues sur le monde.

Alors que la peinture géométrique renvoie traditionnellement à des préceptes théoriques nourris de conceptions pures et idéelles, parfois mystiques, utilisant la forme mathématique comme un motif d’expérimentation picturale – que l’on songe à Malevitch, aux tenants de l’Art Concret ou à l’art cinétique – ici, ce qui anime Halley n’est plus seulement l’amour de la forme et l’exploration abstraite de nouveaux horizons esthétiques, mais l’incidence du géométrique dans la réalité quotidienne. Jusqu’alors, il est vrai que les peintres géométriques « historiques » restent en quête d’une vérité close sur elle-même, hermétique aux vicissitudes du monde et déployée en vue de laisser émerger des formes dont l’exactitude ne peut être contredite. D’une certaine façon, bien qu’opposés à une fantaisie initiée par la gestuelle rêveuse d’une peinture faisant la part belle à l’individu plutôt qu’à l’universel – comme le revendiquaient en 1930 les « concrétistes » Theo Van Doesbourg et Piet Mondrian au travers d’un manifeste, en faisant allusion, en particulier, au surréalisme – les peintres géométriques n’en demeuraient pas moins prisonniers d’une vision quelque peu romantique et moderniste, marquée par l’expression « la plus récente et la plus actuelle du beau », selon les termes de Baudelaire.

Le cas de Mondrian lève toutefois un doute, rappelons-nous en effet de Broadway Boogie-Woogie, peinte en 1943 et dont les lignes orthogonales aux couleurs vives se réfèrent aux axes nord-sud de Manhattan. Comme chez Mondrian, Peter Halley, américain et new-yorkais, n’emploie que des horizontales et des verticales pour essaimer l’espace de ses toiles en figurant la structure de la réalité ; à l’image de son illustre prédécesseur, la géométrie peut arborer une dimension éminemment sociale. La démarche se veut ainsi radicale, politisée, appuyée par les lectures de Baudrillard et du Foucault des sociétés disciplinaires. Halley évoque alors les configurations compartimentées de notre quotidien et les différentes strates de nos sociétés hiérarchisées dans le contexte postmoderniste des années quatre-vingt. Si le projet géométrique signifiait autrefois la stabilité, l’ordre, le sens des proportions, l’exploration de la forme en tant que forme, ceci n’a plus cours désormais car elle s’est vue assignée par la culture une « multiplicité changeante de ‘signifiants’, d’images d’enfermement et de dissuasion »[1].

Par la même occasion, l’artiste souligne non pas ce qu’il y a de social dans la géométrie, mais ce qu’il y a de géométrique dans toute société. Les couleurs fluorescentes et les textures industrielles finissent par donner corps à cette matérialité du social géométrique, en allusionnant une société de consommation où finalement, ce qui importe est parfois davantage la capacité d’attraction à grande échelle que le souci de s’arrêter sur l’irréductibilité des êtres et des choses. En vue de méditer sur le jeu des représentations sociales et des codifications arbitraires, Peter Halley suggère ainsi de puiser dans l’ambiguïté des représentations picturales, là où la géométrie suppose, peut-être plus qu’ailleurs, que ce que l’on voit n’est pas ce que l’on croit, en hissant des ramifications toujours plus subtiles.

L’exposition Peter Halley à la galerie Xippas à Paris du 8 juin au 27 juillet 2013.
 
Image de couverture : Into the storm, acrylique, fluo acrylique et Roll-a-tex sur toile, 234 x 239,5 cm, 2011., Courtesy Galerie Xippas
Texte publié en juillet 2013 sur contemporaneite.com

[1] Peter Halley, Crise de la géométrie et autres essais 1981-1987, ENSBA, 1992, pp. 57 à 71.

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The Science of Cool, acrylique sur toile, 183 x 201 cm, 2011.

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The Dilemna, acrylique sur toile, 183 x 201 cm, 2011.

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Floowed, acrylique, fluo acrylique et Roll-a-tex sur toile, 190,5 x 191,5 cm, 2011.

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Elina Brotherus. L’esthétique d’une mélancolie


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Wrong Face, 2012, Still, 16 mm color film, silent, Duration: 3’35 », courtesy of the artist and gb agency, Paris

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Annonciation 31, The End, 2012.

Le travail d’Elina Brotherus est à la confluence de plusieurs genres picturaux. Le paysage, la nature morte et le nu côtoient les scènes d’intérieur et les autoportraits. Les références à l’histoire de la peinture et de la photographie abondent, on y trouve parfois la poésie mystérieuse d’un Giorgione, la présence éthérée d’une Francesca Woodman ou plus souvent les méditations existentielles d’un Caspar David Friedrich.

Dans un premier temps, le spectateur perçoit cette œuvre pour sa capacité à articuler une expérience singulière à la réalité du monde : l’artiste apparaît souvent de dos, seule et contemplative face à une étendue panoramique faite de brume et de grandeur. Dans d’autres cas, l’artiste parvient à figer une sensibilité fuyante qui tranche avec la sévérité des lieux et des situations. Assise sur le rebord d’une baignoire, le regard errant, les mains closes et la mine défaite, le personnage parait s’estomper devant la douce luminosité d’une salle d’eau. La mélancolie est manifeste, elle nimbe toute la pièce d’une atmosphère hollandaise, lourde mais paisible. Des questions émergent alors : s’agit-il de diluer les tourments de l’âme devant le spectacle de l’étendu ? Le paysage, le lieu et l’espace renvoient-t-ils à un infini inaccessible, à une quête impossible à accomplir ? Quel rôle joue l’histoire de l’art lorsque ce sont des expériences singulières qui sont examinées ?

L’artiste nous explique dans le cadre de cette exposition intitulée Annonciation ses tentatives infructueuses d’avoir un enfant. C’est à juste titre que sont invoqués les célèbres retables de Fra Angelico dont le thème de l’Immaculée Conception résonne en négatif avec la biographie de l’artiste : au miracle d’une naissance soudaine répond la tristesse d’une vie qui se refuse. Cet écart entre présence et absence constitue sans doute un motif nécessaire. Sur la photographie qui initie le parcours proposé, une entrée en forme d’arcade nous introduit dans l’intimité d’une salle à manger ; assise sur la droite, l’artiste est prostrée et la solitude se fait extrême. Les espaces de vie n’en restent pas moins imprégnés d’une sorte de pudeur, celle qui révèle tout autant qu’elle dissimule. Peut-être est-ce parce que l’artiste s’efface que les photographies s’emplissent de son être.

Puis dans un second temps, le spectateur se rappelle que les romantiques allemands professaient la libre expression du sensible par la contestation de la raison. En poursuivant dans cette voie, on se rend compte que la relation qu’entretient l’artiste avec les tableaux empruntés à l’histoire de l’art n’aspire pas à une réitération docte et discursive. Son rapport est avant tout sensoriel, instinctif, et plus important encore, esthétique. Chaque photographie laisse émerger une attention remarquable pour le jeu des couleurs, la luminosité, la composition et la mise en scène. En exemple, ce bouquet de tulipes au milieu d’une table, dont la nappe purpurine aux motifs carrelés retentit avec la blancheur des pétales et le turquoise du fauteuil. À trop vouloir se focaliser sur les références qui parsèment son œuvre, on en oublierait presque qu’il s’agit d’une entreprise éminemment plastique, d’une relation tactile à l’égard de l’histoire des images, le fruit d’une véritable passion à l’égard de tout ce qui se laisse bercer du regard. Si les artistes qui la précèdent lui apportent des éléments de réponse relativement aux problèmes qu’elle se pose, c’est parce qu’ils l’imprègnent d’univers graphiques riches et fertiles. D’une certaine façon, la solitude se voit contrariée au profit d’images qui s’illuminent, l’Annonciation devient l’exclamation non feinte d’un amour des images.

L’exposition Elina Brotherus L’annonciation à la galerie gb agency à Paris du 25 mai au 20 juillet 2013.

Photographie de couverture : Tulips, 2009,  courtesy of the artist and gb agency, Paris
Crédit photo : Marc Domage, Courtesy gb agency, Paris.
Texte publié en juin 2013 sur contemporaneite.com

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Annonciation 5, Avallon, 19.12.2010, 2010.

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Annonciation 23, Lone, 2011.

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Annonciation 7, Jour de l’annonciation, 2011.

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Annonciation 31, The End, 2012.

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Eric Bourguignon. Le chant de la peinture


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Les gestes francs et puissants d’Éric Bourguignon portent des masses colorées aux teintes profondes, parfois sépulcrales, comme imprégnées d’une forme de langueur. Une atmosphère naturaliste et élémentaire émane de ces peintures qui, suivant les séries, composent des univers archaïques, marins, ou paradisiaques. Outre l’allusion manifeste à l’art pariétal, en particulier à travers les tons ocre et les textures caverneuses, il est vrai que l’on y perçoit les édens mystérieux d’un Giorgione ou les étangs ombragés de Monet. L’œuvre rend hommage à la terre nourricière et aux littoraux rocailleux, les personnages dansés exaltent la vie et l’ivresse.

Au cœur de ce tumulte, souvent, l’artiste appose sur la toile une infime lueur de couleur, comme un faisceau lumineux qui déroge mais qui, aussi, ajuste. Ce soubresaut rose vif détonne avec le reste de la composition, de même que ce trait de bleu, intense et surprenant. Ceux-ci affirment une audace maitrisée : la touche nerveuse mais précise, ponctue des compositions qui ont l’exubérance de l’onirisme et la plénitude de la pastorale. La toile en devient harmonieuse car domine le sentiment qu’aucun geste n’est superflu. Tout se suffit, rien ne manque.

 La force des peintures d’Éric Bourguignon vient sans doute de l’impression globale qui en résulte. Une impression rétinienne, comme des images rémanentes qui infusent nos paupières lorsque nos yeux sont clos. Les formes aux contours indéterminées s’adressent à nos sens mais aussi à notre mémoire, peut-être à notre imagination, car en émargeant entre apparition et disparition, entre reconnaissance et oubli, nous sommes invités à projeter des mondes personnels alors même que les références à l’histoire des arts sont limpides. En cela, les toiles irradient d’une très intense sensibilité picturale : celle du peintre, mais aussi celle d’une peinture dont les motifs oscillent entre abstraction et figuration. Cette oscillation, précisément, situe la peinture non tant du côté du discernement, mais du côté de l’expérience de ce qui se perçoit. La figuration totale suppose en effet l’analyse et la correspondance, tandis que l’abstraction la plus dense s’affranchit de l’image pour se pencher sur la littéralité des formes sans récit ; cette dernière s’appuie alors, parfois, sur un autre type d’intelligence. Dans les toiles d’Éric Bourguignon, il ne s’agit jamais d’une peinture qui renseigne, car les formes sont flottantes, presque floues. Toute tentative de nommer ce qui se trame est déjouée. Pareillement, il ne s’agit pas d’une peinture qui abandonne le spectateur car, parmi les silhouettes indécises, au milieu de ces grands traits de pinceaux, nous y voyons des rappels, des évocations, une invitation à projeter nos propres sensations. La peinture alors imbibe et stimule nos sens, notre système nerveux, selon les mots de Deleuze, plutôt que notre cerveau.

Il faut effectivement désapprendre avec son œil lorsque l’on s’adresse à ces peintures. C’est ainsi que l’on se délecte des aspérités formelles et chaleureuses, peut-être aussi parce qu’elles nous parlent à leur manière, de façon bien plus narratives que la peinture qui récite.

De là, nous constatons que le peintre a pour souci constant de s’immiscer entre les règnes : il investit une logique de l’entre-deux, comme pour affirmer la variance et la fluidité plutôt que les préjugés du regard. Les allusions au passé ressurgissent et composent avec notre actualité. Le galbe chancelant de ces personnages émerge et s’évanouit simultanément, les gestes sont épris de vitesse et de lenteur, participant à l’élaboration d’un temps intermédiaire de la perception. Celle-ci se situe un petit peu en-deçà ou au-delà des formes et des couleurs, elle souligne l’irréductibilité du présent qui se meut en toute chose.

Aussi est-ce pourquoi ces peintures arborent une grandeur vitale, humaine voire existentielle, car ce temps de l’entre-deux pictural est celui que clame le tumulte des forces contraires, des forces qui s’opposent, qui aussi se composent mutuellement, donnant naissance à la vie élégante et chaotique, à la création. À travers ces effluves de peinture, un chant, une fête, un sentiment de joie bondissante, de celles qui nous rappellent combien chaque seconde, relayée par les pigments de couleur et l’énergie frémissante de l’artiste, aspire à l’éternité.

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Jérôme Zonder, Fatum, la maison rouge


Jeux d'enfants (Copier)

En présentant la première exposition monographique parisienne de Jérôme Zonder, la maison rouge nous rappelle à la vitalité du dessin dans le paysage de l’art contemporain. Alors que nous assistons en effet depuis quelques années à sa reconnaissance nouvelle et quelque peu paradoxale – le dessin ne renvoie-t-il pas à l’essence même des beaux-arts ? – l’exposition, qui se présente comme un parcours, explore le travail de la mine de plomb et du fusain en polarisant toutes ses possibilités.

La suite sur Inferno

Image de couverture : Jeu d’enfants #1, 2010, mine de plomb sur papier, 160 x 160, collection privée, France

zonder (Copier)

Chairs grises #11, 2014, fusain et poudre graphite sur papier, 150 x 200 cm, courtesy galerie Eva Hober Paris

zonder2 (Copier)

Les fruits de McCarthy #2, 2013, mine de plomb et fusain sur papier, 24 x 32 cm, courtesy galerie Eva Hober Paris

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Géodésie, l’impossible tracé. Galerie Odile Ouizeman


Theodore Fivel, _Sand_, sculpture de sable, 100x25x200 cm, 2014 (Copier)

C’est par la pratique du dessin que les premiers cartographes purent témoigner des contrées éloignées. Les cartes constituent en effet un acte de représentation du monde et, en cela, elles entretiennent originellement une proximité avec les pratiques plastiques figuratives.

Or avec l’exposition « Géodésie, l’impossible tracé », la galerie Odile Ouizeman nous rappelle que le geste cartographique ne consiste pas à mimer le réel tel un calque, il aspire au contraire à manifester des réalités sous-jacentes, parfois indicibles ou invisibles. La carte désigne alors un motif privilégié pour la création aussi bien que pour une saisie plurielle du réel. Bien davantage, elle est sans doute une nécessité plastique, cognitive et fonctionnelle, lorsque se confronter à la fluidité du monde contemporain devient une injonction, comme le fit remarquer Nicolas Bourriaud en 2003, à l’occasion de l’exposition GNS au Palais de Tokyo.

La suite sur Inferno

Image de couverture : Theodore Fivel, Sand, sculpture de sable, 100x25x200 cm, 2014.

Brigitte Zieger, _El Dorado_, Film d’animation HD, 7 mn, couleur, 2013 (Copier)

Brigitte Zieger, El Dorado, Film d’animation HD, 7mn, couleur, 2013

Pauline Delwaulle, l'ile, film, 24mn, production le fresnoy-studio national des arts contemporains, 2012 (Copier)

Pauline Delwaulle, l’Île, film, 24 min, production le Fresnoy-studio national des arts contemporain, 2012.

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Laurent Pernot, Badlands, Série Et si demain, les grandes forces de la nature se rejoignaient pour liquider l‘avènement de la révolution industrielle et de la postmodernité ?, épreuves sur papier baryté, 30 x 40 cm, 2014

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Interfaces Numériques 4-1: Questionner le jouable


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De la jouabilité de l’art en tant que dispositif du contemporain

Selon Roger Caillois, toute activité sociale et institutionnelle porte une dimension ludique : celle-ci témoigne du désir d’adopter un certain rapport au monde de la part de tout collectif. S’il semble que les catégories poreuses énoncées par l’auteur (agon, alea, mimicry, ilinx) afin de caractériser le jeu, investissent tout le champ du social et des pratiques collectives, si de même l’avènement des techniques de médiation participe à l’actualisation d’une ère de la « jouabilité », sans doute pouvons-nous examiner le cas des productions artistiques en ce que, d’une part, elles semblent toujours refléter le monde environnant, quand d’autre part, nous assistons à un véritable « devenir-jeu » de l’art contemporain.

En d’autres termes, au-delà des pratiques strictement ludiques, peut-on déceler dans l’art d’aujourd’hui les signes manifestes d’une épistémologie de la jouabilité ? Quels en seraient les dispositifs et que nous apprennent-ils sur notre contemporain ?

Alors que le Museum of Modern Art de New York (MoMa) légitime les jeux vidéo en tant qu’art, les artistes que l’on associe au Game Art ne font parfois qu’intégrer des dispositifs vidéoludiques de manière illustrative et linéaire, sans parvenir à investir la dimension sociale et épistémique d’une ère de la jouabilité. Ce qui nous interroge est la possibilité d’envisager dans l’art contemporain une lecture du monde qui en révèle la « jouabilité », sans nécessairement passer par le jeu vidéo, le jouet, ou par des environnements « divertissants ». Dans cette optique, l’une des hypothèses que nous explorerons consiste à percevoir à partir de l’art participatif apparu dans les années 60, les prémices d’un mécanisme plus global, propice à l’émergence et à la consolidation de l’ère contemporaine. Prolongeant cette proposition, il nous semble que le passage de l’art moderne à l’art post-moderne, en favorisant le rapport au public, en développant son autonomie créative et interprétative, mais surtout en questionnant plus que jamais la dimension sociale de l’art, soit le signe évident d’une jouabilité de l’art contemporain qu’il nous reste à définir.

 De la participation à la jouabilité en art

La notion d’interactivité apparait dans les arts au milieu des années 60. Elle suppose un dispositif technique à partir duquel différents protagonistes dialoguent avec un système. L’art interactif semble par conséquent caractériser une époque technique bien précise, celle qui voit l’émergence et la démocratisation de l’ordinateur. S’il est significatif de constater que l’informatique trouve un « terrain d’excellence dans le domaine des jeux vidéo »[1], c’est parce que l’interactivité technique moderne, comme le soutient Jean-Louis Boissier, trouve ses « ancêtres les plus manifestes dans les instruments et les jouets, c’est-à-dire précisément ce avec quoi on joue »[2].

Pour autant, c’est avec beaucoup de précaution qu’il faut articuler les notions d’interactivité et de jouabilité, en particulier lorsque l’on insiste sur l’importance du cadre technique. Il semble en effet que la jouabilité excède l’interactivité, tout comme le « computationnel » dépasse le cadre strict de l’informatique[3]. Dès lors, qu’entendre par cette notion de jouabilité en art, si elle ne passe pas nécessairement par l’interactivité ? Quelles sont ses implications ?

Nous assistons depuis les années 60 à de nombreuses expositions accordant une part importante à l’interaction ou à la participation. Dans un premier temps, elles font suite à une désolidarisation progressive de certains concepts clés tels que, comme le mentionne Frank Popper, l’individualisation de l’artiste, l’unicité du chef-d’œuvre, l’exposition dans le cadre d’un musée ou d’une galerie[4]. Afin de s’opposer à la tradition moderniste, en particulier à l’art minimal américain, des « environnements pluri-artistiques » voient le jour – souvent à partir de créations collectives – et bousculent chacun des préceptes cités : les projets se rapprochent de leur public et intègrent parfois physiquement le spectateur, des domaines connexes se greffent aux arts dits plastiques en assimilant la cybernétique, les sciences « dures » ou la musique. L’expérience du spectateur se retrouve privilégiée, alors que la question de l’originalité est mise à mal. L’art devient pluridisciplinaire et intègre la participation du public ; il se réconcilie avec le quotidien, abolissant toute notion de hiérarchie au profit d’interventions où le spectateur n’est plus un être détaché de l’œuvre, alors que ceci s’applique à un large spectre de « courants » artistiques, allant du Body Art au Pop Art.

La participation voire l’interactivité, et en amont, la notion de jouabilité, ont très certainement joué un rôle émancipateur dans le développement de l’art. A la rigidité des identifications et des représentations se substituent la malléabilité et la plasticité d’œuvres qui se perçoivent comme des dispositifs systémiques. Pour qu’il y ait jouabilité, il est nécessaire que l’œuvre constitue un système ouvert, elle doit donc être capable de se moduler en fonction des aléas et des circonstances coordonnées par un ensemble de contraintes, lesquelles forment une « règle du jeu ». Dans tous les cas, l’œuvre n’est jouable qu’à condition de ne pas rester cloisonnée dans une linéarité sémantique et fonctionnelle, là où l’œuvre non-jouable en appellerait forcément à une lecture unique. L’image que donne Lucien Sfez dans le cadre des sciences de la communication s’applique assez bien à ce qu’introduit la jouabilité en art : « Tout se passe comme si le mécanisme de liaison était simplissime : comme une boule dans un flipper. On introduit la boule dans un circuit (ici nommé « canal »), et elle atteint son but (le « récepteur »), lequel renvoie la bille, à l’occasion par le truchement d’intermédiaires. Émetteurs, canal, récepteur. Là-dedans un message »[5]. Retenons la dualité entre un émetteur et un récepteur, et c’est ce qui caractérise l’art non-jouable, car rien n’altère la consistance et l’immuabilité de la sphère métallique qui tient lieu de « message » artistique. Bien au contraire, l’œuvre d’art jouable serait comparable à une boule molle et plastique, qui adapterait ses formes en fonction des obstacles et des données qu’elle croiserait sur son chemin.

