Au cœur du travail d’Aymeric Vergnon-d’Alançon, il y a les images. Celles que l’on emporte avec soi, de peur de les perdre, ou celles que l’on se projette, car elles viennent d’ailleurs. Celles aussi qui puisent dans nos souvenirs ou celles que l’on découvre. Certaines d’entre elles ne disent rien ; d’autres sont volubiles et relatent des récits oubliés. Toutes cependant sont source de curiosité et d’étonnement, parfois d’émotion. Elles n’ont pas besoin d’être spectaculaires, il leur suffit de se peupler d’une indicible connexion avec celui qui les dévisage, à moins que ce ne soit une sorte de voilement, une vérité dissimulée que l’on aspire à surprendre.
Le projet photographique Imago Pocket pose de façon exemplaire les lignes de fuite tracées par l’artiste. Trois photographies de ses proches, presque froissées, pliées en quatre, en huit, malmenées par les vicissitudes d’un voyage. Des images délabrées qui colmatent la mémoire, puis la volonté de préserver ces visages aimés. Elles semblent lutter contre un processus d’effacement aussi inévitable que regrettable. En effet, ces photographies jouent d’une ambivalence : elles documentent le réel que nous partageons tous, mais elles sont aussi la réalité que s’est appropriée leur auteur. Il ne les voit ni ne les ressent comme nous. Ces photographies ne se contentent pas d’informer. Plus que l’exactitude d’un trait, le contour d’une joue ou le reflet d’un sourire, elles imprègnent en adoubant un présent passé. Le dispositif plastique entre alors en jeu pour, à son tour, infuser ce qui reste une impression. L’image revêt donc une réciprocité, car elle est ce qui se construit et ce qui nous construit, en particulier à travers l’articulation méticuleuse de trois aspects : la capacité qu’a l’image à projeter – temporellement ou spatialement –, la possibilité qu’offre l’image de porter un récit – réel ou imaginaire –, et la nécessité pour toute image perçue, d’être travaillée par un esprit de découverte, parfois de révélation. Aymeric accompagne quelquefois ces différentes strates picturales de mots qui n’en disent pas beaucoup plus, des mots lancinants et descriptifs qui, à la manière d’un Chris Marker omniprésent chez l’artiste, teintent ses projets d’une poésie documentaire parfois sibylline.
L’image projette, relate et révèle, comme dans Terra est fabula, évocation de la vie de Johan Pföner, astrophysicien des années 60 tombé dans l’oubli. Sur ces photographies, le ciel réfléchi sur quelques flaques d’eau nous rappelle à la vacuité des regards qui se perdent, aux théories hasardeuses élaborées par un homme qui scrutait les étoiles, à la dimension doucement envoutante des aspirations lointaines, alors que sont donnés à voir des sols défraichis par des promenades bucoliques. L’observation rejoint le récit, les imaginaires et l’imagination se stimulent. Qu’elle soit physique ou psychologique, l’idée de déplacement entre continuellement en scène, puisque l’image sollicite toujours un ailleurs.
Nous retrouvons chacun de ces aspects dans Le Dernier voyage d’Alexis Kozlomov. Cette installation photographique relate la disparition d’un explorateur en quête de territoires inconnus. Pour voir ces très larges tirages panoramiques de paysages forestiers, des jumelles sont mises à la disposition du public, car sont discrètement insérés des éléments cartographiques relatifs au Kamtchatka, terre insoupçonnée, porteuse de secrets et d’imaginaires. L’image révèle, car elle dissimule. Le regardeur se heurte à une vérité ignorée, il lui faut aller à sa rencontre. En témoin cette récurrence à l’égard des outils d’observation : les jumelles, la loupe, mais peut-être aussi la carte, le GPS, et la diversité des médiums et techniques de diffusion de l’image. Dans d’autres travaux, un dispositif d’investigation est convoqué, à la manière d’une enquête policière dont le coupable ne serait autre qu’un récit oublié, récit qui narre un espace inaccessible.
Pour autant, au milieu de ce travail de recherche, le doute, l’inexactitude et le hasard subsistent. L’image est à reconstituer, mais son essence repose aussi sur l’obscurité de ses conditions d’émergence. Peut-être est-ce parce que toute vérité est relative ? Ou bien est-ce parce que l’ailleurs signifie aussi l’inconnu, avec ce que cela suppose d’incongruités énigmatiques, voire inexplicables ? Dans un projet toujours en cours, l’artiste s’arrête sur le Surgün Photo Club, issu de la région parisienne et conduit par des immigrés venus de divers horizons. Ayant officié de 1970 à 2003, le club maintenant disparu s’emploie, par le biais de protocoles photographiques, à retrouver dans l’image une forme de transcendance divinatoire, en vue de suspendre l’exil. L’artiste alors renouvelle ces protocoles où interviennent une combinatoire mystique et parfois ludique, comme lorsque des Westerns sont visionnés puis interrompus à un instant très précis, pour que l’on puisse à l’aide d’une roue du destin, décider d’en extraire une chanceuse image. La voilà inattendue et nouvelle. Si elle se réfère à un ailleurs, c’est en vertu de forces mystérieuses qui les premières expliquèrent la nature de toute chose, à condition de passer par des rituels qui tiennent lieu d’épreuve, comme ces cartes postales, trempées dans du formol.
Face à un ordre souterrain, l’image vit une seconde naissance. Elle se déshabille du voile transparent qui la recouvre, ce voile qui nous empêche d’y percevoir son infime justesse. Le sourire des gens que l’on aime n’est jamais trompeur, les paysages imaginés sont conformes à la réalité pourvu que l’on sache les regarder autrement, et, de surcroît, la vie de ceux qui eux-mêmes ont compris cela, méritent d’être racontée. Aymeric Vergnon-d’Alançon ne se satisfait pas de ces images qu’il nous transmet. L’artiste hérite du regard que d’autres autrefois ont porté avec ferveur sur des contrées inexplorées, sur des réalités ineffables, sur des croyances impénétrables, pour à son tour les communiquer. C’est ce qui fait de lui un voyant, mais surtout, un passeur d’images.
Toutes les images courtesy de l’artiste
site Web : http://www.aymericvergnon.net/