Un abandon primordial parcourt les œuvres de Caroline Corbasson. Il se manifeste par un très vif intérêt pour les phénomènes inhabités, ceux qui sculptent les paysages et dépeignent des lois cosmiques. L’artiste pose ainsi son regard sur les tourbillons de poussière qui tachettent la surface des planètes, les arabesques marbrées qui fluent sur les reliefs escarpés, les lignes concentriques, reflets de volutes électromagnétiques qui, par une intrigante beauté, mêlent l’impertinence du hasard à la régularité d’un ordre presque scientifique. Les teintes employées oscillent entre les bleus nuancés des ciels éthérés et les gris charbonnés du graphite, témoignant d’un univers optique où dominent les étoiles et les voyages planétaires. En cela, le regard de fascination que l’artiste porte sur ces mondes inconnus rejoint celui des premiers hommes, eux qui surent combiner soif de connaissance et rêveries impénétrables.
Pour autant, ce n’est pas la science mais l’esthétique qui prédomine. L’artiste en effet déjoue la part accordée traditionnellement au calcul, à l’information et à la préméditation et, alors que la géométrie ou la rationalité font exister la beauté dans les corps et les mesures, elle s’arrête au contraire sur les circonvolutions de la matière, les effluves qui s’agitent de façon aléatoire et la spontanéité des processus plastiques. De là cet attrait pour les coulures et les projections, mais aussi pour ces tracés qui s’enveloppent et se développent, à la manière des lignes de niveau topologiques qui jalonnent les cartes géographiques.
La géométrie, toutefois, n’est pas occultée, elle est appréhendée comme dans la série Ether pour sa poésie mystérieuse et minérale, faisant écho à des temps géologiques qui moulent et modulent les substances élémentaires. Nous comprenons que l’artiste sollicite les formes naturelles qui se convulsent, qui se condensent, qui se cristallisent, insistant dans un premier temps sur leur imparable élégance – à l’image de la surface miroitante de ces polyèdres aux éclats violacés – pour ensuite se laisser inonder par la vastitude des forces agissantes.
Dès lors, si le regard de l’artiste est plus que tout encouragé par des préoccupations esthétiques et sensibles, il témoigne surtout d’une forme de vertige, celui que la petitesse de la condition humaine initie face à la grandiloquence des échelles cosmiques. C’est ce que suggère, par exemple, la série Dust to Dust, dont le titre laisse entrevoir une dynamique où les corps insignifiants se mêlent aux corps mirobolants. La poussière et les projections de peinture ainsi exaltent la pléiade d’étoiles tapissant le ciel.
Cette solitude du genre humain apparait également dans la série photographique Signals. Au loin, une silhouette nous fait signe à l’aide d’un miroir. Devant le tumulte de ces paysages égarés, nous voilà sollicités par l’artiste, à l’exemple des phares maritimes guidant les navigateurs émoussés par la brume et l’obscurité. L’idée d’égarement constitue en effet un motif essentiel, comme nous le percevons sur les Blackout Maps noircies de poussière, ou sur les globes terrestres intégralement recouverts de graphite de la série Eclipse. Dans ces deux travaux, une insistance pour le matériau et l’objet. Le papier suranné répond au socle de bois de facture classique, les surfaces texturées se distinguent tout en absorbant la lumière. En cela, ces différentes pièces déjouent les affres du temps, leur présence en devient anhistorique, soulignant une désorientation temporelle que l’on retrouve dans les Blackout Books. Ici en l’occurrence, des livrets d’histoire de l’art aux pages jaunies par les années et dont on a remplacé les reproductions d’œuvres par des nuits constellées. Les mots, les récits et les faits de gloire qui composent les destinées humaines semblent dissolues, presque quelconques, au regard de l’amplitude spatiale et temporelle qui les surplombe.
Il faut donc insister sur une forme de désorientation ou plutôt, sur l’évanouissement de tout repère. Or si devant l’immensité, nous pouvons nous sentir perdus, ce n’est pas que nous ignorons en quel lieu nous nous trouvons, c’est plutôt que nous savons être nulle part.
Là sans doute repose la subtilité du travail de Caroline Corbasson, lui qui réfléchit le paradoxe d’Olbers : il n’est pas une région du ciel qui ne contienne quelques milliers ou millions d’étoiles, pourtant, la nuit nous semble noire. Pareillement, ces paysages qu’investit l’artiste, inconnus, parfois mystérieux, n’ont rien d’inquiétant. Au contraire, ils fascinent, stimulent, invitent à la découverte ou altèrent nos modes de perception, comme ces béances qui conquièrent les sols archéologiques aussi bien que les cartes géographiques des Anomalia.
Un dialogue se murmure entre ce qui est perçu et ce qui se voile, rappelant que ces étoiles qui brillent haut dans le ciel n’en sont pas moins des plus obscures, car elles ne nous disent rien de plus que ce qu’elles furent jadis, il y a peut-être des milliards d’années. Inversement, là où gît la plus opiniâtre noirceur, nul ne peut dire la multitude de questions qu’il nous reste à poser.
Image de couverture : Signals, 2014, ©Caroline Corbasson
Le site de l’artiste http://carolinecorbasson.com/
Texte paru sur Branded, avril 2015.