Plus récemment, la participation en art est si présente dans le paysage contemporain que sa portée s’efface au profit des velléités et des discours propres à chaque artiste, tant et si bien qu’elle semble ne plus constituer un motif d’étonnement. Assurément, ce n’est pas la participation en elle-même qui est contemporaine. Difficile d’affirmer, par exemple, que les Unilever Series de Carsten Höller, exposées à la Tate Gallery de Londres en 2006, nous apportent une quelconque visibilité sur le monde contemporain. En invitant le public à s’épancher sur de gigantesques toboggans métalliques, le projet est certainement « jouable » et participatif, mais ne semble pas avoir pour dessein de figurer le monde d’aujourd’hui, à moins que l’on ne s’accorde sur la dimension festive et mondaine de notre époque. De même, des artistes plus contemplatifs, à l’image d’Ann Veronica Jenssens, de Carlos Cruz-Diez ou d’Olafur Eliasson, produisent des œuvres qui ne sauraient avoir une quelconque raison d’être, si nul spectateur n’est physiquement présent pour les actualiser. Songeons également à Jeppe Hein, dont le projet Invisible Labyrinth, mis en œuvre à l’espace 315 du Centre Pompidou en 2005, consistait à décrire un parcours invisible. Les visiteurs étaient invités à sillonner un vaste espace vierge, munis de casques audio émettant certaines vibrations lorsque le parcours emprunté n’était pas conforme à un cheminement virtuel. L’œuvre participative connaît ses paradigmes, la voilà omniprésente de nos jours, mais rien ne permet d’affirmer qu’elle contribue à élaborer une visibilité du monde d’aujourd’hui.

Un temps présent affleure pourtant ces approches, une proximité avec une idée de ludicité se laisse également sentir, mais il ne faut pour autant confondre le temps de la réalisation, avec l’époque de la réalisation. Qu’est-ce qui dans l’acte participatif permet à l’œuvre de s’ouvrir au monde, si ce n’est sans doute, une forme de jouabilité ?

Notons que si cette conception de l’œuvre d’art jouable est contemporaine de l’apparition de la participation en art, elle l’est également des recherches portant sur les théories systémiques, sur les approches écologiques ou bien sur les critiques établies à l’égard de la représentation[6], dans un cadre philosophique. La jouabilité décrit donc le passage de la transcendance vers l’immanence, le vingtième siècle laisse apparaître un art qui nie ses principes duplicateurs et ses mises à distance, au profit d’un « rapprochement » de ses composantes. Il s’agit donc de saisir l’art dans son rapport d’immersion et de jeu avec le réel, là où l’écart entre ce qui est et ce qui paraît s’amenuise ; le vitalisme, la plasticité, les approches systémiques contribuent à formuler cela, à l’image de ce qu’écrit Daniel Bougnoux, lorsqu’il évoque une « crise de la représentation » renvoyant à l’incursion du réel, compris en son sens le plus élargi et saisi par le flux des mutations contemporaines, à travers chacune des activités médiatiques et culturelles de notre espace quotidien.

Sur la jouabilité du présent : l’Art sociologique

Toutefois, si la jouabilité et à travers cette notion, la participation et l’interactif, fait son apparition, puis se normalise dans le cadre des arts, quel rapport entretient-elle avec son époque ? La jouabilité est-elle fille du contemporain, ou bien l’inverse ?

Dominique Boullier défend l’idée que notre ère serait dévolue à l’immersion, succédant alors à une époque portée par l’idée de perspective, fondatrice du modernisme[7]. Elle résonnerait en cela avec la thèse d’une crise de la représentation aperçue plus haut, elle retentit surtout avec le passage de l’art moderne à l’art postmoderne, si ce n’est à l’art contemporain. Il y a en effet un parallèle frappant entre l’émergence d’une ère de l’immersion – et nous prenons le parti d’associer l’immersion à une forme de jouabilité – et l’apparition d’un art qui se démocratise, qui s’introduit sur le terrain du collectif et des réalités quotidiennes, qui en somme amalgame et assimile ce qui autrefois était voué à être dissocié. Boullier s’appuie en particulier sur le format sémiotique et la culture du jeu vidéo afin de caractériser un nouveau dispositif contemporain. L’immersion et la jouabilité décrivent donc des mécanismes épistémiques permettant d’accéder à l’ère contemporaine, ce qui se vérifie sur le plan artistique, bien que les pratiques « jouables » s’échelonnent sur près d’une cinquantaine d’années, tout en arborant des approches hétéroclites.

L’une des façons d’aborder la question du jouable est d’insister sur le fait sociologique. Amoindrir le rôle de la subjectivité du créateur permet de privilégier les interventions d’une masse abstraite d’individus toujours en puissance d’agir et dont on ne peut prévoir les réactions. Or c’est précisément au moyen de l’Art sociologique, du nom que donnent Fred Forest, Hervé Fischer et Jean-Paul Thénot en 1974 à cette pratique, que l’art participatif nous fait comprendre le rôle privilégié d’une forme de jouabilité, dans son rapport au contemporain.

Considérons quelques travaux réalisés par le collectif. Quasiment à l’unanimité, les œuvres se révèlent participatives. En novembre 1972, au musée des Beaux-arts de Lausanne, une action artistique consiste en la publication dans la Tribune de Lausanne d’un espace blanc de 300 m², ce que Fred Forest nomme un Space-Media, c’est-à-dire un espace de liberté destiné à un collectif dans lequel différentes personnes sont invitées à s’exprimer librement par le biais de cet espace, afin d’en exposer ultérieurement les résultats. De même, au printemps 1975, lors d’un passage à la télévision, Fred Forest invite les téléspectateurs à lui expédier un objet, la photographie de cet objet ou le dessin de cet objet, réel ou imaginaire. Lors de la seconde émission ayant lieu quinze jours plus tard, la totalité des objets défile sur l’écran tandis que certains participants sont invités sur le plateau. Enfin, autre exemple qui peut-être reste le plus connu, le Mètre carré artistique, conçu en 1977, consiste en une création et un dépôt chez un notaire du « mètre carré artistique », dont Forest achète le terrain à proximité de la frontière suisse, pour proposer via Le Monde une publicité célébrant un nouveau moyen de spéculation dans notre société, action qui se termine finalement par la mise aux enchères publique de ce « mètre carré artistique ».

L’Art sociologique décrit une pratique de la jouabilité qui ici également, vise à s’extirper du monde traditionnel de l’art, au sens où ce dernier en restreint les usages, les formalise pour les contenir au cœur d’un ordre, d’une vision. Pour se faire, la distinction entre art et non-art joue un rôle premier dans l’Art sociologique, elle en est même le moteur. La contradiction apparente permet alors de dépasser ses frontières habituelles, dans la mesure où l’art est, selon Forest, inapte à répondre sous sa forme actuelle – c’est-à-dire à l’époque de la formulation de l’Art sociologique – au monde contemporain. La jouabilité à travers le prisme de la participation et de l’interactif, est perçue par Forest dans le cadre des arts comme le principe moteur permettant de basculer vers des pratiques qui ont pour projet d’adhérer de façon plus appropriée au contemporain : c’est en cela que prôner le jouable est aussi un moyen de célébrer le monde d’aujourd’hui. Autrement dit, le propre de l’Art sociologique est d’interroger la pertinence et la cohérence des modes d’apparition de l’art, dans sa capacité à retranscrire le monde d’aujourd’hui, ces modes d’apparition restant dévolus à l’art participatif et à l’art jouable. L’objet de l’Art sociologique, ce pour quoi il s’érige en porte-à-faux à l’égard d’autres pratiques plastiques, est donc de correspondre selon une exactitude que l’on pourrait qualifier de « principe », à l’égard de la réalité du monde. Autrement dit, le problème que soulève Forest est celui de l’adéquation des pratiques artistiques vis-à-vis de la manière avec laquelle le monde se déploie. Or c’est cette adéquation qui pose problème aux artistes de nos jours : comment en effet correspondre au monde environnant, comment en rendre la complexité et la dynamique, sans passer par un dispositif de jouabilité ?

En effet, faisant le constat d’une société qui voit apparaître de nouvelles formes de pratiques, d’autres modes d’action et de conception du monde – ceci en raison de l’avènement de techniques de communication – l’art tel que le sous-entend l’intitulé « arts plastiques » se heurte à un mur infranchissable lorsqu’il se préoccupe de lui et non du monde qui l’entoure. A contrario, une telle approche inscrit inévitablement les œuvres « sociologiques » dans un temps praxique, celui qui précisément demeure imprévisible et sujet à se mouvoir, à s’adapter en fonction des aléas et des circonstances, c’est-à-dire, dans un temps du jouable.

Le support de la jouabilité : une épistémologie de la fluidité

Ceci étant posé, il convient de regarder avec plus d’attention les pratiques interactives, en interrogeant leur contemporanéité. L’Art sociologique, bien que né dans les années soixante, laisse présager dans ses articulations, dans sa pensée, un âge de l’interactionnisme alors assez nouveau et qui en définitive rencontrera une actualité toute contemporaine au travers des pratiques « interactives » que laissent augurer l’avènement des réseaux électroniques. La principale différence que l’on peut établir entre une pratique dans laquelle règne la participation du spectateur et la participation d’une communauté d’individus, est que dans un cas justement il faut parfois un spectateur unique, un spectateur qui en tous les cas peut s’avérer familier des visites d’expositions et des galeries. Mais est-ce la même chose si ces pratiques s’ouvrent à la participation simultanée d’une multitude d’êtres qui n’entendent pas forcément quelque chose à l’art ? C’est ce que suggère la contemporanéité de l’interaction, lorsqu’elle s’ouvre au « collectif », à l’immédiateté, à la possibilité qu’ont ces intervenants à se concerter mutuellement, et donc d’élaborer une participation qui resterait guidée par un principe que l’on pourrait qualifier de sociologique voire de « démocratique ».

La jouabilité repose précisément sur cette association entre l’activité et la pluralité. L’intromission des techniques de la communication insuffle un dispositif en réseau, un maillage de cette réalité qui ne peut plus être appréhendée sous l’égide d’une « vérité » unique, mais par la multiplication des localités et des particularités. En outre, ce sont de nouveaux « schèmes mentaux »[8], pour reprendre le terme de Forest, qui sont introduits par les nouvelles techniques, reconfigurant le rapport des hommes entre eux, tout comme les rapports des hommes au monde. En conséquence, ce qu’il faut bien souligner est le renouvellement du concept de réalité qui, s’il s’écrit à l’aune du multiple et de la divergence des points de vue, ne signifie pas pour autant qu’il faille céder à une certaine forme de relativisme. Penser que la réalité est mouvante, jouable, parce qu’elle est démultipliée et dépendante des appareils de « projection » de masse, ne signifie pas qu’il y ait autant de réalité qu’il y a de regardeurs. Cela signifie que la réalité énoncée par l’Art sociologique est « pulsationnelle », rythmée, renouvelée en fonction des aléas et des affres du changement propre à tout dispositif en évolution, comme l’est toute société. Dès lors, la jouabilité décrit le rapport de fluidité, de plasticité, que l’être entretient avec son milieu, s’adaptant et se modulant en fonction des informations qu’il récolte, tout comme les espèces animales sont conviées à s’adapter pour vivre. Ce que dit Edgar Morin est très juste quant à l’adaptabilité lorsqu’il suppose le rôle et la nécessité de l’imprévisible. S’adapter ne signifie pas composer en fonction de ce qui est déjà, mais faire en fonction de ce qui risque de survenir. L’adaptation, suppose la capacité de s’adapter, la capacité de l’adaptation de soi tout comme la capacité de l’adaptation à soi[9]. L’adaptation est le mode opératoire de la fluidité, et par extension, de la jouabilité. Les artistes, face à un monde qui se meut et se complexifie, se doivent de s’accorder aux flux et aux fluctuations, en réactualisant une attitude de jouabilité qui tienne compte de la réalité du monde, ce qui ne signifie pas nécessairement élaborer des dispositifs strictement ludiques.

De ceci, nous pouvons faire deux remarques. Premièrement le rapport que l’homme entretient avec son milieu a de tous temps fonctionné sur le mode du jouable. La jouabilité dont il est question dans le « devenir-contemporain » de l’art, tel qu’on le rencontre à partir des pratiques participatives, est une jouabilité actualisée par un contexte technique bien précis mais aussi par le constat selon lequel le monde se complexifie, de façon qualitative et quantitative. Aussi est-ce en cela qu’un contexte de jouabilité participe de l’avènement de l’art participatif, quand en retour cet art participatif se densifie et produit à son tour une nouvelle modernité de la jouabilité, celle que l’on nomme le contemporain.

Deuxièmement, toujours en poursuivant ce principe évolutif de densification et de complexification des réalités individuelles, ne serait-ce parce que le monde comprend, au fur et à mesure de son avancement historique, de plus en plus d’individus interconnectés, le passage simultané à des sociétés où s’entrecroisent la massification de la consommation, le développement des temps de loisirs, la progression de l’individualisme social et son corrélat, le retour au libre-arbitre et à la créativité, tous ces aspects font que le caractère jouable de l’art et du contemporain recoupe et réactualise à son tour la notion de jeu. Notion qui naturellement s’adapte au monde technique contemporain tout comme il en produit certains des ressorts. A cet égard, le caractère collectif de la jouabilité se perçoit dans l’évolution du jeu vidéo, à l’ère des réseaux, par exemple en portant une comparaison avec le processus d’émancipation et de diversification de l’art traditionnel. Les jeux massivement multi-joueurs (MMORPG) exemplifient et extrapolent les schèmes de l’interaction sociale décuplée par notre modernité technique, nous retrouvons une part d’abstraction participative dans ces jeux, à l’image de l’Art sociologique. De même, la question de l’intelligence collective dans son rapport au jeu est une question éminemment contemporaine, elle prend encore un autre essor lorsque l’on songe que les joueurs finissent par reconfigurer, remodeler, voire recoder les jeux afin de les prolonger selon d’autres perspectives. Il s’agit alors d’adopter une attitude de jouabilité face au jeu qui en conséquence, n’est pas « jouable » en soi, si par jouabilité nous entendons une attitude permettant d’adhérer de façon dynamique et appropriée à une réalité qui se complexifie.

Tout comme dans un cadre artistique, la notion d’auteur, ou plutôt, l’unicité des acteurs franchit une étape par le développement des jeux en réseaux qui donc suppose une pluralité d’intervenants. Dans l’optique du processus créatif, Franck Popper se pose la question de la responsabilité du participant dans les arts évoqués, responsabilité essentielle selon lui au bon fonctionnement de l’œuvre, mais surtout, il s’interroge sur la possibilité d’affranchir l’artiste du privilège de mener une conduite trop individuelle, comme ce fut le cas dans le passé. La limitation du rôle de l’artiste le propulse alors au rang d’organisateur ou de coordinateur, rendant possible un art par tous, à l’encontre d’un art pour tous[10]. De même, nous pouvons évoquer un jeu par tous, plutôt qu’un jeu pour tous, et c’est pour cela qu’il est possible de distinguer le caractère de jouabilité « épistémique » du jeu vidéo, de la jouabilité qui renvoie généralement ce qui n’empêche nullement à des jeux de prôner la performance individuelle

CONCLUSION

En interrogeant une « contemporanéité » de l’art interactif, nous nous rendons compte que ces pratiques décrivent parfaitement ce que « peut » notre contemporain. Autrement dit, on comprend mieux le rapport que l’homme entretient avec la technique, et de surcroît, le rapport entre la technique et les arts, si on perçoit non plus une position de distanciation entre chacune des parties, mais bien davantage un rapport de jouabilité. Si donc il nous faut évoquer une « jouabilité » de l’art, elle ne peut se réduire à l’étude des dispositifs strictement interactifs, ce qui nous mène à deux remarques. Premièrement, c’est à une approche ontologique de l’œuvre d’art qu’il nous faut procéder, car sont questionnées ses modalités et ses propriétés. Deuxièmement, interroger les conditions d’émergence de la « jouabilité » de l’art suppose que l’on accorde à cette notion un mouvement évolutif dans sa définition. Le jeu connait différentes significations comme le montra Morris Weitz en 1956, s’appuyant sur l’« air de famille » wittgensteinien : « Savoir ce qu’est un jeu n’est pas connaître une définition ou théorie réelle, mais être capable de reconnaître et d’expliquer des jeux et de décider parmi des exemples imaginaires et nouveaux lesquels on appellerait ou non des ‘jeux’ »[11]. L’art bénéficierait d’un même régime, ce qui relève de l’art implique que l’on y discerne des éléments communs recoupant des « similitudes qui se chevauchent et s’entrecroisent »[12].  De là, rien n’empêche au jeu et à l’art de converger dans leurs cheminements conceptuels respectifs, laissant entrevoir dans l’art un caractère ludique tout autant dans les jeux une consistance artistique.

[1] Jean-Louis Boissier, in Jouable, Art, jeu et interactivité, Genève, JRP, 2004, p. 17.

[2] Ibid.

[3] Jean-Michel Salanskis, « Le monde du computationnel », Place de la toile, Emission radiophonique du 10 décembre 2011, www.franceculture.fr, consulté le 29 juin 2014.

[4] Franck Popper, Art, action, et participation, Paris, Klincksieck, 1985, p. 171.

[5] Lucien Sfez, Critique de la communication, Paris, Le Seuil, p. 59.

[6] Daniel Bougnoux, La crise de la représentation, Paris, La Découverte, 2006.

[7] Dominique Boullier, « Les industries de l’attention : fidélisation, alerte ou immersion », Réseaux 2/ 2009 (n° 154), pp. 231-246.

[8] Fred Forest, Manifeste pour une esthétique de la communication, webnetmuseum.org.

[9] Edgar Morin, La méthode 2, La vie de la vie, Paris, Le Seuil, 1980, p. 35.

[10] Franck Popper, op. cit., p. 213.

[11] Morris Weitz, « Le rôle de la théorie en esthétique », in Philosophie analytique et esthétique, Traduits et présentés par Danielle Lories, Paris, Klincksieck, 2004, p. 32.

[12] Ibid.

 
Sommaire

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Thomas Tronel-Gauthier. Les Glissements de la matière


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Corail de Terre #1 et #2, Plâtre polyester, bois, dimensions variables, 2014.

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Terre d’accueil, Photographie, 60 x 80 cm, 2014.

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Moullusques, Porcelaine brute (cuisson haute température sans émaillage), dimensions variables, 2009.

Insister sur la physionomie des créations de Thomas Tronel-Gauthier est prendre la mesure d’une intrigue visuelle et sensible. Celle où se nouent des textures qui ne correspondent pas à leur objet, où les formes se faufilent entre les règnes et contredisent ce que nous pensons voir. Les éponges de porcelaine (« Récif d’éponges »), aux détails si délicats, ont la rugosité de la pierre; elles semblent pétrifiées par le regard mortel d’une Méduse. Les moulages de coquillage (Segalliuqoc Acanthocardia) affichent une translucidité gélatineuse et paraissent comestibles, à l’image des Nappages de verre qui se déversent sur des flans alimentaires. Autre part, cette masse vaguement elliptique, posée à même le sol et carrelée de reliefs onduleux, donne le sentiment de ramper sur le sable. Pourtant, ce sont ces mêmes rides sablonneuses qui en réalité la composent: le contenant est le contenu, à moins que ce ne soit l’inverse.

La suite sur le site boumbang!

Image de couverture : Le dernier terrain vague échoué 1, Tirage sur aluminium, châssis bois, 50×75 cm, 2010.
Toutes les images : ©Thomas Tronel-Gauthier. 

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Réminiscences


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Réminiscences (Éric Bourguignon, Simon Casson, Jérôme Delépine, Rosy Lamb, Jean-Pierre Ruel, Julien Spianti & Marion Tivital), 13 mars – 4 avril 2015, Darren Baker Gallery, Londres. 

 

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Communiqué de presse:

L’exposition Réminiscences présentée par les commissaire d’exposition Géraldine Bareille et Guido Romero Pierini regroupe des artistes qui explorent les fondements de la peinture. Celle-ci se manifeste à travers ses mythes premiers, ses imaginaires et son histoire, à l’image du récit fondateur de Pline l’Ancien, relaté dans son Histoire naturelle. La fille d’un potier, sous la lumière vacillante d’une lanterne, trace sur un mur le profil de l’amant en partance. Lorsque le trait est tiré, ne restent que l’absence et la mémoire, mais aussi un acte pionnier, car de là naît la peinture figurative : de la perte, de la trace et de la mélancolie. Or à de nombreux égards, ces vertus natives se sont évanouies au fil des âges ; elles constituent pourtant la trame qui réunit les artistes présentés.

