Art, etc.


Entretien avec Donatien Grau, commissaire de l’exposition Surfaces d’Adel Abdessemed, dans le cadre de la programmation du Festival d’Avignon 2016


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Entretien avec Donatien Grau, commissaire de l’exposition Surfaces
d’Adel Abdessemed, dans le cadre de la programmation du Festival d’Avignon 2016

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Adel Abdessemed, Surfaces, 2016, photo : Marc Domage

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Adel Abdessemed, Surfaces, 2016, photo : Marc Domage

JV : Pouvez-vous préciser en quoi consiste l’exposition Surfaces d’Adel Abdessemed que vous présentez à l’Église des Célestins, dans le cadre du Festival d’Avignon 2016 ?

DG : L’invitation d’Adel Abdessemed par Olivier Py et Paul Rondin est une invitation à mettre en évidence l’extraordinaire vitalité, l’extraordinaire polymorphisme de son œuvre, une œuvre située au cœur du monde et en même temps une œuvre qui touche au cœur du monde, au cœur du contemporain, tout en restant en contrepoint de ce contemporain. La programmation et l’exposition d’Adel Abdessemed et autour d’Adel Abdessemed sont conjointes, il y aura donc des œuvres récentes, des œuvres d’art. Pour cette raison on pourra dire que l’on est dans un rapport au présent et en même temps, que l’on est dans l’art contemporain lui-même, puisqu’Adel Abdessemed en est l’une de ses figures les plus éminentes. Dans l’exposition elle-même, on a dans cette série de bas-reliefs qui n’ont jamais été montrés ensembles et qui constitue un pan entier de l’œuvre d’Adel Abdessemed depuis quelques années, dans la façon avec laquelle les œuvres sont conçues, des images qui sont captées, sculptées, imprimées en 3D. Chacune de ces images est de l’ordre d’un événement. Mais ces événements sont de nature extrêmement différente. Certains sont des évènements de la grande histoire contemporaine, cette grande histoire qui d’ailleurs est comme effacée puisque des images en remplacent d’autres. D’autres peuvent être perçus comme le contrepoint de ces événements, c’est-à-dire l’intime, à l’image de l’une des œuvres présente dans l’exposition, l’Âge d’or qui représente les 4 filles d’Adel Abdessemed jouant ensemble. L’œuvre qui date de 2013 est donc déjà datée, et les filles qui avaient l’âge qu’elles avaient ne sont maintenant plus physiquement comme elles étaient alors. C’était un événement qui est advenu à un moment et qui ensuite n’existe plus. Ce qui ressort de l’exposition, ce jeu entre intime, intemporel, permanence, impermanence, et évènement du contemporain, est l’extraordinaire épaisseur du présent, une fois que l’on est conscient de ses composantes, c’est-à-dire une fois que l’on ne se laisse pas piéger par le flux des images qui nous assaillent et qui fait qu’à la fin on oublie déjà ce qui est notre histoire, notre histoire commune et humaine maintenant déjà effacée.

JV : Cela peut évoquer le texte d’Emanuele Coccia paru récemment dans un ouvrage écrit par différents auteurs à propos de l’œuvre d’Adel Abdessemed, où était notamment évoqué le rapport au cosmos.

