Brankiça Zilovic travaille à partir de matériaux issus de l’univers du textile, lesquels donnent lieu, au moyen d’installations et de configurations picturales, à des pièces mêlant biographie individuelle et collective. Marquée par les paysages enneigés des Alpes dinariques de son enfance aussi bien que par le contexte et l’histoire de la Serbie, elle coud, tisse ou brode des compositions réticulaires qui prennent l’allure de paysages mentaux.
Ses travaux s’inscrivent ainsi à la croisée de considérations individuelles et de préoccupations historiques voire politiques, à l’image de La Pangée, composition murale figurant une mappemonde composée de fils blancs. Certains de ces fils sont tendus et se ramifient en un réseau nerveux, comme un système neuronal traversé par un nombre incalculable d’impulsions électriques naviguant de synapse en synapse, ou comme une toile d’araignée dont la trame parvient à transmettre de fines vibrations, alertant sur l’imminence d’une proie. D’autres fils sont suspendus, ils échouent laborieusement vers le sol et simulent une forme de dépérissement, affirmant le caractère organique de l’ensemble, ainsi que le confirme cette autre pièce cartographique, Peel Planisphere, dont les étoffes composites dépeignent des peaux mortes dissimulant une dégénérescence tant physiologique que psychologique.
Une première lecture de ces deux œuvres viserait sans doute à signifier une géopolitique en déliquescence, un monde soumis à une érosion inévitable, cependant que le sentiment de perte se joue davantage en profondeur qu’en surface. La Pangée et Peel Planisphere arborent en effet un je-ne-sais-quoi qui relève du vivant, sous-entendant l’intervention de forces transformatrices et invisibles. De plus, les fils et les tissus organisent un tumulte visuel qui parait se faire l’expression d’une âme embuée par les vicissitudes de l’existence. Chaque point, ligne ou surface se dédouble continuellement, reflétant des histoires sans début ni dénouement que l’on ressasse sans arrêt. Le plan de l’œuvre agit alors telle une membrane, dissociant la réalité que l’on parcourt de celle qui nous pénètre, pour qu’une géographie personnelle puisse se substituer à une géographie politique, affirmant ainsi une fragilité qui s’étend au-delà des apparences.
Paradoxalement, cette cartographie, en ne menant nulle part ailleurs que dans les méandres de la psyché, traduit non tant des territoires et des espaces que des allusions temporelles, en particulier lorsque l’on s’attache à leur mode de réalisation. En effet, la répétition, l’accumulation et le labeur mettent en exergue une exigence quotidienne, sinon une obsession ; le temps se dilate, il affiche une dimension expiatoire, comme s’il s’agissait de conjurer les démons du passé en substituant à la mémoire la mécanisation du geste. Les lourds récits d’antan peuvent ainsi être dilués dans un absolu présent porté par la répétition à outrance. Bien davantage, ces mêmes gestes laissent derrière eux une trace graphique semblable à des sutures ou des cicatrices, peut-être parce qu’il est question de raccommoder ce qui émane du passé afin de rester amarré à la réalité. De même, étant donné que la mémoire ne s’efface jamais complètement, il faut sans doute pour Brankiça la canaliser, ou la filtrer, à l’image des Totems dont les livres cousus, tout en convoquant la figure du père, se rapportent au motif de la grille ou, mieux, au filet du pêcheur qui capture comme il laisse s’écouler.
On retrouve ainsi dans le travail de Brankiça une forme de nécessité fondamentale. Le caractère obsessionnel accompagne le besoin de composer avec une histoire personnelle, quand de surcroît, l’esthétique globale qui en découle, portée par des teintes chaleureuses et abondantes, semble témoigner d’une forme d’enjouement. Au regard de son caractère transitoire, excessif et profondément hétérogène, on y perçoit sans doute une présence dionysienne, ainsi que l’expriment ses sculptures chamaniques réalisées à partir de mannequins. Ces personnages, hauts en couleur, a l’allure énigmatique mais imposante, comme issus de contes fantastiques, semblent porter les réminiscences d’une cosmogonie passée, faisant le lien entre les règnes et les genres, entre les hommes et la nature. Aussi, l’allusion au dieu grec semble loin d’être anodine dès lors que le père de la comédie et de la tragédie, incarnation de l’ivresse et de l’extase, renvoie à une sensibilité du monde ancrée dans l’impermanence et le fugitif, le flux, mais aussi et surtout à l’oubli. Or l’oubli, la perte, ou la dégénérescence, moteurs du travail de Brankiça, ne sont rien de moins que des appels à de nouveaux recommencements. De là la nécessité de saisir ses compositions comme l’expression d’une forme d’optimisme, un optimisme qui resterait latent, paradoxal peut-être, un optimisme qui accueillerait la vie et ses possibles plutôt que ses regrets.
Images de couverture : Peel Planisphère, 2016, courtesy Brankiça Zilovic.