Chacun d’eux introduit, à sa manière, ces réminiscences originelles. Chez Rosy Lamb, un sentiment d’attente habite les corps, comme alanguis par une solitude flâneuse. L’indolence se fait palpable, elle renvoie à une torpeur hors du temps, ou plutôt, qui hésite avec lenteur entre ce qui est arrivé, et ce qui doit arriver. Nous retrouvons cette dichotomie dans les peintures de Jean-Pierre Ruel, dont les personnages échappent à la narration, tout en œuvrant dans une étrangeté situationnelle. Là aussi, une langueur expectative et ce petit décalage avec la réalité, celle qui trône dans nos propres mémoires, celle aussi qui détonne, car elle échappe à nos représentations habituelles.

Partant de ce sentiment d’affection du réel, Marion Tivital interroge également cet espace interstitiel, tout comme un temps suspendu, en figurant des sites qui, à la frontière du géométrique, finissent par imposer une présence douce et mystérieuse. Une mélancolie flottante émane de ces espaces industriels ou de ces objets quotidiens à l’apparence minimale, à partir desquels germent des récits fantasmés, comme dotés de vie.

Des Réminiscences, car est supposé l’évanouissement d’une présence passée. Cependant, les traces que cette dernière laisse derrière elle, affectives, imagées, ou magnifiées par le sentiment de singularité qui hante le mélancolique, ne sont pas que des empreintes inopérantes. Elles sont aussi des surgissements, des éclosions et des naissances, nous rappelant que toute perte s’accompagne d’une reconquête. À l’image des toiles d’Éric Bourguignon, dont le toucher vif et intense absout les formes par des contours hésitants, comme floutés, au profit d’une impression, d’une sensibilité. L’artiste nous montre que la sensibilité est la capacité à vivre, à revivre, à mémoriser des sensations, plutôt que de réitérer des informations. De même, chez Jérôme Delépine, les compositions brumeuses et éthérées suggèrent cet effacement émergeant. Les portraits notamment, diffus et nébuleux, presque fantomatiques, évoquent les visages évanescents de personnes autrefois rencontrés, dont les traits s’estompent au fil du temps, sans qu’ils soient oubliés pour autant.

Les artistes de l’exposition Réminiscences interrogent donc le paradoxe de l’apparition qui se joint à la disparition, paradoxe constitutif de l’acte pictural. Ainsi que nous le montre Julien Spianti ou Simon Casson, la peinture est la pratique qui par excellence, contrairement à la photographie, permet d’amalgamer des réalités, de laisser choir sur le même plan des mondes qui s’estompent et d’autres qui s’esquissent, comme des lambeaux de mémoire luttant pour être préservés de l’oubli.

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Allan McCollum. Entre imitation et invention


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The Shapes Project, Shapes Monoprints, each unique. Framed digital prints, 4.25 x 5.5 inches each., 2005-2006.

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The Shapes Project, Shapes Monoprints, each unique. Framed digital prints, 4.25 x 5.5 inches each., 2005-2006.

En s’attaquant au mythe de l’originalité, le travail que mène Allan McCollum depuis près d’une trentaine d’années interroge avec une remarquable acuité l’un des fondements les plus représentatifs de l’art moderne. La question du mode d’existence et de l’unicité de l’œuvre est prise à contre-pied par l’artiste américain, à ceci près qu’il n’entend pas désarçonner la rareté de l’œuvre d’art en procédant à une multiplication mécanique de l’identique – ce que fit Warhol par la sérigraphie – mais en produisant une multitude d’originaux.

Dans la série des Shapes Project présentée par la JGM. Galerie, des nuées de formes noires encadrées parsèment les murs. Ni organiques, ni géométriques, les voilà alignées selon une rigueur taxinomique qui n’est pas sans rappeler une certaine tradition de l’art minimal ou conceptuel. Un regard attentif pensera y reconnaître la silhouette d’un état américain, d’un coquillage ou d’un masque tribal, alors qu’elle ne se réfère finalement à rien d’autre qu’à elle-même.

À la vue de ce projet, ce qui frappe est à la fois son ampleur et son efficacité. Nous voilà confrontés à d’innombrables motifs qui paraissent se répéter sans fin ; l’œuvre est profuse et austère, presque démonstrative, elle parvient pourtant à véhiculer une certaine éloquence visuelle. Sans doute est-ce là le tour de force de l’artiste : en se plaçant à l’échelle de la philosophie de l’art, en déployant un projet qui a la rigueur d’une affirmation mathématique, McCollum n’en oublie pas de mettre en avant ce qui reste fondamental dans un cadre artistique, à savoir l’amour des formes qui se révèlent au gré des tâtonnements créateurs, ainsi que le désir souverain de matérialiser des figures que l’esprit seul n’arrive pas à concevoir. L’artiste américain partage en cela les préoccupations du peintre aspirant à conquérir la toile blanche par des compositions qui font sens, qui séduisent ou qui miment le monde, à la différence près que McCollum a déjà entrevu quelques 214 millions de Shapes sur les 31 milliards rendues possibles par son dispositif.

Chaque pièce est en effet unique, elle désigne une variation parmi nombre d’autres, laquelle est obtenue en opérant diverses combinaisons à partir d’une trame de départ. En procédant ainsi, il interroge en partie l’importance du nombre dans une ère de l’opulence et de l’excès pour mieux réévaluer l’incidence de l’unique, de l’original et de l’indivis. McCollum peut aussi questionner les mécanismes de répétition et de différenciation, à l’échelle des œuvres d’art mais aussi des individus et du social, comme le figurait un autre projet daté de 2004, Each and Every One of You, où  à travers une multitude de petits cadres foncièrement identiques, 600 prénoms masculins et 600 autres féminins étaient imprimés, en tenant compte de leur fréquence au sein de la population américaine. Gabriel Tarde indiquait autrefois que l’imitation et l’invention sont constitutifs des actes sociaux élémentaires : ils en véhiculent les désirs et les imaginaires, expliquent les phénomènes rumoraux, les modes et l’adhérence à certaines idées. De la même façon, Allan McCollum nous rappelle que l’art est aussi ce qui nous donne conscience de notre indissoluble mimétisme à l’égard de nos semblables, alors même que nous postulons à nous démarquer les uns des autres.

La galerie présente également au sous-sol un ensemble de sculptures de la série des Natural Copies of the Coal Mines of Central Utah. Dans ces œuvres, nous retrouvons le motif de la transmission et de la duplication, puisqu’il s’agit du moulage de véritables empreintes de dinosaures trouvées dans des mines de charbon dans l’Utah. Ce projet de McCollum nous permet de vérifier l’extrême cohérence de son œuvre : si les fossiles que l’on admire dans les muséums sont toujours incomplets, alors que leur reconstitution squelettique suppose la référence à un archétype supposé, ce qui est dupliqué est aussi la trace d’un passage unique aux yeux de l’histoire et du règne animal. La transmission se fait simultanément héritage et filiation, évolution et invention, comme un mécanisme s’appliquant aussi bien aux objets culturels qu’à la vie. De même, la gamme chromatique employée par l’artiste, avec ses teintes opaques et industrielles, ne manque pas de rappeler ses travaux antérieurs, en particulier la série des Collection of 50 Perfect Vehicles de 1989 où cinquante urnes identiques par la forme, mais différentes par la couleur, étaient présentées. Ici, également, domine l’ allusion au passé qui se perpétue, progresse au fil du temps, se transforme mais conserve néanmoins des caractéristiques élémentaires, à l’image de l’œuvre de l’artiste qui décline différentes facettes d’un questionnement initial, tout en restant profondément originale.

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The Shapes Project, Shapes Monoprints, each unique. Framed digital prints, 4.25 x 5.5 inches each., 2005-2006.

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The Natural Copies from the Coal Mines of Central Utah, Enamel on cast polymer-modified glass-fiber reinforced gypsum, 1993.

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The Natural Copies from the Coal Mines of Central Utah, Enamel on cast polymer-modified glass-fiber reinforced gypsum, 1993.

L’exposition Allan McCollum The Shapes Project and The Natural Copies of the Coal Mines of Central Utah à JGM. Galerie du 12 mai au 29 juin 2013.
courtesy ©JGM. Galerie.

Texte publié sur contemporaneite.com en mai 2013

image de couverture : The Shapes Project, Shape Monoprints.

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Les Trois grâces


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Moulène

Jean-Luc Moulène, Les Trois Grâces, Vidéo HD, sans son / Video HD, no sound, 9 min 24 sec, Production : Modern Art Oxford, Edition de/of 3 + 2AP, 2013.

Nietzsche se demandait autrefois quel était le sens de la vie. Si selon lui la vie est croissance, chaos et volonté de puissance, la figure des Trois Grâces permet de souligner sa proximité avec les arts et la nature, tout autant qu’une éthique profondément joyeuse. Allégresse, abondance et splendeur, trois sœurs dansantes sur des sentiers champêtres clament le bonheur de vivre, interrogeant la beauté pour ce qu’elle a de complexe, dynamique et mutant. Il y a en effet du dionysiaque dans cette quête de l’excès et du rire, la référence au concept forgé par le Nietzsche de la Naissance de la tragédie (1871) permet d’insister sur la possibilité d’appréhender une culture donnée à partir d’une notion esthétique.  De là, ces Trois Grâces peuvent-elles nous aider à ausculter le monde qui est le notre ?

En revisitant cette thématique, la galerie Chantal Crousel nous propose une exposition qui explore diverses facettes de la beauté moderne et contemporaine. Les artistes présentés s’échelonnent sur près d’un siècle, partant de James Ensor et Francis Picabia pour parvenir à Thomas Hirschhorn et Heimo Zobernig, ce qui laisse entrevoir la nécessité d’assumer le passé tout en se portant vers le futur, de tenir compte de l’aspect protéiforme de cette « éthique esthétique » incarnée par les Trois Grâces.

La beauté a donc un sens élargi, elle se veut parfois pure et fragile, comme avec les fleurs aquarellées d’Elisabeth Peyton, ou simple et candide avec la série de lithographies de James Ensor. Elle peut aussi être perçue pour la délicatesse des narrations qui l’induisent, à l’image des fragments de plâtre et d’affects de Danh Vo, ou des décompositions de mouvements de Rudolf von Laban qui ne sont pas sans rappeler les élégantes chorégraphies d’Etienne-Jules Marey.

Toutefois, ce qui retient plus particulièrement notre attention est la manière avec laquelle Thomas Hirschhorn s’attaque à la représentation des corps dans le paysage contemporain, avec une littéralité qui lui est souvent caractéristique. Avec Collage-Truth N°14 (photo de couverture), l’artiste suisse interroge alors des images venues de nulle part qui pourtant nous submergent. Des corps déchiquetés par des bombes se jouxtent à la photographie de quatre mannequins au regard chavirant. Ils paraissent totalement happés par l’objectif du photographe, attisent le spectateur, l’invitent du regard. Comme nous l’explique Hirschhorn, nous devons nous interroger car il s’avère plus facile d’admirer la plastique irréprochable de ces lolitas, plutôt que des corps détruits. Serions-nous aujourd’hui devenus « hyper-sensibles » au point d’occulter une réalité du monde qui cependant doit nous engager ? Aurions-nous égaré une certaine responsabilité vis-à-vis de ce qui se trame, ailleurs sur le globe, sous le prétexte que ces images terribles nous révulsent ? Le culte de la beauté est aussi une forme de détachement moral qui nous éloigne de la réalité du monde.

Cette œuvre résonne quelque peu avec la vidéo en noir et blanc de Jean-Luc Moulène, bien que le motif soit totalement différent. Ici, trois femmes nues comme des sculptures font face au spectateur, le ciel est uniformément gris, l’herbe qui fait office d’horizon agit comme un socle. Les postures paraissent malaisées, la gêne de ces corps exposés est palpable ; l’attente s’instaure, aussi bien pour ces jeunes femmes que pour le public.

La représentation de soi, de sa nudité, se manifeste avec une pudeur évidente. Les corps sont pourtant graciles et le temps qui passe, plutôt apaisant. La curiosité du spectateur s’attise peu à peu, jusqu’à ce qu’il prenne conscience du caractère intrusif du regard qu’il porte. L’œil se focalise alors sur les détails, devient attentif aux ressemblances et aux lenteurs, à la stature de ces corps d’exposition, fiers et altiers, mais simultanément rapportés à la précarité d’un dépouillement vestimentaire. L’attente se mue ensuite en observation contemplative, la moindre variation s’examine, la vidéo devient belle à regarder car une douceur méditative émerge progressivement, compatissant avec cette lenteur que l’on nomme justement, la grâce. Moulène parvient à investir la question de la beauté non pas pour ce qu’elle comporte d’artifices et de subterfuges, mais pour son naturel. En soi, cette vidéo se conjugue à la photographie de Hirschhorn, car elle explore la beauté en ce qu’elle peut revêtir des apparences et des significations sans cesse changeante. Ni bonne ni mauvaise, ni à stigmatiser ni à idolâtrer, la beauté est une force, ce que nous enseigne le contemporain est qu’elle se conjugue aussi avec la culture, ainsi que nous le rappelle Abraham Cruzvillegas avec une installation dont le titre est assez révélateur des dualités qui se logent en toute chose : I wish I was chaste, neat and voluptuous (or at least that my butt looked like those painted by Rubens), but I’m just a horny Intergalactic Indigenous Emo.

Ce que nous transmet cette exposition est donc une polyvocité esthétique et éthique d’une beauté qui se pense autant qu’elle se laisse regarder. En revisitant des artistes passés et en proposant des artistes toujours en devenir, les Trois Grâces ont surtout le mérite de nous interroger sur notre actualité, ou plutôt sur le regard que nous lui portons.

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Elizabeth Peyton, Untitled, Aquarelle sur papier / Watercolor on paper, 23.5 x 31 cm, 2013.

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Danh Vo, Gustav’s wing, Papier mâché / Papier mâché, 30 x 37 x 34 cm, Vue d’exposition au Porto Culturgest, Portugal / Exhibition view at Porto Culturgest, Portugal, 2013.

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Abraham Cruzvillegas, I wish I was chaste, neat and voluptuous (or at least that my butt looked like those painted, by Rubens), but I’m just a horny Intergalactic Indigenous Emo, Matériaux divers / Mixed media, Dimensions variables / Variable dimensions, 2013.

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Rudolf von Laban, Two dances for three male figures, Extrait du film Les Chemins de la force et de la beauté de Wilhelm Prager, Fragment from the film Ways to Strength and Beauty by Wilhelm Prager, 1925.

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Rudolf von Laban, Two dances for three male figures, Extrait du film Les Chemins de la force et de la beauté de Wilhelm Prager, Fragment from the film Ways to Strength and Beauty by Wilhelm Prager, 1925.

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Heimo Zobernig, Ohne Titel, Acrylique sur toile /Acrylic on canvas, 200 x 200 cm, 2013.

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Thomas Hirschhorn, Collage-Truth N°14, Imprimés, scotch, feuille plastique / Prints, tape, plastic foil, 27 x 37.50 cm, 2012.

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James Ensor, Les Coquilles – N°18, La Gamme d’Amour (Flirt de marionnettes), Lithographie sur papier Velin d’Arches / Lithography on Velin d’Arches paper, 25 x 32.50 cm, 1929.

Moulène

 

Exposition Les Trois Grâces à la galerie Chantal Crousel à Paris, du 4 mai au 15 juin 2013.
courtesy ©chantal crousel

texte publié sur contemporaneite.com en mai 2013

image de couverture, Thomas Hirschhorn, Collage-Truth N°14, 2012, imprimés, scotch, feuille plastique, 27 x 37.50 cm
courtesy de l’artiste et Galerie chantal crousel, Paris

 

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Alexander Ross. Que peut la peinture?


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Les masses informes et verdâtres que peint Alexander Ross ne sont pas forcément des plus attirantes, ni des plus communes en matière de peinture. À vrai dire, ces amas gélatineux et ces orifices vaguement physiologiques sont même assez repoussants, ce qui ne les empêche nullement de conserver une part de mystère : pourquoi peindre des substances pâteuses et organiques, qui plus est dans une gamme chromatique presque alimentaire ? C’est que les motifs ainsi dépeints visent à explorer les possibles qui s’offrent à l’artiste avide de conquêtes picturales. Il semble en effet que le projet de Ross soit d’établir l’examen des variations que la peinture met à sa disposition, en se posant la question suivante : que peut la peinture ?

Le choix de l’informe et des univers surréalistes constitue déjà une façon de s’extraire de ce que nous savons des techniques picturales. Ici, rien ne se laisse identifier, ou plutôt reconnaître. Nulle forme surcodée et saillante, mais des amas indistincts qui se contorsionnent, se creusent en eux-mêmes, alors que de vagues réminiscences cellulaires couvrent la surface de la toile en figurant des cartes abstraites. Tout parait fluide et prétexte à s’aventurer sur des terrains hybrides où se mêlent l’hyperréalisme et le fantastique, l’absolue véracité de la matière et les mondes imaginaires.

Si donc ce qui importe est l’exploration de contrées inexplorées, toutes les déclinaisons techniques peuvent être recensées, sans doute pour mieux sonder ce que la peinture ne sait pas encore faire. Comme nous le voyons dans le cadre de cette exposition, chaque toile présentée diffère de la précédente par sa mise en œuvre et son rendu plastique : la peinture se veut parfois épaisse et matérielle lorsqu’elle est appliquée au couteau, l’aquarelle apporte sa limpidité, sa légèreté et sa paleur. Ailleurs, l’huile permet à la matière brillante de jouer sur les reflets et les fluidités de façon photoréaliste, tandis que les crayons de couleur et les pastels gras offrent une insouciance que l’on retrouve aussi dans les dessins d’enfants. La peinture de Ross se déploie donc à travers les genres, elle se fraie un chemin parmi ses différents modes d’existence, aspirant à mieux se connaître et à sonder ce dont elle est capable.

Dans cette quête de soi picturale, Alexander Ross peut confronter la peinture à ses rivales traditionnelles, en travaillant à partir de modèles en pâte à modeler qu’il photographie dans un second temps, pour mieux les peindre ensuite. La démarche a quelque chose des premières expérimentations visant à révéler des phénomènes scientifiques que l’on bricole préalablement avant de les mettre en image. C’est donc la peinture qui reste le médium-maître, le résultat final, mais pour y parvenir, il faut passer par les mains du sculpteur et la mécanique du photographe. Singulier travail préparatoire, comme si la peinture devait d’abord faire ses preuves pour mieux s’élancer.

De là une question essentielle : pourquoi selon Ross la peinture doit-elle primer sur les autres techniques ? Peut-être est-ce parce qu’elle seule permet de retranscrire des mondes qui n’existent pas. Paradoxalement, ces peintures ne sont jamais que la représentation exacte de réalités conçues par l’artiste. En s’interrogeant sur ce que peut la peinture, l’artiste en arrive finalement à questionner ce que peut la représentation. C’est ce qui explique l’incidence du biologique dans ses compositions, il est vrai que les formes spongieuses se tortillent et s’emmêlent continuellement, que ces brindilles empruntent au règne végétal la puissance et l’abondance. Des notions de fluidité et de devenir semblent émerger afin de synthétiser ce qui est voué à toujours se mouvoir, et donc à se positionner entre deux réalités. Alexander Ross nous indique ainsi que la peinture est mais n’est pas encore tout à fait : elle devient.

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Exposition Alexander Ross à la galerie Hussenot à Paris, du 4 mai au 4 juin 2013.
courtesy ©galerie Hussenot

texte publié sur contemporaneite.com en mai 2013

image de couverture : Untitled, 2009, Ink, graphite, colored pencil, watercolor and flashe on paper, 65,25 x 96 cm.

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Benoît Blanchard. Écritures (Braises)


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Écritures 3-11 Détail (Copier)

Écritures #3-11 Détail – 2012

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Relevé #4 – 2013.

Dans la série des Écritures, Benoit Blanchard reproduit à la sanguine des braises. Fragiles et translucides, elles ont pour particularité de ne pas montrer les flammes qui les consument, ni même l’espace qui les environne. Seuls subsistent un tracé rouge et fin, des hachures figurant discrètement le relief, et des zones vides qui se confondent avec la blancheur du papier.

On est d’abord intrigué par le tortillement des traits colorés : ils laissent parfois émerger un dessin rigoureux et réaliste, quand le motif parait d’autres fois s’abstraire, comme si ces braises s’éteignaient peu à peu, ayant perdu de leur chaleur. Puis on se dit que leur intention n’a jamais été d’en rendre l’incandescence ni le dépérissement. Une certaine légèreté s’en dégage, celle initiée par de minuscules gestes de dessinateurs, gestes presque fortuits, idiosyncrasiques, qui témoignent simultanément d’une patience et d’un empressement s’emparant de la main de l’artiste. Il s’agit d’une écriture.

Cette légèreté est peut-être une forme de candeur, car en oscillant entre deux pôles – le contrôle et l’insouciance, la nécessité de rendre compte et la liberté d’être soi – Benoît Blanchard met en œuvre un attachement particulier à l’égard des objets qu’il appréhende. Le passage par l’accumulation témoigne de sa volonté d’interroger le réel pour sa diversité, pour sa richesse, pour toutes ces petites choses qui marquent mais que l’on ne parvient pas toujours à décrire avec des mots, ni même avec des images. Il adopte donc le point de vue de la curiosité, là où l’empathie pour le monde rend nécessaire un regard mobile, un regard de collectionneur conscient du temps qui passe et qui trépasse.