DG : je suis tout à fait d’accord, je pense que le terme de cosmos qu’emploie Emanuele Coccia est un terme extrêmement juste, car le cosmos en grec désigne principalement deux choses qui sont apparemment très décalées mais en même temps très intéressantes à mettre en relation. Le cosmos désigne d’une part l’ordre, l’ordre du monde qui nous entoure, qui est au-delà de nous, et qui prend de multiples formes. Mais le cosmos est aussi lié à l’ornement en grec, d’où le terme « cosmétique ». Or je trouve qu’il y a une chose très intéressante dans l’œuvre d’Adel Abdessemed, et les bas-reliefs le montrent magnifiquement, c’est ce rapport non pas au cosmétique, mais en tout cas à l’ornemental, c’est-à-dire aux monuments qui sont en général tels qu’on les utilise dans l’histoire de l’art, des monuments de célébration, des monuments à la gloire d’un empereur par exemple. Je pense que cette utilisation de l’ornemental et donc du cosmos aussi, notamment dans ces bas-reliefs chez Adel Abdessemed, interroge, en particulier par l’utilisation de matériaux précieux. L’Âge d’or est trempé dans de l’or, et donc dans ce cosmos d’Adel Abdessemed viennent se rejoindre et s’interroger réciproquement à la fois l’ornement – c’est-à-dire le rapport à la gloire, à la beauté, au canon – et l’inscription dans l’ordre du monde sous ses différentes strates.

JV : On perçoit également cette constante notion de déséquilibre chez Adel Abdessemed, il y a sans cesse une sensation de chute, d’écrasement, d’interruption ou de précarité, de basculement sur le point de survenir, mais qui n’est pas tout à fait là.

DG : Il y a une chose dans son œuvre vis-à-vis de l’impermanence car d’une part, ceux qui admiraient le très jeune Adel Abdessemed au début des années 2000 sont je crois fascinés par l’étendu du développement de son art, par cet effet de surprise, puisqu’il s’agit d’un artiste qui se réinvente en permanence, d’un artiste dont l’œuvre est en transmutation permanente. D’autre part, son œuvre a un caractère rhizomique, chaque chose est liée à une autre, les racines descendent de plus en plus profondément. Par exemple avec l’affiche de l’expo, le dessin qui a été utilisé pour l’exposition du festival d’Avignon dans son ensemble – le cheval de Turin –  a donné lieu à une sculpture, il peut aussi donner lieu à une vidéo qui peut donner lieu à une sculpture. Il y a donc une transmutation permanente de l’ordre qui fait que l’œuvre est constamment métamorphique, à partir de schémas, de formes, de matrices de formes. Il est assez extraordinaire d’avoir affaire à une œuvre à la fois entièrement organique et une œuvre entièrement imprévisible à certains égards, entièrement surprenante. Je trouve donc qu’il y a aussi une grande beauté car c’est une œuvre qui est au cœur du présent et qui en même temps nous montre que ce cœur du présent n’est pas un cœur massif, un cœur univoque, mais au contraire un cœur qui intègre différentes composantes produisant notre expérience du présent.

JV : Olivier Py avait évoqué l’incidence du politique pour cette édition 2016 du festival d’Avignon, alors que l’on ne peut pas dire du travail d’Adel Abdessemed qu’il soit engagé en soi, dans la mesure où il s’attache davantage à figurer des événements contemporains en brassant de nombreuses thématiques. Que pensez-vous de cet aspect ?

DG : Je pense que la question que vous posez est la question de la politique de l’art : « quelle politique pour l’art ? ». Il semble que l’art qui bascule dans le message politique est un art qui perd un peu sa façon d’être, c’est-à-dire sa capacité d’interrogation. D’ailleurs, il y a très peu d’œuvres ouvertement et exclusivement politiques qui sont des chefs-d’œuvre, les œuvres qui comptent sont toujours des œuvres qui posent un problème, qui mettent le doigt sur une question sans dire précisément ce dont il s’agit, sans intervenir de manière trop nette. Évidemment que l’artiste personnellement a des idées, mais ces idées ne sont pas l’art en lui-même, et l’important me semble-t-il est de créer un écart. Une chose très frappante est le fait que l’œuvre d’Adel Abdessemed est politique au sens où et au sens essentiellement où la politique dans l’art, ou la politique de l’art, consiste à interroger ce que signifie vivre ensemble. Donc l’œuvre d’Abdessemed est politique, si on reprend la distinction classique tant de fois mise à mal, au sens « du » politique plutôt qu’au sens de « la » politique.

ITW parue dans le Hors-série Festival d’Avignon d’inferno-magazine, juin 2016.

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