Les pratiques liées au mail art ne font pas toujours l’objet d’une exposition consacrée. Il est vrai qu’aux yeux de l’histoire de l’art et de l’art contemporain, elles peuvent sembler marginales, ne constituant pas un mouvement en soi, ni finalement une période spécifique. Deux expositions actuellement à Paris pourtant s’y rapportent, parmi lesquelles celle de l’Espace Culturel Louis Vuitton.
Avec Correspondances, l’art postal est abordé depuis ses prétendues origines, tout en explorant des créations hétéroclites, souvent à travers la thématique du voyage et de l’ailleurs. À l’heure où les messages électroniques ont, semble-t-il, pris le relais, il peut s’avérer judicieux de s’arrêter sur un art pensant les échanges, la communication, les flux et les interactions, bien « avant la lettre ».
Ce qui frappe avec cette exposition est la perception d’un double décalage temporel : d’une part parce que les artistes développent une esthétique d’ensemble finalement assez terne, appartenant à un autre âge et à d’autres préoccupations. D’autre part, car les flammes postales, les lettres manuscrites et les timbres du passé, comme on le voit avec Alighiero Boetti, renforcent l’idée d’un présent désormais bel et bien ancré dans une ère de l’immatériel. On se rend d’autant plus compte que les missives postales portent avec elles un certain imaginaire affectif nullement comblé par l’immédiateté des mails et des textos. De la lettre qui ravit, car trop longtemps attendue, ou de la toujours agréable carte postale provenant de contrées exotiques, qui n’a jamais frémi en découvrant dans son courrier une heureuse surprise ?
Si les différents artistes entreprennent des démarches plutôt disparates, et au final, de façon plus ou moins inégale, certains aspects méritent d’être soulignés. Insistons en premier lieu sur Ray Johnson, pionnier en la matière, qui exemplifie sans doute le paradigme de l’art postal. De nombreux collages, illustrations et annotations parsèment ces lettres, faisant presque oublier leur dimension participative, pourtant essentielle, dans ce projet de peinture aéropostale entamé dès les années 50. Là repose sans doute l’un des aspects les plus prégnants : le mail art s’adresse certes au sens de la vision, mais il désigne en premier lieu un art du toucher. Voici que l’œuvre de ces artistes est manipulée, pétrie, parfois malmenée par d’autres mains.
Dans le cas de Johnson, les lettres sont préparées par ses soins, tandis que Vittorio Santoro réceptionne puis collecte ces envois, interrogeant ainsi l’engagement de ses correspondants face à son appel. En répondant à l’injonction d’écrire sur une feuille la phrase Silence destroys consequence, ses interlocuteurs nous révèlent des écritures composites et d’improbables signatures. Généralement issus du milieu artistique, ces directeurs de musées, commissaires d’expositions ou artistes surprennent parfois par l’emphase que l’on se plait à deviner au travers des élancées calligraphiques, ou au contraire par la rigidité qui sied aux institutions. Chaque lettre décrit donc une pièce unique, exaltant le principe-même de la participation en art, puisque l’auteur, c’est les autres.
Surtout, comme le figure l’Art sociologique de Fred Forest, plus tard renommé Esthétique de la Communication, ce type de pratiques interroge une certaine forme de modernité, voire de contemporanéité, vis-à-vis de la question technique, car il met à jour des rapports de distanciation – physiques et temporels – entre les individus. Séparés par la distance, les hommes le sont donc aussi par le temps, puisqu’une lettre est toujours le vestige d’un présent survenu ailleurs. Décalage double qui provoque une lenteur peut-être salvatrice dans les liaisons humaines, lorsque de nos jours l’immédiat et l’instantané semblent être les seuls mots d’ordre. L’éloignement suscitait la nostalgie et les réminiscences, le fantasme de l’ailleurs se nourrissait des récits rapportés de façon épistolaire. Stephen Antonakos exploite fort bien cet éloignement en matière d’attente et d’oubli, lui qui demande à ses amis artistes de lui expédier des colis qu’il n’ouvrira jamais. Le principe de la capsule temporelle est toujours source d’imaginaires, qui sait ce que les générations futures penseront de nos préoccupations actuelles ?
Alors que le Parkage Project d’Antonakos insiste davantage sur le jeu des compositions fortuites, sur les timbres et les tampons synonymes de voyages, l’œuvre parvient finalement à intriguer, car le contenu de chaque paquet reste à jamais insondable. De même, c’est avec une certaine profondeur que l’artiste vietnamien Danh Vȏ fait recopier par son père la magnifique lettre d’adieu qu’un missionnaire français, condamné à mort, écrit lui-même à son père, l’artiste la diffusant ensuite dans le monde à qui veut bien l’acquérir. Messages de paix ou messages d’amour, les lettres portent aussi en elles le reflet émotionnel des réalités autres, à l’image de cette vidéo de Clarisse Hahn, où les vastes terres mexicaines, par leurs rythmes et leur plénitude, ne cessent de nous hypnotiser. L’art, dans sa capacité à transmettre et à émouvoir, ne pouvait se passer d’une pratique qui justement, communique et affecte.
L’exposition Correspondances à l’Espace Culturel Louis Vuitton à Paris, du 1er février au 5 mai 2013.
Courtesy © l’Espace Culturel Louis Vuitton.
Texte publié en février 2013 sur le site contemporaneite.