Ce point de vue est aussi une méthode, car il se rapporte aux taxinomies naturalistes qui fragmentent la réalité pour mieux en saisir les articulations. Méticuleuses et précises, diaphanes et flottantes, les braises dessinées à la sanguine explorent des nuances formelles que l’on ne discerne qu’à la mesure d’une patiente observation. L’artiste partage avec l’approche naturaliste l’attrait de la perception, celle qui reste motivée par le discernement des ressemblances et des déclinaisons, tout comme par  l’observation des moindres aspérités.

Gerçures et craquelures restituent la fragilité de la matière, les tracés délicats s’éparpillent dans une relative lenteur, tandis que l’œil est invité à en sonder les petites brèches.

Pourtant, à la différence de la méthode taxinomique traditionnelle, ce n’est pas la connaissance qui motive une telle entreprise, ne serait-ce qu’en raison des motifs examinés : ici, nul organisme vivant n’est appréhendé de manière classificatoire, il s’agit davantage de scruter la réalité qui nous entoure, dans ce qu’elle a parfois de quotidien et d’anodin, parfois même pour le détachement qu’elle suscite. Ces braises relèvent de l’ordinaire le plus  souverain, mais il revient sans doute à l’artiste de rappeler que le feu et la vie s’y logeaient encore il y a peu. Si l’art de Benoît Blanchard décrit une exploration sensible du visible, il nous montre aussi que toute écriture est une réécriture.

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Écritures #3-11 Détail – 2012

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Écritures #3-11 Détail – 2012

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Écritures #3-11 Détail – 2012

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Exposition Corrections, avec les œuvres de Cécile de Beauvoir et Benoît Blanchard.
Ouverture le 27 avril puis sur rendez-vous jusqu’au 27 juillet 2013. 

Texte publié sur contemporaneite.com, avril 2013.

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Jesper Just. De la musicalité des images


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A vicious Undertow, 10min, Black and white, 16 mm, 2007.

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A vicious Undertow, 10min, Black and white, 16 mm, 2007.

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A vicious Undertow, 10min, Black and white, 16 mm, 2007.

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A vicious Undertow, 10min, Black and white, 16 mm, 2007.

La galerie Emmanuel Perrotin nous donne l’occasion de voir trois films de Jesper Just ; cet artiste pas toujours connu en France représentera le Danemark à la prochaine biennale de Venise.

La première impression que laissent ces vidéos est celle d’une esthétique irréprochable. Les images frappent par leur beauté immédiate ; plans, cadrages et tonalités chromatiques témoignent d’une habileté technique et visuelle qui n’a rien à envier aux grands cinéastes dont il s’inspire. À cela s’ajoute une lenteur lancinante et contemplative, l’absence de paroles participe à une atmosphère indébrouillable qui pourtant immerge.

Puis, une fois franchi le temps de la découverte, des énigmes se mettent en place, le mystère se densifie. La patience du spectateur est mise à contribution, l’élégance de l’esthétique parait s’étioler au fil des minutes, car finalement, de quoi parlent ces films ? Que veut nous dire l’artiste ? Pourquoi a-t-on le sentiment qu’il ne se passe pas grand-chose, alors que l’on y devine une trame invisible ?

Le travail de la musique apporte son lot de réponses, ne serait-ce parce qu’aucun mot n’est prononcé, mais surtout en raison d’une remarquable assimilation aux images.

Dans A Vicious Undertow, vidéo en noir et blanc d’une dizaine de minutes qui démarre sur un air sifflé de Night in white satin, une femme sans âge se révèle peu à peu. Une nuque, des cheveux blonds, gros plan sur le visage dans une ambiance des plus laconiques. Puis une autre femme apparaît,  brune et attirante, les mains s’agrippent et les regards se toisent. Le jeu de la séduction se lance quand le ton monocorde de la mélodie s’accélère et se diversifie. Les deux femmes dansent les yeux dans les yeux, un homme fait son apparition. Déception et frustration se lisent sur le visage de la première femme. Un monde de détresse s’ouvre à elle, et alors qu’elle gravit un escalier sans fin, essoufflée et ouverte sur la ville enveloppée par la nuit, la musique se distord, s’effiloche pour se perdre dans l’obscurité des images, comme dans un mauvais rêve.

Le sentiment de l’attente, les aspirations intimes et les désirs enfouis sont explorés de manière viscérale car elles paraissent jaillir au-delà, ou en-deçà de ces images. C’est que l’environnement musical résonne avec le spectateur de manière somatique, remplaçant les mots pour, malgré tout, en dire autant, si ce n’est davantage. Jusqu’au choix de la chanson sifflotée, il semble que Jesper Just entende faire dialoguer le son et l’image. Night in white satin, titre des Moody Blues de 1967 emblématique d’un lyrisme pop et enlevé, était d’ailleurs original en son temps dans la mesure où  pour la première fois des composantes classiques et orchestrales étaient intégrées à un morceau rock, ce qui avait pour effet de décupler l’assise mélancolique de la chanson. Les images en noir et blanc aux effets de lumière vaporeux amplifient justement la dramaturgie de la déception sentimentale.

On retrouve dans les deux autres films de l’artiste danois certaines thématiques esquissées ici. Dans la seconde vidéo, Sirens of Chrome, quatre femmes afro-américaines déambulent à bord d’une Chrysler dans les rues vides d’une ville. Les visages sont impassibles, méditatifs et ternes, mais magnifiés par l’acuité des gros-plan. Toujours sans un mot, les esprits semblent encombrés ; une douce musique au piano les accompagne jusqu’à ce qu’elles s’arrêtent dans un théâtre désormais transformé en parking. Une autre femme sort de son véhicule et les confronte du regard. C’est à ce moment qu’à la grande surprise de nos quatre protagonistes, la femme grimpe sur la Chrysler noire et entame un corps à corps frénétique avec la carcasse métallique. La musique s’emballe alors pour se muer en rythme exalté par des percussions aussi précises qu’entêtantes. Les mains se touchent et se crispent, les yeux s’écarquillent de stupéfaction, mais aussi de plaisir. La confrontation se veut littéralement charnelle, les sens sont en éveil, la beauté brute de ces masses compulsives et abstraites ne demande pas à être interprétée, mais à être absorbée pour en laisser éclore l’intensité. Ici aussi la musique joue le rôle de catalyseur sensoriel, car c’est la délicate sérénité du piano qui donne à ces personnages un aspect songeur et contemplatif, là où le rythme des percussions participe à l’enfièvrement des corps.

En filigrane, nous percevons chez l’artiste danois la volonté d’explorer les thèmes du genre et de l’identité, de façon suggestive mais aussi transgressive. L’homosexualité se lit à travers la tendresse des mains qui se serrent et des regards qui se désirent. La place que l’on occupe dans un contexte surcodé est allégée au profit d’un monde où priment les entre-deux toujours en devenir.

C’est ce que l’on constate à la vue de la dernière vidéo Llano, montrée ici pour la première fois. Dans une mystérieuse ville écrasée par le soleil, des pluies torrentielles qui n’en finissent plus. Elles paraissent artificielles, comme de celles que l’on emploie au cinéma. Les plans ressemblent parfois à des maquettes. Une femme s’évertue alors à remettre en place les pierres qui composent son installation, mais qui tombent une à une. Sans but véritable ni explication, elle persévère pourtant, comme si ce qui incombait reposait davantage sur la perpétuation d’une foi qui malgré tout demeure illusoire, figurant la vanité de toute entreprise humaine face à la force des éléments, à moins que ce ne soit sa fragilité. Les images, cadencées par le son des gouttes de pluie, glissent lentement au ras d’un sol désertique. Elles sont parfois entrecoupées par des vues d’une mystérieuse salle emplie de machines, marquant la distance avec un univers où règles et mesures dominent.

Ici encore, l’ambiance sonore est centrale, car là où les images défilent continuellement, avec lenteur, comme un personnage qui prendrait le temps de scruter le monde qui se présente à lui, les sons naturels de l’eau qui tombe soulèvent une sorte de limpidité relaxante et existentielle, à la manière d’un jardin zen qui saurait apaiser les tensions et les rancœurs.

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Sirens of Chrom, 12 min 38, RED Transfered to Blu-ray, 2010.

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Sirens of Chrom, 12 min 38, RED Transfered to Blu-ray, 2010.

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Sirens of Chrom, 12 min 38, RED Transfered to Blu-ray, 2010.

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Sirens of Chrom, 12 min 38, RED Transfered to Blu-ray, 2010.

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Llano, 7 min 17 loop, Single Channel Blu-ray video, 2012.

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Llano, 7 min 17 loop, Single Channel Blu-ray video, 2012.

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Llano, 7 min 17 loop, Single Channel Blu-ray video, 2012.

Exposition Jesper Just à la galerie Emmanuel Perrotin à Paris, du 20 avril au 15 juin 2013.
courtesy ©galerie Emmanuel Perrotin

Texte publié sur contemporaneite.com en avril 2013.

image de couverture, Sirens of Chrome, 2010, RED transféré en Blu-ray / RED transferred to Blu-ray, 12:38 min.
Toutes les images courtesy @Guillaume Ziccarelli

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Clément Bagot. Un élargissement de la perception


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Dessin récticulaire 1, Encre et letraset sur papier, 160 x 300 cm, détail, 2012-2013.

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Dessin récticulaire 1, Encre et letraset sur papier, 160 x 300 cm, détail, 2012-2013.

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Dessin récticulaire 1, Encre et letraset sur papier, 160 x 300 cm, détail, 2012-2013.

Difficile de ne pas être admiratif devant les dessins millimétrés de Clément Bagot. L’extrême finesse du trait s’accumule, se répète à l’infini, pour finalement couvrir la surface du papier dans son intégralité. Une texture  faite de micro-motifs à la fois semblables et différents apparaît, hésitant parfois entre l’organique et le high-tech, entre la cartographie et l’architecture. Dans les œuvres en grand format, les jeux d’imbrications perpétuelles et les univers topologiques ont quelque chose des prisons imaginaires de Piranèse, alors même qu’elles semblent avoir été dessinées par Jean Giraud alias Moebius.

Plus généralement, ce qui frappe dans cette exposition personnelle proposée par la galerie Éric Dupont –  une fois que l’on se rapproche de ces dessins qui ne demandent qu’à être scrutés – est l’incidence de l’imagerie scientifique, plus exactement des mondes qui s’éveillent sous l’œil du microscope. Des pores de la peau transparaissent, des gouttes de sueur semblent perler. Cellules et mitochondries s’offrent au regard, tandis que virus et bactéries s’agitent au rythme de l’image.

Or, dès ses premières heures, l’infiniment petit s’est avéré des plus fascinant. Aujourd’hui, avec ces dessins, il ravive la frontière poreuse distinguant l’art de la science, ce que ne conteste pas le choix des couleurs du papier : le vert est acide, le rouge sanguin et le bleu, presque électrique. Clément Bagot partage ainsi avec les images scientifiques leur envoûtement visuel. En suggérant les mouvements de la matière, en rendant palpable des vitesses, des températures et autres flux chimiques, l’artiste intrigue, attise le regard, de la même façon que les scientifiques du XIXe siècle qui laissent découvrir des traces du réel peu familières au commun des mortels.

Attirance, puisqu’en donnant vie à un monde supposé invisible, frustration et curiosité de l’imaginaire scientifique sont comblées. Pareillement, les représentations de l’infiniment petit, de l’infiniment lointain ou de l’infiniment complexe, arborent une dimension spectaculaire suffisamment suggestive pour que les artistes puissent s’en emparer. Les images de la science et les images de l’art, chacune à leur manière, participent à un élargissement de la perception, quand paradoxalement, ceci passe par une vision microscopique.

Toutefois, il serait dommage de réduire les dessins de Clément Bagot à une figuration du règne du vivant, car ainsi serait occultée la vertigineuse précision du trait. Chaque dessin est un univers organique en soi, un paysage mental martelé par la rigueur du geste et une inventivité qui se renouvelle à tout instant, comme le traduisent également les maquettes raffinées, reflets de mondes réticulaires qui pourtant demeurent inhabitables. Les créations de l’artiste ici s’éprouvent, au bon sens du terme, car non seulement elles accaparent l’attention du spectateur, mais elles le confrontent à la démesure d’un travail où patience, rigueur et abnégation sont les maîtres mots.

_Encre Blanche 7_, encre blanche sur papier noir, 25x18cm (Copier)

Encre Blanche 7, encre blanche sur papier noir, 25x18cm

_Encre Blanche 1_, encre blanche sur papier noir, 29 x 19,5 cm (Copier)

Encre Blanche 1, encre blanche sur papier noir, 29 x 19,5 cm.

_Dixodeum_, encre noire sur calque fluo vert, 30x19cm (Copier)

Dixodeum, encre noire sur calque fluo vert, 30x19cm.

_Microcosme 5_, 2012, bois, carton, plastique, plexiglas, 15 x 29 x 23 cm (Copier)

Microcosme 5, bois, carton, plastique, plexiglas, 15 x 29 x 23 cm, 2012.

Exposition Clément BagotPartir d’un point et aller le plus loin possible à la galerie Éric Dupont à Paris, du 30 mars au 11 mai 2013.
toutes les images, © courtesy Galerie Eric Dupont, Paris.

Texte publié sur contemporaneite.com en avril 2013.

Image de couverture, Thalos (détail), encre noire sur calque fluo orange, 30 x 20 cm, 2012.

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Adrian Paci. Le soleil de Méditerranée


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The Column, vidéo couleur, son, 25 min 40, 2013.

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Centro di Permanenza Temporanea, vidéo couleur, son, 5 min 30, 2013.

L’artiste albanais Adrian Paci, à l’occasion de sa première rétrospective en France, nous présente des travaux hétéroclites, tant par les médiums employés que par les directions encourues. Pourtant, en explorant la perte – de soi, de ses racines et de ses repères – une réelle cohérence inspire ces œuvres.

Citons The Column, magistrale vidéo de 25 min où un imposant bloc de marbre, transporté sur un cargo sans âge, est sculpté par une équipe le temps du voyage pour finalement se muer en colonne romaine. Sur ce navire provenant de Chine, la besogne est âpre, la chaleur presque palpable et le bruit des moteurs assourdissant. Aussi, le flot des vagues et les coups de marteau cadencent un périple que l’on devine long et répétitif, tandis que l’énorme sas qui reçoit la masse blanche évoque un cloisonnement de rouille et de poussière.

Voguant au milieu de nulle part, encerclé à perte de vue par la mer, ce navire fait office de microcosme isolé du monde. C’est l’idée de circulation qui domine alors, car ce bateau traverse les océans, mais aussi parce que ce marbre se transforme peu à peu, change d’état, prend vie et prend forme. Tout se passe comme si cet espace de labeur flottant restait à l’écoute des éléments qui l’englobent.

La lumière par exemple joue un grand rôle, dans cette vidéo comme dans la plupart des autres travaux de Paci. L’éclat du jour est parfois des plus ténus, à l’image de ces poétiques halos lumineux qui lentement parcourent l’œuvre achevée. Éclat qui d’autres fois s’avère écrasant, puisque le soleil se veut méditerranéen, constamment porté à son zénith, comme pour mieux envelopper le monde de toute sa plénitude. La lumière constitue alors une ligne directrice dans l’œuvre de Paci. C’est ce qui lui permet de nouer des réalités individuelles à la trame du monde, car l’astre solaire est commun à tous les mortels, les ciels magnifiquement bleus qui le porte paraissent s’étendre sur le monde sans faire de différence, à l’instar de la vidéo Centro di Permanenza temporanea. Dans cette dernière, des passagers attendent, du haut d’un escalier d’embarquement situé sur une piste de décollage, un avion qui n’arrivera jamais, mais c’est bien ce ciel et cette lumière qui s’abattent sur ces visages impassibles, marquant les sentiments de l’absence et de l’insignifiance. La perte décrit aussi l’impossibilité de se projeter, comme de faire un pas de plus, au risque de basculer dans le vide.

On retrouve ailleurs cette sensation de perte à travers la figure de la circularité. Dans The Encounter, d’innombrables individus en file indienne, sur le parvis d’une église, serrent tour à tour la main de l’artiste, en une ronde qui parait infinie. A partir d’un geste inlassablement répété, nous constatons combien les attitudes de chacun sont individualisées, nuancées par les histoires personnelles et singulières. Ici un homme fatigué, peut-être se demande-t-il à quoi rime ce manège. Là, une petite femme, sac à main à l’épaule, le regard baissé, elle joue le jeu de bonne grâce. Tous sont animés par des devenirs uniques, mais tous s’insèrent en un cortège commun, reflet d’une certaine architecture sociale et collective. Ici aussi, la circulation. Elle parait inéluctable, car elle figure un monde qui s’écoule continuellement.

Cette exposition composite présente un certain nombre de travaux particulièrement hypnotique. Si Adrian Paci se montre des plus convaincants à travers ses vidéos –  mentionnons également Electric Blue et Inside the Circle –, son travail de peinture à la gouache fascine par sa maîtrise – justement – des jeux de lumière, et sa capacité à ralentir le cours des choses qui toujours défile, comme avec les Passages. Dans une autre série peinte, l’artiste s’appuie sur la Trilogie de la vie de Pier Paolo Pasolini dont il découpe les séquences en vue d’en peindre les images ; ces peintures arborent une atmosphère exaltant à la fois une grandeur historique et la préciosité des moments quotidiens. Les gestes sont rapides mais menés avec soin. Vitesse et accélération cohabitent dans des images résolument figées. En définitive, chez Paci, peindre est une activité de vidéaste, à moins que ce ne soit l’inverse.

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The Encounter, vidéo couleur, son, 22 min, 2011.

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Inside the Circle, vidéo couleur, son, 6 min 33, 2011.

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Passages, 2 aquarelles sur papier, 100 x 70 cm, 2010.

Exposition Adrian Paci. Vies en transit au Jeu de Paume à Paris, du 26 février au 12 mai 2013
Courtesy ©Le Jeu de Paume

Texte publié sur contemporaneite.com en février 2013.

Image de couverture, The Column (La Colonne), 2013. Vidéo, 25’40. Courtesy kaufmann repetto, Milan, et Galerie Peter Kilchmann, Zurich © Adrian Paci 2013

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La poésie mystérieuse du dessin contemporain


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Anne Touquet, Escapade, détail, graphite/papier, 80 x 120 cm, 2012.

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Anne Touquet, Escapade, détail, graphite/papier, 80 x 120 cm, 2012.

Le dessin constitue la pratique la plus élémentaire de l’art. Il en est la trame, l’essence, c’est en griffonnant que des idées prennent forme, que l’inspiration se consolide, que les imaginaires se donnent enfin à voir. Pourtant, dans l’enseignement des arts, dans le paysage des expositions contemporaines et peut-être, dans l’image-même que nous nous faisons de l’art d’aujourd’hui, le dessin semble peu à peu relégué au second plan. La dextérité manuelle parait secondaire, elle est parfois synonyme d’académisme, ce qui importe est le « concept », le fond plutôt que la forme. Encore que cela n’est pas tout à fait juste, on constate volontiers de part et d’autres l’émergence de nouveaux motifs. Le dessin est toujours capable de nous transporter sur des sentiers non balisés.

Parmi les instigateurs de ce renouveau, une initiative individuelle, celle d’Axelle Viannay et de Natalie Ferracci, collectionneuses et amateurs de dessin qui, le temps d’une exposition dans un appartement provisoirement vide, nous présentent les travaux de dix jeunes artistes. Devant l’étendue des possibilités soulevées par ces maîtres de la gomme et du porte-mine, parfois de l’acrylique et de l’encre, le spectateur s’interroge, se perd, se confond. Le dessin, en son sens le plus élargi, nous montre combien soin et patience sont propices à l’élaboration d’un art positivement cérébral, vigoureux dans ses saturations, délicat dans ses réserves.

Évoquons l’Escapade d’Anne Touquet, qui suggère plus qu’elle ne dessine, à travers des espaces de supposition scandés par la surface granuleuse du papier et des effets de projection. Des personnages sans visage se dédoublent, se mélangent, créant des interstices narratifs faits de mouvements et de tourments.  Le plus important repose sans doute sur cet art consommé du vide, de l’intervalle et de la suggestion, afin de créer du geste, à l’image de ce plongeur aérien qui n’en finit plus de tourbillonner.

Plus loin, les œuvres de Fanny Michaëlis paraissent sonder des affects enfouis, des personnages explorent une certaine candeur, parfois étonnés d’être là, face à un monde qui pourtant semble peser de tout son poids. Les situations sont parfois incongrues, les univers se peuplent d’êtres innocents, l’onirisme côtoie ainsi l’ingénuité.

Chez cette artiste comme chez d’autres domine ce sentiment d’étrangeté, différentes réalités s’amalgament et le cadavre n’en est que plus exquis. Le surréalisme est en effet ce qui parfois réunit certaines de ces œuvres. Ailleurs, c’est la saturation du dessin qui est explorée, comme chez Jérémy Naklé ou Marion Balac dont les jungles luxuriantes de la série des Hurralopecia s’enquièrent d’une réserve blanche mystérieuse, métaphysique, évoquant comme en négatif les monolithes noirs de 2001, L’Odyssée de l’espace. Justement, le jeu des oppositions, les vides qui s’accompagnent d’un trop-plein de présence favorisent les contrastes qui font sens. On retrouve également cet aspect chez Julien Kedryna, dont les figures colorées s’imbriquent, laissant deviner la forme en négatif. En définitive, ce n’est pas toujours ce qu’on dessine qui est important, mais plutôt ce qu’on ne dessine pas.

D’autres interventions méritent d’être découvertes, qu’elles lorgnent du côté du graphisme minimaliste, comme chez Pia-Mélissa Laroche, ou bien parfois de l’illustration épurée par le lavis à l’encre de Chine, chez Bénédicte Müller. Songeons encore aux compositions de Margaux Duseigneur, dont la superposition de calques participe à la construction de cathédrales et de totems colorés qui feignent des personnages bigarrés. Le jeu des couleurs qui se mêlent et se démêlent, par leur douce géométrie, laisse résonner une poésie picturale aux multiples facettes.

Il faut féliciter cette exposition réalisée à peu de frais, l’économie de moyens faisant finalement écho aux nombreux crayons usés et aux papiers à dessin peu onéreux en regard d’autres médiums. Le dessin est entrepris pour sa capacité à laisser émerger des formes que l’on ne soupçonne pas. Ici, le véritable moteur, c’est l’amour des images.

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Fanny Michaëlis, Mrs Dalloway,

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Marion Balac, série Hurralopecia, crayon sur papier, 21 x 29,7 cm, 2013.

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Marion Balac, série Hurralopecia, crayon sur papier, 21 x 29,7 cm, 2013.

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Jérémy Naklé, Dinosaures.

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Jérémy Naklé, Das weiss haus.

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Julien Kedryna

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Julien Kedryna

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Pia-Mélissa Laroche, Concervatoire.

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Pia-Mélissa Laroche, Zone industrielle.

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Bénédicte Müller, Nuit 1.

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Bénédicte Müller, Nuit 2.

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Margaux Duseigneur, 0104.

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Margaux Duseigneur, 0108.

L’exposition Il y a loin et cependant, au 17, avenue Niel, Paris, du 21 au 28 février 2013.

Texte publié sur contemporanéité.com en février 2013.

Courtesy © Axelle Viannay et Natalie Ferracci ainsi que les artistes de l’exposition.

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Correspondances. L’art avant la lettre


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Les pratiques liées au mail art ne font pas toujours l’objet d’une exposition consacrée. Il est vrai qu’aux yeux de l’histoire de l’art et de l’art contemporain, elles peuvent sembler marginales, ne constituant pas un mouvement en soi, ni finalement une période spécifique. Deux expositions actuellement à Paris pourtant s’y rapportent, parmi lesquelles celle de l’Espace Culturel Louis Vuitton.

Avec Correspondances, l’art postal est abordé depuis ses prétendues origines, tout en explorant des créations hétéroclites, souvent à travers la thématique du voyage et de l’ailleurs. À l’heure où les messages électroniques ont, semble-t-il, pris le relais, il peut s’avérer judicieux de s’arrêter sur un art pensant les échanges, la communication, les flux et les interactions, bien « avant la lettre ».

Ce qui frappe avec cette exposition est la perception d’un double décalage temporel : d’une part parce que les artistes développent une esthétique d’ensemble finalement assez terne, appartenant à un autre âge et à d’autres préoccupations. D’autre part, car les flammes postales, les lettres manuscrites et les timbres du passé, comme on le voit avec Alighiero Boetti, renforcent l’idée d’un présent désormais bel et bien ancré dans une ère de l’immatériel. On se rend d’autant plus compte que les missives postales portent avec elles un certain imaginaire affectif nullement comblé par l’immédiateté des mails et des textos. De la lettre qui ravit, car trop longtemps attendue, ou de la toujours agréable carte postale provenant de contrées exotiques, qui n’a jamais frémi en découvrant dans son courrier une heureuse surprise ?

Si les différents artistes entreprennent des démarches plutôt disparates, et au final, de façon plus ou moins inégale, certains aspects méritent d’être soulignés. Insistons en premier lieu sur Ray Johnson, pionnier en la matière, qui exemplifie sans doute le paradigme de l’art postal. De nombreux collages, illustrations et annotations parsèment ces lettres, faisant presque oublier leur dimension participative, pourtant essentielle, dans ce projet de peinture aéropostale entamé dès les années 50. Là repose sans doute l’un des aspects les plus prégnants : le mail art s’adresse certes au sens de la vision, mais il désigne en premier lieu un art du toucher. Voici que l’œuvre de ces artistes est manipulée, pétrie, parfois malmenée par d’autres mains.

Dans le cas de Johnson, les lettres sont préparées par ses soins, tandis que Vittorio Santoro réceptionne puis collecte ces envois, interrogeant ainsi l’engagement de ses correspondants face à son appel. En répondant à l’injonction d’écrire sur une feuille la phrase Silence destroys consequence, ses interlocuteurs nous révèlent des écritures composites et d’improbables signatures. Généralement issus du milieu artistique, ces directeurs de musées, commissaires d’expositions ou artistes surprennent parfois par l’emphase que l’on se plait à deviner au travers des élancées calligraphiques, ou au contraire par la rigidité qui sied aux institutions. Chaque lettre décrit donc une pièce unique, exaltant le principe-même de la participation en art, puisque l’auteur, c’est les autres.

Surtout, comme le figure l’Art sociologique de Fred Forest, plus tard renommé Esthétique de la Communication, ce type de pratiques interroge une certaine forme de modernité, voire de contemporanéité, vis-à-vis de la question technique, car il met à jour des rapports de distanciation – physiques et temporels – entre les individus. Séparés par la distance, les hommes le sont donc aussi par le temps, puisqu’une lettre est toujours le vestige d’un présent survenu ailleurs. Décalage double qui provoque une lenteur peut-être salvatrice dans les liaisons humaines, lorsque de nos jours l’immédiat et l’instantané semblent être les seuls mots d’ordre. L’éloignement suscitait la nostalgie et les réminiscences, le fantasme de l’ailleurs se nourrissait des récits rapportés de façon épistolaire. Stephen Antonakos exploite fort bien cet éloignement en matière d’attente et d’oubli, lui qui demande à ses amis artistes de lui expédier des colis qu’il n’ouvrira jamais. Le principe de la capsule temporelle est toujours source d’imaginaires, qui sait ce que les générations futures penseront de nos préoccupations actuelles ?

Alors que le Parkage Project d’Antonakos insiste davantage sur le jeu des compositions fortuites, sur les timbres et les tampons synonymes de voyages, l’œuvre parvient finalement à intriguer, car le contenu de chaque paquet reste à jamais insondable. De même, c’est avec une certaine profondeur que l’artiste vietnamien Danh Vȏ fait recopier par son père la magnifique lettre d’adieu qu’un missionnaire français, condamné à mort, écrit lui-même à son père, l’artiste la diffusant ensuite dans le monde à qui veut bien l’acquérir. Messages de paix ou messages d’amour, les lettres portent aussi en elles le reflet émotionnel des réalités autres, à l’image de cette vidéo de Clarisse Hahn, où les vastes terres mexicaines, par leurs rythmes et leur plénitude, ne cessent de nous hypnotiser. L’art, dans sa capacité à transmettre et à émouvoir, ne pouvait se passer d’une pratique qui justement, communique et affecte.

L’exposition Correspondances à l’Espace Culturel Louis Vuitton à Paris, du 1er février au 5 mai 2013.
Courtesy © l’Espace Culturel Louis Vuitton.

Texte publié en février 2013 sur le site contemporaneite.

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Nikhil Chopra. Soi-même comme un autre


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Né en Inde et ayant étudié aux Etats-Unis, Nikhil Chopra est un artiste à la frontière de réalités contradictoires. Celle de son pays d’origine, plus précisément de la région du Cachemire qu’il ne peut rejoindre pour des raisons politiques depuis 1989, et dont les bordures font toujours l’objet de vives tensions. Mais celle aussi d’un lieu situé au carrefour de la tradition et de la modernité, tout comme les vestiges d’un passé colonial se mêlent aujourd’hui encore à des générations nouvelles, aspirant à une identité propre.

Ces différents entre-deux composent la trame esthétique de l’artiste dans la série des Yog Raj Chitrakar entamée en 2007, que la galerie gb agency nous présente dans le cadre de l’exposition collective intitulée Inventing a future. Bien plus, l’artiste s’appuie sur ces espaces intermédiaires afin d’explorer le dialogue entre l’« ici-maintenant » et l’« ailleurs-autrefois ».

Cette mécanique à la fois contradictoire et complémentaire est ce qui lui permet de confronter l’individu à une histoire culturelle et collective. Ce n’est donc pas un hasard si dans ses travaux, le point de départ repose sur son identité, sur l’autobiographie, sur l’autoportrait, sur l’expérience subjective et donc sur la performance, pour mieux en déployer les ressorts face au monde qui l’entoure : le paysage ambiant, l’architecture et l’écheveau urbain qu’il traverse sont autant de motifs marquant un contexte social et culturel. Au final, le travail de Chopra semble appuyé par des questions qui n’ont rien de sommaire : qui est-on, finalement, lorsque notre histoire personnelle se heurte à l’histoire du monde ? Où et quand sommes-nous, lorsque ce monde qui nous a vu naître n’a cessé de se transformer ?

En plus d’une vidéo relatant la performance Yog Raj Chitrakar visits Lal Chowk (que l’on traduit par « Le dessinateur Yog Raj visite Lal Chowk »), quatre grandes photographies occupent la salle. Arrêtons-nous sur l’une d’entre elles. Ici, un paysage champêtre où se dresse en arrière-plan un édifice médiéval, en ruine. L’herbe se veut verte et le ciel bleu comme une belle journée. Surtout, le personnage joué par l’artiste porte à bout de bras une tunique peinte à l’effigie de ce paysage. La photographie nous renvoie à une tradition picturale où la nature symbolisait une forme d’idéal, un ordre antique, source d’inspiration et de vérité. Ce qui intrigue alors est le double jeu des représentations : l’artiste feint un personnage issu d’une époque oubliée, peut-être imaginaire, tandis qu’il manifeste la volonté de se fondre littéralement dans le décor. C’est la relation liant cet être au paysage qui importe, elle figure l’homme dans son milieu, et tous deux sont voués à se mouvoir au fil du temps, des générations, de l’histoire. À partir de ce personnage, on se surprend à inventer un univers biographique alourdi par le poids de son récit singulier, ou peut-être est-ce le poids de la vie, tout simplement.

Cette photographie résume à elle-seule l’entreprise de Nikhil Chopra ; elle accompagne son œuvre composite, où tous types de médiums prennent place, le dessin plus particulièrement. Ce spectacle qui se fige évoque les tableaux vivants du XIXe siècle pour lesquels il se passionne. À l’instar de ces personnages qui miment la vie et adoptent des postures caractéristiques d’une certaine époque, Nikhil Chopra accorde une grande importance au jeu de rôle, au déguisement et au travail de la fiction. Cette double identité lui permet de revêtir deux moments à la fois, de les rendre contemporains l’un à l’autre pour en actualiser la portée critique, comme nous pouvons le voir dans la vidéo montrée dans la galerie.

Déguisé en Yog Raj Chitrakar, personnage inspiré par son grand-père, l’artiste traverse la ville de Srinagar au Nord-Est de l’Inde, pour se rendre à Lal Chowk (« Place Rouge »)[1]. Il y réalisera un dessin de l’horloge qui surplombe la place, à la craie et au charbon. Au fur et à mesure de son parcours, une foule d’individus l’accompagne, le prend en photo comme s’il s’agissait d’une célébrité, et s’agglomère autour de l’artiste lorsqu’il se met à l’œuvre. C’est alors que la police intervient, les rues sont bloquées, les spectateurs alignés et fouillés. Nikhil Chopra prend alors conscience de la relation invisible qui le lie à la foule, lui qui continue à dessiner une bonne heure, motivé par le soutien indéfini de son audience que les autorités ne parviennent pas à contenir. Originellement, la performance n’aspirait nullement à se déployer sur le champ du politique. Si le dessin est finalement devenu un outil de subversion, c’est qu’il intervient dans un milieu vivant, sujet à des fluctuations imprévisibles. En confrontant le monde contemporain à son passé, il libère du présent.

Dans la série des Yog Raj Chitrakar, la figure du grand-père varie en fonction des performances, les costumes changent en fonction des circonstances. L’artiste nous donne ainsi le sentiment de constamment articuler le local au global. Dès lors, les déguisements interfèrent avec les espaces traversés, les personnages arpentent les rues et coupent la linéarité du quotidien. Par sa lenteur, il altère les rythmes imposés par une époque qui ne prend plus le temps de regarder derrière elle, où parfois, au contraire, qui ne sait plus passer à autre chose. Chopra circule ainsi entre deux mondes, il devient une sorte de vecteur intermédiaire, agent de liaison entre des réalités qui cohabitent. En cela, il met en scène l’inertie du monde, en travestit les rythmes et les accélérations, allant à l’encontre d’une culture contemporaine vouée aux excès et dont  la modernité se fait toujours plus apparente, plus pressante. Cette tension vers le « faire », vers le temps de l’action est une donnée primordiale dans son projet, alors que ce temps peut aussi être celui où, paradoxalement, rien ne semble se produire.

Rappelons en effet que dans cette série, le protocole est souvent le même. Lors de performances pouvant durer trois jours, l’artiste indien investit un lieu : il y dort, mange, s’habille… et prend son temps. Si  les capacités les plus élémentaires de l’être humain sont invoquées, il se contente de vivre sereinement, de se promener, doucement. L’artiste emploie alors une certaine lenteur, comme si l’expérience était avant tout introspective. La performance n’est plus le signe spectaculaire d’une manifestation mondaine, ici, elle se fait intérieure, méditative, contemplative. Nous assistons à une confrontation de durées, celle de l’artiste et celle du monde. La marche l’accompagne alors naturellement, lui qui déambule et se laisse bercer autour de sites chargés d’histoire. Il devient le paysage, il le produit et l’investit, nous rappelant finalement que l’artiste fait corps avec son milieu.

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[1] Les vues de la performance sont visibles sur le site de l’artiste : http://www.nikhilchopra.net

L’exposition Inventing a future à la galerie gb agency à Paris du 26 janvier au 18 mars 2013.
Crédit photo : Marc Domage, Courtesy gb agency, Paris.

Texte publié sur le site contemporaneité en février 2013

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Koo Sung Soo. Magical Reality (1/2)


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Time Machine, Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

Un manège solitaire, chargé de couleurs chatoyantes, tourne dans le vide sous un ciel bleu métallique. Est-ce le soir ou le matin ? L’hiver ou l’été ? Il s’agit d’un paysage coréen que l’on imagine station balnéaire et banalité urbaine. En arrière-plan, des bâtiments modernes mais dépeuplés semblent guetter une possible fin de journée. Cette scène possède quelque chose de tragique, la vivacité des couleurs, des ampoules lumineuses, des teintes joviales, est contredite par un sentiment de solitude. Le carrousel des chaises vides nous fait face, fier et dédaigneux, il semble ainsi clamer sa présence. Mais que nous dit-il ?

Ailleurs, dans cette photographie intitulée Tour Bus de la même série, nous voilà dans l’allée centrale d’un autocar ; de part et d’autre, des rangées de sièges au bleu électrique et aux motifs incertains. Ici encore, la prise de vue quasiment orthogonale laisse éclater une géométrie qui accentue l’effet de démultiplication absconse du réel, ce que ne dément pas la prodigalité chromatique. On ne sait s’il faut accueillir cette éruption visuelle par un sourire ou si, au contraire, elle décrit très sérieusement la manifestation spontanée d’une culture éloignée. Ces éléments peuvent être qualifiés de Kitsch, ce qui ne manque cependant pas de soulever quelques difficultés : le Kitsch est-il inhérent à ces objets ? Ne repose-t-il pas, au contraire, sur le regard distancié – et peut-être occidental – que nous lui portons ? En définitive, ne semble-t-il pas que l’artiste vise à communiquer, par le biais des images, ce qui caractérise une culture donnée, celle de la foisonnante Corée d’aujourd’hui ?

Abraham Moles indiquait autrefois que le Kitsch est lié à un art de vivre, à un état d’esprit, tout en soulignant sa dimension collective[1]. En d’autres termes, ce que nous pouvons percevoir de ces sièges bleus comme des friandises est le fruit d’un phénomène social et culturel où les objets sont animés par des désirs et des appétits communs. Toutefois, bien qu’exacerbé par le photographe, le Kitsch ici n’est que latent. Il donne à voir mais simultanément dissimule ce qui se trame au cœur des choses. L’ostension s’accompagne d’une sorte de vide résidant au creux de l’image, comme si la mécanique persistait à nous échapper, alors qu’on en ressent l’évidence.

Nous remarquerons alors que les lieux décrits dans la série des Magical Reality de Koo Sung Soo sont, pour la plupart, déserts. Ce qui parle pour le photographe, c’est le mobilier urbain, les espaces confinés, ou des emplacements riches en symboles. Insistons également sur le rôle joué par le quotidien, lui qui se déploie sur ces espaces vécus en commun, là où circulent les émotions et les affects. L’extraordinaire – ou plutôt le spectaculaire, au sens de Debord – se confond invariablement avec l’ordinaire des réalités quotidiennes.

Le dispositif se veut alors frontal, les couleurs sont acides et un imaginaire dormant se dessine. Un je-ne-sais-quoi nous invite à sonder le jeu des représentations urbaines et des spectacles quotidiens, là où des visibilités folkloriques et protéiformes semblent répondre à une image de la société coréenne.

Dès lors, nous assistons dans ces photographies à une sorte de composition de réalités, celle de la Corée d’aujourd’hui, brillante notamment sur le plan économique, développant une modernité post-dictatoriale débordant d’aspirations diverses, sur le plan individuel, collectif, mais aussi esthétique. Peut-être est-ce ce qui explique que le paysage urbain soit tant saisi par des dispositions qui parfois s’avèrent flamboyantes, ostentatoires, affirmatives. Mais ces images témoignent aussi de la Corée d’hier, elle qui est portée par son histoire dense, tel un tremplin, ou un fardeau, ne serait-ce parce que ses cultes et ses traditions se sont mêlées à la tutelle américaine et à un monde capitalisé, dévolu à la surenchère de consommation et de production. De là, sans doute pourra-t-on y reconnaître la Corée de toujours, nous rappelant que la réalité est inlassablement multiple, impondérable et complexe.

En mettant en évidence une réalité bigarrée, faite de couches qui paraissent se superposer, Koo Sung Soo semble intrigué par le rôle et le fonctionnement des éléments décrivant la structure sociale qu’il habite. Il procède alors à une sorte de déconstruction analytique de l’image du quotidien, pour mieux en souligner les fondements invisibles. Bien plus, l’artiste accomplit une « représentation de représentations » quasiment de façon typologique car, d’une part, les lieux photographiés sont toujours marqués par une certaine mise-en-scène : une statue de la Liberté trônant au sommet d’un hôtel bon marché, une salle de karaoké parée de multiples écrans, un magasin de reproductions de portraits issus de la culture populaire occidentale et où se côtoient Bob Marley, John Wayne et Abraham Lincoln , un temple bouddhiste ou encore une vitrine de restaurant proposant différents mets… D’autre part, en insistant sur les couleurs, en cadrant de façon frontale et en édulcorant ce qui contextualise, les photographies sont elles-mêmes des mises en scène. La réalité est certes magique, mais elle est aussi surjouée. Justement, n’est-ce pas là le propre de l’artiste que de s’appuyer sur des artifices, afin de mieux laisser jaillir les forces enfouies ?

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Tour Bus, Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Barbie Doll, Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.


[1] Abraham Moles, « Qu’est-ce que le Kitsch ? », Communication et langages, année 1971, volume 9, p. 86.

Texte publié sur www.contemporaneite.com en janvier 2013.

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Koo Sung Soo. Photogenic Drawings (2/2)


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Bigflower Landyslipper, Série Photogenic Drawings, C-Print, 770 x 570 cm, 2010.

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White Snakeroot, Série Photogenic Drawings, C-Print, 770 x 570 cm, 2010.

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William Henry Fox Talbot, Two delicate plant fronds, Photogenic drawing negative, vers 1839, 22,8 x 18,3 cm

Au début des années 1830, William Henry Fox Talbot pose les fondements de la photographie argentique moderne, en inventant le procédé du « négatif-positif ». Le « calotype » permet alors d’obtenir une image en négatif tandis qu’une autre feuille enduite de nitrate d’argent, superposée et exposée à la lumière, laisse émerger la forme positive finale. En plus d’être philosophe et homme de science, Talbot s’avère également passionné de botanique, comme le traduisent ses premiers « dessins photogéniques » mis au point en 1839 : des feuilles d’arbre, des plantes et des fleurs laissaient paisiblement transparaître leurs silhouettes délicates. Quelques temps plus tard, entre 1844 et 1846, il publiera un ouvrage intitulé The Pencil of Nature, lequel est illustré de 24  photographies explorant les possibilités entrevues en matière d’art et de science. On retrouvera cette poésie de l’image scientifique – ou inversement, une certaine objectivité à travers l’image d’art  jusque de nos jours.

L’artiste sud-coréen Koo Sung Soo emploie justement ce terme de « Photogenic drawings » pour nommer la série de photographies qu’il présente à partir de 2011. À première vue, les plantes ici partagent avec celles de Talbot une sensation de fragilité, les fleurs ainsi immortalisées se veulent le reflet d’une vie éphémère passée, comme si la fugacité du vivant était restée figée par le médium photographique. Tout se veut pour ainsi dire « naturel », quand bien même il ne s’agirait que de réminiscences d’une vitalité passée. D’ailleurs, à bien y regarder, l’aplatissement de l’image participe à l’allure fanée de ces fleurs, la mise-en-scène leur donne un aspect désuet, hésitant, un peu flottant, ce qui ne manque pas de leur concéder une certaine délicatesse. Si la vie ne coule plus en elles, il semble subsister au cœur de ces images une sorte d’hommage à la nature.

Cependant, une observation plus attentive nous invite à relever le dispositif employé par l’artiste. Dans un premier temps, il s’agit de se saisir avec précaution d’une fleur accompagnée de sa racine, puis de la disposer sur une couche d’argile. Ensuite, une plaque de caoutchouc aplatit la plante qui est soigneusement retirée lorsque l’ensemble est sec. Un moule est donc obtenu, l’artiste le remplit de plâtre et de ciment et en recueille une plante factice, en relief, qu’il ne reste plus qu’à peindre avec la plus grande précision pour que l’illusion soit parfaite. La dernière étape consiste donc à photographier la plante en restant attentif aux éclairages de studio. Dans ces photographies, rien n’est donc vrai, tout n’est qu’artifice. Voilà que des fleurs jusque-là admirables de grâce ne sont que le résultat d’une sorte de subterfuge de la représentation. Quelles sont alors les questions que soulève un tel projet ? Ne s’agit-il pas d’interroger ce que nous savons véritablement de ce que nous percevons ?

Globalement, Koo Sung Soo réactualise à travers l’outil photographique le rapport qu’entretiennent art et connaissance, ce que justement annonçaient les premiers « Photogenic Drawings » de Talbot. De même, et en cela nous percevons la très grande cohérence reliant les différentes œuvres de l’artiste coréen, le projet précédent intitulé Magical Reality dévoilait une réalité du monde contemporain qui se veut multiple et complexe. Si donc est interrogée la nature trompeuse des apparences, il nous faut également insister sur le caractère « constructiviste » des réalités perçues. Autrement dit, ce que nous percevons de la réalité du  monde – qu’il s’agisse de plantes figées à jamais par la photographie ou d’espaces urbains investis de symboles – reste la résultante de processus composites, en termes d’interactions sociales comme d’élaboration de « savoirs ». Le monde n’est pas donné de toute pièce, de façon immuable et indélébile, il est le fruit d’un processus, d’un travail et il semble qu’il en soit de même pour la connaissance que nous en avons. Par extension, interroger la nature de la réalité est aussi une façon de s’enquérir de la constitution des imaginaires et des consciences, ce qui est le propre de la sociologie de la connaissance succédant à Karl Marx. On peut par ailleurs revenir à la distinction qu’opère Fred Forest dans son manifeste de l’Art sociologique, entre le Réel et la Réalité, ce qui semble particulièrement probant ici : « Le Réel a pour caractéristique d’être contingent et inorganisé. La Réalité est structurée […] Les hommes ne peuvent connaître véritablement le monde qu’en le ‘travaillant’. Le Réel est brut, la Réalité au contraire est ce résultat du travail d’approche, et de transformation entrepris par l’homme »[1].

Incontestablement, ces fleurs n’aspirent pas tant à nous illusionner, et donc à nous décevoir, qu’à pointer une réalité en constante évolution, travaillée par d’autres et qu’il nous faut également remuer afin qu’elle nous dise ce qu’il en est, « réellement ».

De là, les procédés employés par l’artiste s’avèrent d’une grande habileté car à travers eux, il parvient à questionner la consistance-même de la mécanique photographique. Cette dernière peut être perçue comme un appareil de décomposition de la réalité, nous rappelant constamment à ces « représentations de représentations » vues dans la série précédente. Bien davantage, Koo Sung Soo examine la nature de la photographie – à travers une photographie de la nature – en se focalisant sur trois aspects. Premièrement, en capturant des éléments de la nature, la photographie est interrogée dans sa capacité à traduire le mouvant et le flux de la vie, alors qu’elle est censée suspendre le temps. Si en soi le résultat ne laisse pas de doute, puisque ces plantes sont définitivement pétrifiées, toutefois, il reste d’elles comme une évocation, sorte de mémoire visuelle qui jaillit à nouveau pour figurer l’éternelle fragilité de la vie. Sans doute est-ce là une dimension que nous pourrions qualifier d’esthétique. Deuxièmement, Koo Sung Soo élabore une démarche qui se réfère directement aux premières ébauches de Talbot, dont il n’est besoin de rappeler l’importance pionnière dans l’avènement du projet photographique il y a maintenant près de deux siècles. Si nous pouvons songer à une sorte d’hommage de la part de l’artiste coréen, sinon un clin d’œil, ce sont les origines et les fondements techniques de l’outil photographique qui sont ainsi remis à l’ordre du jour. Troisièmement, certaines des chimères et des apories qui jadis accompagnaient la photographie sont remises en cause, qu’il s’agisse de l’irréductibilité technique de la photographie à reproduire sans fard la réalité ou de sa capacité à explorer, dans une perspective scientifique, ce que l’œil humain ne parvient pas toujours à discerner. Ici, l’artifice des Photogenic drawings contredit le but prétendu de la photographie d’antan, à savoir, celui de retranscrire une réalité du monde dans son absolue exactitude, sans qu’il n’y ait de doute possible. Bien au contraire, la photographie semble déplacer ses convictions mimétiques pourtant si solides. Peut-être n’a-t-elle jamais été autant source d’artifices, ou plutôt, peut-être a-t-elle, justement, toujours été le motif de manœuvres trompeuses, Koo Sang Soo ne faisant que nous rappeler à sa nature véritable.

Au final de ce projet, l’art et la photographie semblent sortir gagnant, car s’il ne reste plus que des réalités amovibles, l’objet de la photographie sera de se mettre au service de ces nombreuses facettes pour mieux en refléter la diversité et la « magie ». Parfois, l’artiste photographe s’avère être un redoutable prestidigitateur, en cela-même qu’il parvient à nous montrer une réalité du monde, alors qu’il ne nous en a dévoilé que les ruses.

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Photogenic Drawings Series, C-Print, 77 x 55 cm, 2011.

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Photogenic Drawings Series, C-Print, 77 x 55 cm, 2011.

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Photogenic Drawings Series, C-Print, 77 x 55 cm, 2011.

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Photogenic Drawings Series, C-Print, 164 x 225 cm, 2011.

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[1] Fred Forest, Art sociologique, Paris, 10-18, 1977, p. 63.

Texte publié en janvier 2013 sur contemporaneite.com

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Mathias Poisson. Des cartes sensibles et des sensations cartographiques


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Série des Cartes subjectives

Si on retient de Mathias Poisson des itinérances documentées par des cartographies sensibles, témoignant donc de son passage physique autant qu’affectif, on n’insiste pas toujours sur la remarquable justesse du dessin ainsi que sur son art consommé de l’aquarelle. Dans son rôle d’explorateur rapportant des traces de contrées ensoleillées et riches en imaginaires, les œuvres dessinées évoquent, par exemple, l’esprit orientaliste qui animait le XVIIIe siècle. En laissant jaillir l’impression de l’instant, l’aquarelle permettait de capter des lumières et des atmosphères aériennes, venues d’ailleurs, tandis que les coloris vivaces participaient à un imaginaire exotique et quelque peu romantique. L’Orient faisait alors l’objet de fascination, de fantasme et de curiosité.

Dans la soixantaine d’œuvres de Mathias Poisson présentée à l’Espace Écureuil de Toulouse, ce qui nous interroge repose sur l’articulation entre objectivité et subjectivité, à travers le prisme de la cartographie. D’un côté, le dispositif de l’artiste reste éminemment pictural, dessiné et sensible, telle la résultante de ses perceptions intimes et passées. De l’autre, la carte peut se décrire comme un outil alternatif de représentation, ne mimant pas le réel mais le figurant, le codifiant. Or en ébauchant des cartes avec pour seuls instruments le stylo bic ou le pinceau, en se référant non tant à la réalité immuable du monde extérieur, mais à l’évidence de son univers intérieur, il semble que cette apparente antinomie n’en est que partielle. Avec la carte, l’objectivité se fond dans la subjectivité, et inversement.

Ce qui est donc intrigant dans l’approche cartographique est qu’elle peut aussi bien être dite objective que subjective. Dans l’absolu, elle est objective, car elle constitue une forme de langage, avec ses signes et ses normes ; elle vise à être communiquée, ou à être relue, ultérieurement. Mais dans le même temps elle s’avère parfaitement subjective, car elle reste une fiction, une projection, et suppose un point de vue qui pour Christine Buci-Glucksmann, est reculé, telle une monade du monde, un regard de l’éloignement. Il semble que Mathias Poisson soit parvenu à amalgamer ces deux réalités de la carte, en créant des cartes sensibles ou des sensations cartographiques. La carte en tant que mode de représentation alternatif, source de fictions, peut alors rencontrer l’irréductible « maniérisme » induit par la gestuelle du dessin, du croquis, mais aussi de l’écriture.

D’une certaine façon, les espaces parcourus sont simultanément vécus et perçus. Bien que faisant l’expérience de ces espaces à travers l’activité personnelle et indicible de la marche, ses sensations, sa mémoire, son ressenti se communiquent. Ce qui est donné à voir, finalement, est le partage d’une expérience vécue. Or il semble que cette idée de transmission de l’expérience prime sur la nécessité de communiquer un savoir. De là, le choix de l’outil pictural en dit long dans cette démarche, puisqu’à l’encontre de la photographie ou de la vidéo, la carte suppose une certaine participation de la part de celui qui la déchiffre. Elle ouvre en effet des possibles, crée des montages imaginaires, rapporte à des différences plutôt qu’à des similitudes ou du déjà-vu. La carte, disait Deleuze, il faut la faire. Elle est motif de constructions tout comme construction de motifs, et en cela, par son opposition au calque, une dimension éthique s’en dégage : la carte suppose le dépassement synonyme d’émancipation critique, plutôt que la reproduction conformiste et répétée. Ici en l’occurrence, l’artiste opère certains choix, comme celui de modifier les échelles, d’altérer les détails en fonction de ses intuitions et souvenirs.

Sans doute est-ce ce qui explique qu’à son tour, le spectateur soit invité à fournir un certain effort, du moins lui faut-il accorder une relative attention à l’égard de ce qui est présenté, afin de retracer à son propre compte l’étendu des possibles. Dans le cadre de l’exposition, il nous faut alors grimper sur un escabeau afin d’accéder à des cartes peu accessibles. Ailleurs, l’écriture fine et chaloupé de l’artiste qu’il nous faut pénétrer, annote ses parcours, tel un journal de bord, nous poussant à l’accompagner dans son vécu. Enfin, les cartes sont en elles-mêmes pour le moins inhabituelles, elles soulèvent parfois l’attention par leur aspect organique, d’autres fois, elles prennent une allure anthropologique, comme pour rappeler la connivence entre le corps et le monde représenté. Ici, une épine dorsale, là un système circulatoire, soulignant avec Deleuze que la forme sensible agit immédiatement sur le système nerveux, non sur le cerveau.

 

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Promenade aux calanques, 30,5 x 24 cm, crayon de papier et aquarelle, 2001, Marseille.

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Série des Cartes subjectives

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Quartier de peine, 21,4 x 13,8 cm, stylo bic et aquarelle, 2003, Marseille.

L’exposition Topos, à l’Espace Écureuil à Toulouse du 14 novembre 2012 au 19 janvier 2013.
Toutes les images courtesy Fondation pour l’art contemporain, Espace Écureuil.

texte initialement publié sur www.contemporaneite.com en janvier 2013.

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Aymeric Vergnon-d’Alançon. Le voile transparent des images


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Terra est fabula, Ensemble de six photographies 40 x 60 cm / 1 document photographique / 1 livre / 1 fauteuil, 2011.

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Terra est fabula, Ensemble de six photographies 40 x 60 cm / 1 document photographique / 1 livre / 1 fauteuil, 2011.

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Le Dernier voyage d’Alexis Kozlomov, tirages inkjet contrecollés 180 x 70cm / jumelles / Vidéos / Carte postale / Texte sur le mur, 2011.

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Le Dernier voyage d’Alexis Kozlomov, tirages inkjet contrecollés 180 x 70cm / jumelles / Vidéos / Carte postale / Texte sur le mur, 2011.

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Le Dernier voyage d’Alexis Kozlomov, tirages inkjet contrecollés 180 x 70cm / jumelles / Vidéos / Carte postale / Texte sur le mur, 2011.

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Imago Pocket, Photographies Impression Inkjet Fine Art, 40 x 60cm, 2012.

Au cœur du travail d’Aymeric Vergnon-d’Alançon, il y a les images. Celles que l’on emporte avec soi, de peur de les perdre, ou celles que l’on se projette, car elles viennent d’ailleurs. Celles aussi qui puisent dans nos souvenirs ou celles que l’on découvre. Certaines d’entre elles ne disent rien ; d’autres sont volubiles et relatent des récits oubliés. Toutes cependant sont source de curiosité et d’étonnement, parfois d’émotion. Elles n’ont pas besoin d’être spectaculaires, il leur suffit de se peupler d’une indicible connexion avec celui qui les dévisage, à moins que ce ne soit une sorte de voilement, une vérité dissimulée que l’on aspire à surprendre.
Le projet photographique Imago Pocket pose de façon exemplaire les lignes de fuite tracées par l’artiste. Trois photographies de ses proches, presque froissées, pliées en quatre, en huit, malmenées par les vicissitudes d’un voyage. Des images délabrées qui colmatent la mémoire, puis la volonté de préserver ces visages aimés.  Elles semblent lutter contre un processus d’effacement aussi inévitable que regrettable. En effet, ces photographies jouent d’une ambivalence : elles documentent le réel que nous partageons tous, mais elles sont aussi la réalité que s’est appropriée leur auteur. Il ne les voit ni ne les ressent comme nous. Ces photographies ne se contentent pas d’informer. Plus que l’exactitude d’un trait, le contour d’une joue ou le reflet d’un sourire, elles imprègnent en adoubant un présent passé. Le dispositif plastique entre alors en jeu pour, à son tour, infuser ce qui reste une impression. L’image revêt donc une réciprocité, car elle est ce qui se construit et ce qui nous construit, en particulier à travers l’articulation méticuleuse de trois aspects : la capacité qu’a l’image à projeter – temporellement ou spatialement –, la possibilité qu’offre l’image de porter un récit – réel ou imaginaire –, et la nécessité pour toute image perçue, d’être travaillée par un esprit de découverte, parfois de révélation. Aymeric accompagne quelquefois ces différentes strates picturales de mots qui n’en disent pas beaucoup plus, des mots lancinants et descriptifs qui, à la manière d’un Chris Marker omniprésent chez l’artiste, teintent ses projets d’une poésie documentaire parfois sibylline.
L’image projette, relate et révèle, comme dans Terra est fabula, évocation de la vie de Johan Pföner, astrophysicien des années 60 tombé dans l’oubli. Sur ces photographies, le ciel réfléchi sur quelques flaques d’eau nous rappelle à la vacuité des regards qui se perdent, aux théories hasardeuses élaborées par un homme qui scrutait les étoiles, à la dimension doucement envoutante des aspirations lointaines, alors que sont donnés à voir des sols défraichis par des promenades bucoliques. L’observation rejoint le récit, les imaginaires et l’imagination se stimulent. Qu’elle soit physique ou psychologique, l’idée de déplacement entre continuellement en scène, puisque l’image sollicite toujours un ailleurs.
Nous retrouvons chacun de ces aspects dans Le Dernier voyage d’Alexis Kozlomov. Cette installation photographique relate la disparition d’un explorateur en quête de territoires inconnus. Pour voir ces très larges tirages panoramiques de paysages forestiers, des jumelles sont mises à la disposition du public, car sont discrètement insérés des éléments cartographiques relatifs au Kamtchatka, terre insoupçonnée, porteuse de secrets et d’imaginaires. L’image révèle, car elle dissimule. Le regardeur se heurte à une vérité ignorée, il lui faut aller à sa rencontre. En témoin cette récurrence à l’égard des outils d’observation : les jumelles, la loupe, mais peut-être aussi la carte, le GPS, et la diversité des médiums et techniques de diffusion de l’image. Dans d’autres travaux, un dispositif d’investigation est convoqué, à la manière d’une enquête policière dont le coupable ne serait autre qu’un récit oublié, récit qui narre un espace inaccessible.

Pour autant, au milieu de ce travail de recherche, le doute, l’inexactitude et le hasard subsistent. L’image est à reconstituer, mais son essence repose aussi sur l’obscurité de ses conditions d’émergence. Peut-être est-ce parce que toute vérité est relative ? Ou bien est-ce parce que l’ailleurs signifie aussi l’inconnu, avec ce que cela suppose d’incongruités énigmatiques, voire inexplicables ? Dans un projet toujours en cours, l’artiste s’arrête sur le Surgün Photo Club, issu de la région parisienne et conduit par des immigrés venus de divers horizons. Ayant officié de 1970 à 2003, le club maintenant disparu s’emploie, par le biais de protocoles photographiques, à retrouver dans l’image une forme de transcendance divinatoire, en vue de suspendre l’exil. L’artiste alors renouvelle ces protocoles où interviennent une combinatoire mystique et parfois ludique, comme lorsque des Westerns sont visionnés puis interrompus à un instant très précis, pour que l’on puisse à l’aide d’une roue du destin, décider d’en extraire une chanceuse image. La voilà inattendue et nouvelle. Si elle se réfère à un ailleurs, c’est en vertu de forces mystérieuses qui les premières expliquèrent la nature de toute chose, à condition de passer par des rituels qui tiennent lieu d’épreuve, comme ces cartes postales, trempées dans du formol.
Face à un ordre souterrain, l’image vit une seconde naissance. Elle se déshabille du voile transparent qui la recouvre, ce voile qui nous empêche d’y percevoir son infime justesse. Le sourire des gens que l’on aime n’est jamais trompeur, les paysages imaginés sont conformes à la réalité pourvu que l’on sache les regarder autrement, et, de surcroît, la vie de ceux qui eux-mêmes ont compris cela, méritent d’être racontée. Aymeric Vergnon-d’Alançon ne se satisfait pas de ces images qu’il nous transmet. L’artiste hérite du regard que d’autres autrefois ont porté avec ferveur sur des contrées inexplorées, sur des réalités ineffables, sur des croyances impénétrables, pour à son tour les communiquer. C’est ce qui fait de lui un voyant, mais surtout, un passeur d’images.

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Surgün Photo Club (en cours), The return of the vanishing (d’après Lev Fiedlerovsky ), Divination (ou iconomancie) à partir des westerns. Le lecteur est invité à feuilleter le livre et à se laisser guider par une image. Une roue de couleurs permet d’affiner la divination

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Surgün Photo Club (en cours), The return of the vanishing (d’après Lev Fiedlerovsky ), Divination (ou iconomancie) à partir des westerns. Le lecteur est invité à feuilleter le livre et à se laisser guider par une image. Une roue de couleurs permet d’affiner la divination

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Histoire du Surgün Photo Club, Les visiteurs sont invités à consulter divers documents (chronologie, nomenclature, photogrammes, portraits plausibles…) pour constituer un portrait fragmenté du Surgün Photo Club

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Surgün Photo Club (en cours), Géographies pliées (d’après Albert S. Pavarius ), Ce travail reprend à une autre échelle la proposition de Albert S. Pavarius. Sur une carte du monde, yeux fermés, voyager. Reporter le trajet sur une carte de l’Ile-de-France. Partir pour ce long voyage. Revenir avec une photo.

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Surgün Photo Club (en cours), Paraffin del Mundo (d’après Leonela Suarez), Blocs de parafine, 23 x 15 cm, pendant des années, Leonela Suarez (membre du Surgün Photo Club) a collecté des cartes postales. Ces clichés qui circulaient, prenaient l’avion ou le train, étaient pour elles des messagers dont il fallait décoder les signes. Elle les recouvrait donc de paraffine puis creusait un trou pour en faire ressortir un détail. Elle prétendait que le changement d’état de la paraffine (liquide puis solide) libérait l’esprit de l’image et qu’ainsi le fragment découvert délivrerait son message.

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Surgün Photo Club (en cours), Locus Formol, Bocaux de verre, images, eau modifiée

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Moscou_Rivage, Photographie (60 x 90cm) montée sous diasec et posée sur une table / Loupe-lampe / Diffusion vidéo (4mn), 2010.

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Moscou_Rivage, Photographie (60 x 90cm) montée sous diasec et posée sur une table / Loupe-lampe / Diffusion vidéo (4mn), 2010.

 

Toutes les images courtesy de l’artiste
site Web : http://www.aymericvergnon.net/

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Watchmen : « Quand? » (2)


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Comment on écrit l’histoire

La circularité vertueuse de la question « Who watches the watchmen ? » permet d’insister sur une sorte d’irrémédiabilité du temps médian : ni l’origine, ni le terme ne s’imposent véritablement. Dans le contexte de la série de Gibbons et Moore, ce temps intermédiaire souligne l’Agir au regard de ce qui le motive et de ce qu’il provoque. On ne sait qui sont les responsables de la situation politique et culturelle que vivent nos super-héros, tout comme nul ne peut prédire les conséquences de leurs interventions. S’il est vrai qu’est ainsi décrit le propre de toute existence humaine, palpitant entre l’héritage qui nous échoit et l’héritage que nous délaissons, entre le « d’où vient-on ? » et le « où allons-nous ? », la posture du super-héros est d’autant plus saillante dans la mesure où ses actions portent la lourde tâche de décider non de son propre sort, mais de celui d’une civilisation, voire de l’espèce humaine. Soulignons alors l’exercice de pensée induit par la série dessinée : celui qui généralement agit, décide et porte les responsabilités est le puissant, le monarque, ou le dirigeant politique, non pas le super-héros.

Ainsi, toute action échappe au temps de la contemplation aussi bien qu’au temps de la spéculation, résonnant avec la célèbre 11ème thèse sur Feuerbach formulée par Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, mais ce qui importe est de le transformer »[1]. Dans l’optique marxienne, le moteur de ce qui engage l’histoire et initie le « monde » relève du tumulte des interactions collectives. Celles-ci produisent et sont produites par les hommes précisément dans ce rapport de circularité vertueuse. En cela, le projet de Gibbons et Moore fait écho à une « philosophie de l’histoire », version pop, où il est question de sonder le rôle des hommes face au devenir historique. Doit-on concevoir l’Histoire comme le fruit de l’activité humaine ? A contrario, l’Histoire connait-elle une dynamique évolutive intrinsèque, indépendante, qui échappe à l’industrie des interventions humaines ? Quel rôle joue le hasard et quelle est la place de la détermination, dans l’élaboration de l’Histoire ?

Autant d’interrogations qui en fin de compte, rendent pertinente l’absence de superpouvoir de nos super-héros, sujets extravagants d’une expérience théorique dont on exacerbe les contours, pour mieux mettre en relief les attributs étudiés. À travers l’utilisation de la thématique du super-héros, sans doute peut-on parler de « philosophie expérimentale », au même titre que les sciences galiléennes aimaient à mettre en scène un ensemble de paramètres afin d’en isoler un autre en particulier. Ici, ces superhéros aux costumes excentriques et aux allures de vedettes ne font que détourner notre attention. Ce qu’ils questionnent, finalement, n’est pas l’homme paré de qualités extraordinaires, mais l’homme dans sa plus grande généralité, pris dans ses activités et devenirs face à l’Histoire.

Celle-ci apparait également de façon hyperbolique. Hésitant entre déterminisme et incertitude, le récit s’appuie en effet sur une uchronie initiée par l’accidentelle désintégration de Jon Osterman en août 1959, qui devint l’omniscient et l’omnipotent Doc Manhattan. La trame temporelle se dissocie lentement de la nôtre pour décrire un monde où les États-Unis gagnent au Vietnam, rendant le conflit en Afghanistan susceptible de provoquer une guerre nucléaire, tandis que Richard Nixon poursuit son cinquième mandat. La notion d’accident ou de catastrophe nous interroge, car elle est à la fois ce qui interrompt l’Histoire et ce qui l’enclenche. Du coup, toute catastrophe est par définition liée à une forme d’impensable. Ce n’est qu’une fois surgie que l’on en perçoit l’étendue, ce n’est qu’à la mesure de son improbabilité qu’elle constitue un espace en lequel on n’ose croire. Peut-être est-ce parce qu’elle renvoie à un chaos inacceptable pour les réalités humaines. La catastrophe ne peut survenir, car toutes nos actions, nanties de leur exhalaison rationaliste, en évacuent le possible. Si ce ne sont pas les hommes qui en sont l’origine, les forces de la nature prennent le relais et demeurent aussi incontrôlables qu’imprévisibles. Aussi le récit déambule-t-il d’une catastrophe à l’autre : celle qui, tel un micro Big Bang, voit naître un homme nouveau, ou plutôt un Dieu, et celle qui est annoncée et mettra un terme à l’humanité. Entre ces deux événements, une oscillation de possibles, comme le prouve cette réalité uchronique qui, justement, n’est pas notre réalité. Oscillation entre ce qui est su – le récit puise dans notre passé récent, s’appuyant sur des faits historiques réels – et ce qui est fantasmé, comme pour nous rappeler que le cheminement de l’Histoire est des plus fragiles, au moins aussi fragile qu’un battement d’ailes de papillon.

L’histoire et l’Histoire s’avancent sans que l’on en connaisse l’issue, certes, mais elles se déploient également sans que l’on sache comment, se balançant globalement entre, d’un côté, une conception marxienne qui fait la part belle au contexte matériel, technique et idéologique d’une époque – l’infrastructure détermine la superstructure qui à son tour détermine l’infrastructure – et d’un autre côté, une conception du hasard liée à la théorie du chaos, c’est-à-dire aux variations imperceptibles, fondamentalement instables, des conditions initiales. Les causes seraient alors superficielles plutôt que d’être le résultat d’actions collectives et, dans cette optique, l’irruption de catastrophes est parfois perçue tel un couronnement du destin. Ce qui arrive en effet à John Osterman est le fruit du hasard, un accident, pourtant, de lui dépend le sort de l’humanité.

Hasard ou détermination ? Le statut du superhéros face à l’Histoire semble interroger une troisième voie, celle du « grand Homme », conformément à certaines philosophies de l’Histoire. Selon cette approche, seul un grand homme est capable de faire basculer l’ordre des choses. Littéralement, il fait l’Histoire, et dans l’optique de Hegel, il s’agit généralement d’un homme d’État, brillant et novateur, au service de son peuple qu’il entend guider vers un changement définitif. L’adaptation filmée montre le Comédien assassiner le Président John Fitzgerald Kennedy en 1963, alors que le Doc Manhattan, dans sa conscience altérée du temps, capable de figurer simultanément le passé et l’avenir, décide de ne pas intervenir. Cet épisode est habile à de nombreux égards car c’est le grand homme qui ici est assassiné, passant le relai à son exécuteur, lui qui finalement, changera l’Histoire. En parallèle, le Doc Manhattan, seul homme qui en dernier ressort, dépasse les hommes, reste marqué par l’inertie en décidant justement de ne pas modifier le cours des choses.

Cette thématique du grand homme est donc contredite par l’idée finalement très vague de superhéros, l’assassinat nous indique que les hommes ne peuvent renoncer à un certain fatalisme médiocre et meurtrier, finissant par s’entretuer, tandis que l’être le plus proche de Dieu et donc le plus apte à modifier le cours de l’Histoire, choisit la voie de l’indifférence. La notion de responsabilité se fait elle-même flottante, car les protagonistes de Watchmen composent deux ordres distincts mais parallèles, celui de la réalisation de soi et celui de la réalisation du monde. Nous passons constamment de l’individuel au politique, des désirs de gloire et de reconnaissance à l’avenir de l’humanité.

[1]

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Dino Valls. Ces corps qui se contorsionnent, ces visages qui nous dévisagent


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Limbus, huile sur toile, 63 x 60 cm, 2009. ©Dino Valls

Dino Valls peint des regards tristes et bleus qui fixent le spectateur avec l’intensité de l’impuissance. Ces regards au bord des larmes, presque christiques, portent la douleur mais aussi le silence. Une atmosphère un peu embarrassée semble flotter : comment appréhender les corps dénudés de ces jeunes femmes aux lisières de l’adolescence, marquées par des contraintes physiques et psychologiques, si ce n’est à la fois sous l’angle de la compassion et du voyeurisme ? Les corps en effet se contractent, répondant à ces visages qui nous dévisagent. La pudeur en parait oblitérée, car l’œil du regardeur est un œil qui ausculte, à l’instar du chirurgien qui plie les enveloppes de chair, au prétexte de la science et de la médecine.

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Proscaenia, huile sur toile, 100 x 70 cm, 2011. ©Dino Valls

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Dies-Irae, Huile sur toile, polyptyque de 7 pièces, 74 x 100 cm, 2012. ©Dino Valls

 

À lire sur le site boum!bang!
Site de l’artiste : ici

image de couverture : Mysterium Coniunctionis (Triptico Abierto), huile et feuille d’or sur toile, 70 x 100 cm, 2006. ©Dino Valls

 

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Watchmen : « Qui? » (1)


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Publié entre 1986 et 1987, la série Watchmen bénéficie d’une considération critique[1] qui doit beaucoup à la complexité de son récit et de ses enjeux. La nouvelle graphique se destine d’ailleurs à un public adulte, tout en puisant dans l’imaginaire pop des super-héros américains que l’on associe parfois à des univers adolescents et libidineux. Alors que ces super-héros n’ont peut-être jamais été aussi présents dans le paysage hollywoodien, reflet de l’impérialisme américain[2], l’œuvre de Gibbons et Moore se porte à contre-courant par sa dimension critique et réflexive qui, justement, va à l’encontre de ce même impérialisme.

Le comics aussi bien que l’adaptation cinématographique de Zack Snyder en 2009, participent d’un dispositif critique un peu paradoxal. Celui-ci consiste à s’insérer au cœur du système que l’on incrimine, pour mieux en manifester les atours. En cela, le film peut se percevoir comme un pied-de-nez à l’égard d’une conception qui voit en tout public de blockbusters, une masse informe et irréfléchie. De même, l’hermétisme prétendu de concepts philosophiques élaborés s’en voit amoindri, non parce que des notions telles que la volonté de puissance ou du surhomme sont rendues abordables auprès du public, mais parce qu’elles peuvent s’affranchir de l’idée qu’elles sont produites pour et par des « spécialistes ».

Toujours est-il que cette mise en abîme du dispositif critique semble entrer au cœur de l’œuvre. La voilà magnifiée par la question récurrente « Who watches the Watchmen ? » qui parsème le récit écrit et filmé, tel un leitmotiv dont il nous faut sonder les implications. Dans cette optique, l’enjeu de notre étude en plusieurs volets est peut-être celui de la « Pop philosophie », à ceci près qu’il ne s’agit pas seulement de tracer les lignes de fuite d’un objet extérieur au monde de la philosophie – celui des super-héros – puisqu’ici, l’objet en question est déjà constellé de pistes théoriques. Il s’agit davantage de procéder à une Pop philosophie à la puissance Pop philosophie, dès lors que l’objet « super-héros » est médité de façon spéculative par Gibbons et Moore, qui alors reportent leurs interrogations sur le terrain de la bande dessinée, puis du cinéma hollywoodien, pour qu’enfin d’autres tels que nous se réapproprient ces transferts successifs et tentent d’en laisser émerger l’Intéressant, le Remarquable et l’Important, selon les mots de Gilles Deleuze[3].

«Who watches the Watchmen ? »
Cette question, « Who watches the Watchmen ? », tient lieu de devise dans toute l’œuvre. Aussi constitue-t-elle une sorte de clé dans l’élaboration d’une trame métadiscursive : si la question est littéralement celle que se posent les divers protagonistes, elle est  également ce qui donne au lecteur la possibilité d’invoquer des « zones d’intelligibilité » qui vont bien au-delà du récit. Ces zones peuvent se lire comme des possibles qu’il reste à actualiser.

Parmi ces possibles, la notion de responsabilité. Plus précisément, parce que ces prétendus super-héros ne sont en réalité que des individus dénués de tout superpouvoir – hormis pour Doc Manhattan –, parce que leurs actes les rendent humains, trop humains, aussi parce que leur vocation première n’est pas de protéger les innocents mais de se mettre au service de la politique américaine, dans le contexte d’une guerre froide revisitée par les auteurs, le problème qui s’impose à la fois aux lecteurs et aux protagonistes est effectivement clamé par la question « Who watches the Watchmen ? ».

Qui en effet, peut superviser les personnes supposées nous superviser ? Ces super-héros vieillissants n’ont rien d’irréprochable, ils sont confrontés à la question du pouvoir lorsqu’il échoit entre de mauvaises mains. La question de la morale, dans son rapport à l’agir, est ainsi posée. C’est le cas avec le personnage d’Ozymandias alias Adrian Veidt, qui pense plus juste de sacrifier des millions de vies humaines afin de rétablir un équilibre géopolitique préservant les hommes de la guerre, et donc de pertes plus importantes. On songe également au Comédien, alias Edward Blake lorsque couvert par les autorités américaines, il peut en toute impunité massacrer qui bon lui semble. La question « Who watches the Watchmen ? » est en soi une question éthique et politique car elle incite à relativiser le principe de l’autorité, du contrôle et de la discipline, soulignant la faiblesse d’une distinction entre surveillants et surveillés.

Généalogie du « Qui »?
Ce qui importe dans la question « Who watches the Watchmen ? » est sans doute le « Who ? », alors que dans une optique nietzschéenne, la question « Qui ?» renvoie à un procédé généalogique. Contrairement à l’histoire ou aux sciences qui posent les questions du « Quoi ? » ou du « Comment ? », la généalogie insiste sur la pluralité des strates signifiantes ainsi que sur leurs relations de cause à effet qui sont tout sauf linéaires. En effet, selon Nietzsche, afin de remonter aux origines des valeurs, de la morale et des préjugés, il faut réviser les conceptions traditionnelles qui confèrent aux premiers hommes une sorte de légitimité idéalisée dans la construction de notions morales. La justice, la religion voire l’autorité ne sont pas élaborées par des hommes primitifs aspirant à une quelconque justesse de la vérité. Le bien n’est pas plus énoncé par les humbles, mais par les puissants, dans la mesure où les fautes, les châtiments et les créances – au fondement des premiers systèmes politiques et sociaux, par la mise en place de dispositifs d’obligations mutuelles – sont inspirés par une forme de souffrance en tant que source de plaisir. Le principe de mémoire contribue alors à forger puis à perpétuer les valeurs morales[4]. En d’autres termes, la question « Qui ? » implique que l’on reconsidère les rôles impartis aux premiers protagonistes incapables de surmonter des blessures physiques ou morales. Le fort n’a pas besoin de nier, il lui suffit de disposer. Le faible en revanche, ne peut que maugréer, sans pour autant parvenir à oublier. La question du « Qui ? » en elle-même ne peut être linéaire, elle compose un cercle vertueux car si les forts sont ceux qui provoquent la sournoiserie et le ressentiment du faible, c’est bien ce dernier qui au terme d’une « sublimation culturelle »[5] est au fondement de la morale.

La question « Qui ? » décrit les forces actives et la « volonté » qui se cache au cœur des choses, ainsi que le souligne Deleuze dans sa lecture de Nietzsche[6]. Ce ne sont pas des individus physiques et réels qui sont au commencement de ce qui arrive, mais une activité pluraliste qui mue, saisit des forces et se métamorphose. Chez Nietzche, cette figure est investie par Dionysos, dieu qui se cache et se manifeste[7]. Dans l’œuvre de Gibbons et Moore, chacun des personnages investit la question du « Qui ? » à sa manière, en représentant une figure philosophique particulière – nous y viendrons ultérieurement. Relevons néanmoins que les super-héros de Watchmen agissent pour certains à visage découvert, comme pour mieux déplacer les responsabilités. Tout porte à croire que l’on sait qui fait quoi, mais c’est une erreur. D’une part, en effet, si ces super-héros sont les acteurs connus et identifiés des événements, leurs interventions sont cependant toujours placées sous l’égide d’une entité qui les surplombe : le cours du destin, un être manipulateur ou plus simplement une institution gouvernementale. D’autre part, la trame du récit s’arrête justement sur un mystérieux personnage qui tire les ficelles et dont il faut dévoiler l’identité, à la manière d’une enquête policière. Paradoxalement, il s’agit d’un personnage rencontré à de nombreuses occasions tout au long du récit, Ozymandias. Le comble de ce dispositif de faux-semblants repose sur le dénouement : les puissances politiques ennemies finissent par aller en paix, certaines d’avoir affaire à un adversaire commun, le Doc Manhattan, alors qu’en réalité, la menace est montée de toutes pièces par une tierce personne n’ayant d’autres résolutions que de réinstaurer une situation d’équilibre géopolitique.

« Qui ? » est la question que ne se sont pas posée les puissants, trompés par les apparences. De là son aspect moral, comme une injonction à suivre, car sans elle, nul ne peut percevoir la véritable consistance des forces qui animent les devenirs humains. Cette consistance dynamique faite de pluralité, de contradictions et de complémentarités, à la manière d’un organisme biologique, pose les bases d’une approche systémique du super-héros, telle que nous l’envisagerons dans une seconde partie.

[à suivre]

_____________________________

[1] En 2005, le magazine américain Time désigne la série de Moore comme étant l’une des cents meilleures nouvelles anglophones depuis sa création, côtoyant Steinbeck, Fitzgerald, Huxley ou Kerouac. Dans la catégorie des nouvelles graphiques, l’œuvre de Moore arrive en tête.

[2] Alejandro Gonzalez Iñarritu peut évoquer un « génocide culturel »,Interview du réalisateur mexicain parue sur deadline.com le 15 octobre 2014. http://deadline.com/2014/10/birdman-director-alejandro-gonzalez-inarritu-writers-interview-852206/ [3] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, Paris, Minuit, 1991, p. 80.

[4] Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, 2e dissertation, §3, Paris, Éditions Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993 (1887), traduit de l’allemand par Henri Albert, révisé par Jacques Le Rider, « Partout où il y a aujourd’hui encore sur la terre, dans la vie des hommes et des peuples, de la solennité, de la gravité, du mystère, des couleurs sombres, il reste quelque chose de l’épouvante qui jadis présidait partout aux transactions, aux engagements, aux promesses : le passé, le plus lointain, le plus profond et le plus cruel passé nous anime et ressurgit en nous lorsque nous devenons ‘graves’ », p. 806.

[5] Jacques Le Rider, Introduction à La Généalogie de la morale, ibid., p. 748.

[6] Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 2005 (1962), « La question : ‘Qui ?’, selon Nietzsche, signifie ceci : une chose étant considérée, quelles sont les forces qui s’en emparent, quelle est la volonté qui la possède ? », p. 87.

[7] Ibid., p. 88.

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David Altmejd. Ce qui s’évide, ce qui s’évade


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The Giant, mousse, argile époxy, peinture, poils synthétiques,bois, verre, glands décoratifs, écureuils taxidermisés (3 écureuils-renard, 4 écureuils gris), 365 x 152 x 112 cm, 2007, Photographie de Andy Keate.

David Altmejd fait partie de ces artistes à l’esthétique filandreuse, mais admirable, dont l’œuvre laisse une empreinte sur les esprits aussi bien que dans les regards. En fusionnant la féérie visuelle à la complexité, l’artiste canadien exposé au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, nous propose un parcours qui initie chez le spectateur un sentiment assez particulier, celui d’assister à un univers fait de prodigalité créative, fantasmagorique et hallucinée, tout en ayant la conviction qu’une trame globale se joue dans la plus grande cohérence. Le caractère extrêmement hétérogène des œuvres en elles-mêmes – faites d’accumulations et d’évidements continus, d’hybridations et de surabondance – répond à l’homogénéité d’une esthétique d’ensemble, comme si le tumulte chaotique de chaque pièce résonnait d’un même pas. D’une certaine façon, l’exposition se présente comme un organisme tourmenté que le spectateur serait invité à sillonner de l’intérieur, pénétrant ces anfractuosités récurrentes chez l’artiste pour mieux percevoir ce qui se passe derrière, ou à l’extérieur.

Dionysos aux multiples visages

Une première partie de l’exposition se peuple d’êtres composites et inachevés, les chairs luisantes et parfois lacérées agglomèrent des éléments organiques hétéroclites : des mains déterminées accompagnent de nombreuses oreilles, mais aussi des fruits, comme le raisin suggérant la figure de Dionysos. Le dieu grec, père de la comédie et de la tragédie, incarnation de l’ivresse et de l’extase, renvoie à une sensibilité du monde ancrée dans l’impermanence et le transitoire, l’excès de flux et l’oubli. Le caractère de ce qui s’évide et s’évade est exalté par cette thématique de la cavité active, toujours en mouvement, à l’image de ces personnages troués. À mieux y regarder, on constate qu’ils semblent victimes d’une sorte d’implosion, comme si une force insoutenable avait fini par faire éclater les crânes et les poitrines de l’intérieur, laissant choir une béance méditative qui tarde à se cicatriser. Dans cette optique, c’est l’action de creuser qui importe car ce qui se manifeste réellement est cette force indicible – force de vie ou force de volonté – reflet des tourments qui irritent, qui transpercent et corrodent l’âme. Ces doigts qui dissimulent ces visages, ces mains qui labourent ces corps maigrelets sont comme des havres de pudeur qui masquent autant qu’ils révèlent une forme de fragilité.

Or devant cette silhouette qui gravit péniblement ces quelques marches, amalgamant sa substance visqueuse au socle qui la soutient, devant ces murs déchirés par le travail ininterrompu des multiples mains de l’artiste, quelque chose relève de l’inassouvi tragique dès lors qu’une affirmation vitale, matérialisée par cet excès de flux, semble se heurter aux infimes frontières de l’être. Ce sont l’intensité et l’exaltation qui se fraient un chemin à travers les corps et les identifications. La figure de Dionysos aux multiples visages gît ainsi quelque part dans ces êtres incomplets, elle permet d’insister sur la nature continuellement changeante des corps, de la chair, de la vie, quand il revient à l’art et à ses innombrables formes d’en manifester la puissance. Aussi est-ce pourquoi ces têtes horrifiques n’inspirent pas véritablement le dégoût, elles annoncent au contraire une forme de réjouissance face aux flux vitalistes toujours ascendants.

Une cristallisation du devenir

En cela, comme on le perçoit davantage dans les salles de l’exposition qui suivent, le regard du spectateur est constamment sollicité de façon à parcourir mille trajectoires, à s’introduire dans les viscères de l’œuvre aussi bien que sur ces surfaces topologiques aux dimensions plurielles. La perception se retrouve décontenancée par le tumulte des coloris et le renversement des rapports d’échelle, ou plus simplement par ces jeux de miroirs – parfois fracturés, donc sujets à des forces énergiques –, par l’extrême abondance des motifs qui font de ces grandes maquettes en plexiglas des sortes de cabinets de curiosité. The Flux and the puddle, l’une de ces grandes cages translucides, arbore une structure géométrique de base suffisamment rigide pour ancrer notre vision dans un espace perspectiviste. Pourtant, la profusion de ligaments fibreux qui la traverse, l’effervescence d’êtres découpés, renversés, aux membres épars et flottants, participe à un éclatement du principe de vision.

Mieux, alors que ces miroirs disposés au cœur de l’œuvre comme sur les murs démultiplient les possibles, ils se révèlent finalement complémentaires de la transparence globale de ces box. C’est que le caractère de ce qui est translucide a plusieurs fonctions : d’un point de vue purement optique, il désigne cette fragile membrane distinguant l’intérieur de l’extérieur, répondant par exemple à ces colonnes de fourmis qui vadrouillent au-dehors de la structure, pour s’y introduire sans même que l’on y prenne garde. Elles accomplissent alors une sorte de périple paradoxal, à la manière des rubans de Moebius imaginés par Escher. D’un point de vue sémantique, la transparence a quelque chose du minéral, peut-être du principe de cristallisation, si tant est que ces structures répondent à une logique morphogénique. Or la cristallisation implique elle aussi des forces actives – force de vie ou force de volonté, forces de la nature ou forces cosmologiques – alors qu’on attribue plus volontiers les devenirs évolutifs aux règnes animal et végétal. Ces forces du flux – du titre de l’exposition – paraissent s’étirer depuis la nuit des temps pour s’agglutiner et s’écouler dans ces sculptures et installations résolument contemporaines.

En un sens, David Altmejd convie des forces extranaturelles, des forces qui, si elles aussi claironnent la puissance de l’être et du devenir, paraissent pour autant oubliées, à l’image de ces couleurs qui habillent ces sculptures presque tribales – couleurs pastels, azuréennes ou safranés, couleurs parfois négligées, mais imprégnées d’une authenticité irréelle, comme issues d’une ère immémoriale. De là aussi cette impression d’avoir affaire à des êtres venus d’un âge où l’on vénère les mythes et la magie, un âge où le regard n’est pas encore inondé des certitudes qui aveuglent, où même l’horreur n’a pas de signification. Ce processus de cristallisation, en définitive, pourrait bien n’être qu’un retour aux sources. Cette exposition en serait la célébration. L’esthétique déployée par l’artiste fait alors office de non-esthétique, non dans l’idée qu’il n’y aurait, en définitive, que très peu de belles choses à considérer, mais, bien au contraire, parce que nous découvrons des formes, des apparences et des structures qui échappent à tout ce que nous étions habitués à voir, quand bien même il s’agirait de figures millénaires.

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The Giant, mousse, argile époxy, peinture, poils synthétiques,bois, verre, glands décoratifs, écureuils taxidermisés (3 écureuils-renard, 4 écureuils gris), 365 x 152 x 112 cm, 2007, Photographie de Andy Keate.

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abcdefghijklmnopqrstuvwxyz,résine teintée, plexi-verre, acier, bois, peinture acrylique, 302 x 142 x 116 cm, 2013, Photographie de Kurt Deruyter © David Altmejd, Image courtesy of Andrea Rosen Gallery, New York.

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Untitled 9 (Bodybuilders), plâtre, toile de jute, MDF, polystyrène, mousse expansible, peinture au latex, 236 x 91 x 162 cm, 2014.

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Untitled 9 (Bodybuilders), plâtre, toile de jute, MDF, polystyrène, mousse expansible, peinture au latex, 236 x 91 x 162 cm, 2014, Photographie de Kurt Deruyter © David Altmejd, Image courtesy of Andrea Rosen Gallery, New York.

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The Flux and the Puddle, Plexiglas, quartz, polystyrène, mousse expansive, argile époxy, gel époxy, résine, cheveux synthétiques, vêtements, chaussures de cuir, fil, miroir, plâtre, acrylique, latex, fil de fer, yeux de verre, paillettes, céramique, fleurs synthétiques, branches synthétiques, glu, or, plumes, acier, noix de coco, eau, résine, toile de jute, système d’éclairage incluant des lumières fluorescentes, encre Sharpie, bois, marc de café,mousse polyuréthane, 328 x 640 x 713 cm, 2014, Photographie de James Ewing © David Altmejd, Image courtesy of Andrea Rosen Gallery, New York.

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The Flux and the Puddle, Plexiglas, quartz, polystyrène, mousse expansive, argile époxy, gel époxy, résine, cheveux synthétiques, vêtements, chaussures de cuir, fil, miroir, plâtre, acrylique, latex, fil de fer, yeux de verre, paillettes, céramique, fleurs synthétiques, branches synthétiques, glu, or, plumes, acier, noix de coco, eau, résine, toile de jute, système d’éclairage incluant des lumières fluorescentes, encre Sharpie, bois, marc de café,mousse polyuréthane, 328 x 640 x 713 cm, 2014, Photographie de James Ewing © David Altmejd, Image courtesy of Andrea Rosen Gallery, New York.

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The Flux and the Puddle, Plexiglas, quartz, polystyrène, mousse expansive, argile époxy, gel époxy, résine, cheveux synthétiques, vêtements, chaussures de cuir, fil, miroir, plâtre, acrylique, latex, fil de fer, yeux de verre, paillettes, céramique, fleurs synthétiques, branches synthétiques, glu, or, plumes, acier, noix de coco, eau, résine, toile de jute, système d’éclairage incluant des lumières fluorescentes, encre Sharpie, bois, marc de café,mousse polyuréthane, 328 x 640 x 713 cm, 2014, Photographie de James Ewing © David Altmejd, Image courtesy of Andrea Rosen Gallery, New York.

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The Swarm, Plexiglas, chaînes, fil métallique, fil, acrylique, résine époxy, argile époxy, gel acrylique, medium granulaire, cheveux synthétiques, plâtre, mousse, sable, quartz, pyrite, améthyste et divers minerais, adhésifs, ficelles, épingles, aiguilles, 266,5 x 620 x 213 cm, 2011, Photographie de Farzad Owrang Image courtesy of The Brant Foundation Art Study Center

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The Swarm, Plexiglas, chaînes, fil métallique, fil, acrylique, résine époxy, argile époxy, gel acrylique, medium granulaire, cheveux synthétiques, plâtre, mousse, sable, quartz, pyrite, améthyste et divers minerais, adhésifs, ficelles, épingles, aiguilles, 266,5 x 620 x 213 cm, 2011, Photographie de Farzad Owrang Image courtesy of The Brant Foundation Art Study Center

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The Swarm, Plexiglas, chaînes, fil métallique, fil, acrylique, résine époxy, argile époxy, gel acrylique, medium granulaire, cheveux synthétiques, plâtre, mousse, sable, quartz, pyrite, améthyste et divers minerais, adhésifs, ficelles, épingles, aiguilles, 266,5 x 620 x 213 cm, 2011, Photographie de Farzad Owrang Image courtesy of The Brant Foundation Art Study Center

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Untitled (Dark), plâtre, peinture, poils synthétiques, paillettes de résine, 20 x 35 x 20, 2001.

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Sarah Altmejd (détail), plâtre, peinture, polystyrène, cheveux synthétiques, fil, chaîne, bijoux, paillettes, 40 x 18 x 18 cm, 2003, Photographie de Lance Brewer © David Altmejd, Image courtesy of Andrea Rosen Gallery, New York

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The University 1, miroir, bois, 168 x 180 x 269 cm, 2004, Photographie de Oren Slor © David Altmejd, Image courtesy of Andrea Rosen Gallery, New York

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Untitled 6 (Rabbit Holes), résine, mousse, argile epoxy, billes plastiques, quartz cristal, cheveux synthétiques, acrylique, 18 x 33 x 18 cm, 2013.

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Untitled, argile epoxy, plâtre, yeux en verre, cheveux synthétique, acrylique, quartz, malachite et divers minerais, tissu, acier inoxydable, 96,5 x 25,4 x 33 cm, 2011, Photographie de Jessica Eckert © David Altmejd, Image courtesy of Andrea Rosen Gallery, New York

 

Exposition Flux de David Altmejd, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris du 10 octobre 2014 au 1er février 2015.

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Samuel Yal. Une tectonique du corps éclaté


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Samuel Yal, Impression/Homme assis, porcelaine, 30x30x22 cm, 2012 © crédit photo: WebStyleStory

À première vue, c’est sans doute la finesse et la légèreté qui caractérisent le mieux les sculptures de Samuel Yal. Souvent flottantes ou suspendues, parfois fragmentées au point de laisser passer l’air, leur fragilité relève aussi bien de leur blancheur délicate que de leur méticulosité. D’emblée, les principes originels de la sculpture sont contredits, car l’œuvre ne se fait plus massive ni compacte, mais éclatée et aérienne, comme prise d’apesanteur.

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Samuel Yal, Éléments, Porcelaine, Nylon, Dimensions variables, 2012.

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Samuel Yal, Corpuscule, résine époxy, nylon, 300x150x150 cm, 2013 ©

[…] La suite sur le site boum!bang!

Image de couverture : Samuel Yal, Impression/Empreinte, Porcelaine, 35 x 30 x 25 cm, 2013.

Site de l’artiste : ici

 

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Laurent Grasso. Le réel et son double


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Soleil Double, Néon, caisson altuglas, 50 x 80 x 42 cm, 2014. Photo : Claire Dorn, ©ADAGP, Paris, 2014, Courtesy Galerie Perrotin

« Ce fut l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l’Univers. »

Aristote, Métaphysique, Livre A, I, 1.

Laurent Grasso pose la question de la construction du savoir en soulignant l’importance de l’étonnement et de la fascination à l’égard de ce qui nous échappe. Au fondement de la connaissance, une fois franchies les « difficultés les plus apparentes », les phénomènes naturels et inexpliqués nourrissent les imaginaires et les interprétations. Ce qui se voit et déconcerte suscite la parole et les discours, parfois les dogmes et les mythes. La frontière entre connaissance et croyance est en effet des plus ténue, comme le montre l’histoire des conceptions que l’on se faisait de l’Univers. En outre, si à travers ses différents projets résolument contemporains l’artiste dialogue avec des périodes reculées – en se référant le plus souvent au Moyen-Âge – c’est aussi parce que le temps et les siècles jouent le rôle de révélateur, autorisant une mise en relief des lubies conceptuelles autrefois érigées en vérité absolue, au risque d’être accusé d’hérésie.

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Soleil Double, Deux disques en laiton brossé, 90 cm de diamètre chacun, 2014. Photo : Claire Dorn, ©ADAGP, Paris, 2014, Courtesy Galerie Perrotin

Vue de l’exposition Soleil Double de Laurent Grasso à la Galerie Perrotin, Paris, 6 septembre – 31 octobre, 2014. Photo : Claire Dorn, ©ADAGP, Paris, 2014, Courtesy Galerie Perrotin

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Anechoic Wall, Marbre, 100 x 160 x 10 cm, 2014. Photo : Claire Dorn, ©ADAGP, Paris, 2014, Courtesy Galerie Perrotin

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Anechoic Wall, Cuivre, 101,6 x 161,3 x 19,7 cm, 2014. Photo : Claire Dorn, ©ADAGP, Paris, 2014, Courtesy Galerie Perrotin

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Vue de l’exposition Soleil Double de Laurent Grasso à la Galerie Perrotin, Paris, 6 septembre – 31 octobre, 2014. Photo : Claire Dorn, ©ADAGP, Paris, 2014, Courtesy Galerie Perrotin

Science-fiction et perception

L’exposition Soleil double que la galerie Emmanuel Perrotin présenta cet automne nous livre des pièces hétéroclites, tant au niveau des supports employés qu’en termes de propositions. La première salle tient lieu d’introduction, les deux disques en laiton brossé font figure de postulat conceptuel : qu’adviendrait-il si nous avions affaire à deux astres solaires ? À leurs côtés, un caisson sombre mais translucide laisse apparaitre les néons verdâtres titrant l’exposition. La facture lisse du matériau intrigue par son hésitation entre l’opacité et la transparence, il en parait inhabituel et sophistiqué, tout droit sorti de l’univers science-fictionnel du film Tron. On retrouve cette esthétique quelque peu futuriste avec quelques autres pièces qui en paraissent étranges, comme des artefacts venus de l’espace, hermétiques à l’intelligence humaine. C’est le cas avec les panneaux fragmentés Anechoic Wall, l’un en marbre, l’autre dans un cuivre qui rappelle celui employé dans la construction de navettes ou de stations spatiales par la Nasa. Il est vrai que le cuivre est un conducteur de chaleur et d’électricité. Surtout, il s’agit du premier métal travaillé par l’homme.

Dans ces deux travaux en particulier, comme avec Project 4 Brane qui consiste en un box de cuivre perforé renfermant des images projetées que l’on distingue avec peine, la perception est déjouée. L’acte de voir rendu difficile s’accompagne en effet d’un étonnement, ou peut-être d’une remise en question. Le box, a priori clos et dissonant, accompagné dans la salle qui l’accueille par un son monotone mais mystérieux, peut à certains égards évoquer le monolithe impénétrable de Kubrick qui à la fois déconcerte et fascine. Il s’impose plus particulièrement comme un dispositif de vision comme purent l’être le microscope et le télescope.

C’est donc à juste titre que Teresa Castro relève, dans le généreux livret proposé au spectateur, la similitude avec le dispositif narratif de la science-fiction, dans lequel une idée de départ, spéculative, souvent atypique, est développée en vue de déployer le champ des possibles. Or la science-fiction est aussi, d’une part, ce qui permet non tant de prédire le futur, mais de méditer sur les affres du contemporain, dès lors que tout discours est élaboré dans et par une époque donnée. D’autre part, il s’agit d’un procédé narratif et conceptuel adoptant un point de vue macroscopique, capable de figurer les forces et les dynamiques qui régissent le monde. En revisitant le passé, en figurant le rapport que les hommes entretiennent avec les éléments cosmiques, Laurent Grasso adopte une vue d’ensemble, ce qui lui permet d’insister sur des notions métaphysiques et existentielles telles que la destinée, le divin ou l’ordre de l’univers.

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Vue de l’exposition Soleil Double de Laurent Grasso à la Galerie Perrotin, Paris, 6 septembre – 31 octobre, 2014. Photo : Claire Dorn, ©ADAGP, Paris, 2014, Courtesy Galerie Perrotin

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Vue de l’exposition Soleil Double de Laurent Grasso à la Galerie Perrotin, Paris, 6 septembre – 31 octobre, 2014. Photo : Claire Dorn, ©ADAGP, Paris, 2014, Courtesy Galerie Perrotin

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Studies into the Past, huile sur chêne, 20 x 29 cm, 2014. Photo : Claire Dorn, ©ADAGP, Paris, 2014, Courtesy Galerie Perrotin

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Studies into the Past, huile sur chêne, 17 x 24 cm, 2014. Photo : Claire Dorn, ©ADAGP, Paris, 2014, Courtesy Galerie Perrotin

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Studies into the Past, huile sur chêne, 23,1 x 24 cm, 2014. Photo : Claire Dorn, ©ADAGP, Paris, 2014, Courtesy Galerie Perrotin

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Rétroprojection, 1902, Nuée ardente, Éruption du Mont Pelée, 116x 150 x 6,5 cm, 2014. Photo : Claire Dorn, ©ADAGP, Paris, 2014, Courtesy Galerie Perrotin

Une métaphysique du double

L’artiste procède en opérant des va-et-vient avec l’iconographie moyenâgeuse. L’exposition donne en effet une place importante à des études picturales réalisées à l’huile et sur lesquelles sont dépeints des hommes confrontés aux vicissitudes parfois irréelles des forces de la nature. Dans la série des Studies into the Past, des éruptions volcaniques et des tremblements de terre côtoient des pluies de feu et des phénomènes célestes qui restent inexpliquées. Un esprit de crainte, de désolation et d’impuissance plane, car il s’agit de catastrophes meurtrières. Toutefois, sans doute le véritable choc repose-t-il sur l’impénétrabilité de ce qui survient. Ce sont les savoirs et les fondements de la pensée qui sont anéantis, en particulier à l’ère médiévale où l’occultisme et l’obscurantisme prédominent.

À cet égard, la notion de double introduite par l’artiste agit comme un opérateur conceptuel puissant dans la mesure où elle bouscule l’une des conceptions philosophiques les plus fondamentales. Certains penseurs de la Grèce antique envisageaient l’Un en tant qu’entité absolue, à l’origine et au terme de toute chose. L’Un se substitue à l’Être, à Dieu, mais aussi à l’astre solaire. On imagine alors la confusion et la fascination qu’exerce l’apparition d’un double céleste. Si l’unicité originelle est contredite, c’est aussi la nature paradoxale de ce double qui interpelle car, comme le rappelle Clément Rosset[1], le double a pour ambiguïté d’être à la fois le même et un autre, à la fois l’Un et son contraire. Cet amalgame identitaire nous renseigne sur les contractions temporelles et conceptuelles qui jalonnent le travail de Laurent Grasso.

En effet, différents aspects font montre d’une articulation problématique entre des entités jugées contraires, pour au final mieux se confondre.

La métaphysique de la catastrophe tout d’abord, car elle sculpte cet infime instant où tout bascule, agglomérant en une idée nouvelle, l’avant et l’après. La thématique de la prédiction ensuite, car elle confond l’absolue certitude de savoir ce qui va se produire, à la surprise totale de l’accomplissement des faits. La notion-même de contemporain enfin, dès lors que les voyages temporels qu’invoquent l’artiste, alternant entre passéisme et futurisme, ont pour conséquence de nous éclairer sur notre propre façon d’interroger le monde, celui d’aujourd’hui.

Alors que l’attention est portée sur le regard que portent les hommes vers les astres et les cieux, comme dans la série de photographies Miracle of the Sun, Fatima, cette logique de l’ambivalence créatrice est visible dans la très belle vidéo qui clôt l’exposition. Une caméra aérienne survole posément les ruines de Pompéi, les sites du Vésuve et du Stromboli, se faufilant entre les nuées de vapeurs et les reliefs solitaires. Or Nietzsche nous rappelait dans une célèbre sentence que lorsque l’on scrute ainsi l’abime, celui-ci nous dévisage tout autant. Le point de vue surplombant et cartographique donne en effet un regard à cette caméra venue du ciel – est-ce l’œil du divin qui observe, ou bien celui de l’artiste ? – tandis que ses déambulations chancelantes et méditatives donnent le sentiment d’une volonté propre. Si les hommes lèvent les yeux vers le ciel, à la recherche d’indices élucidant les mystères de leur existence, c’est plutôt une force venue d’ailleurs qui les examine.

Du coup, Laurent Grasso parait constamment interroger les rapports de transcendance, confrontant les hommes à des forces verticales. Mais pour cela, il relève à nouveau frais l’incidence du Voir dans les processus d’intelligibilité du monde. Bien davantage, il nous montre que l’art et les artistes créent des cheminements de pensée aussi fondés que ceux de la philosophie ou des sciences sociales, tissant des liens avec ces derniers, se substituant parfois même à eux, puisque l’on dit bien que les images valent mieux que les longs discours.

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Vue de l’exposition Soleil Double de Laurent Grasso à la Galerie Perrotin, Paris, 6 septembre – 31 octobre, 2014. Photo : Claire Dorn, ©ADAGP, Paris, 2014, Courtesy Galerie Perrotin

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Soleil Double, Film 16 mm en boucle, 2014. ©ADAGP, Paris, 2014, Courtesy Galerie Perrotin

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Vue de l’exposition Soleil Double de Laurent Grasso à la Galerie Perrotin, Paris, 6 septembre – 31 octobre, 2014. Soleil noir, Film 16 mm en boucle, 11 mn 40 sec. Photo : Claire Dorn ©ADAGP, Paris, 2014, Courtesy Galerie Perrotin

[1] Clément Rosset, Le réel et son double, Paris, PUF, 1976.

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Du sensible à la photographie contemporaine


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