Les peintures de Giulia Andreani que présente la galerie Maïa Muller frappent d’emblée par leur graphisme singulier. L’emploi exclusif du gris de Payne leur donne une consistance mémorielle évoquant des photographies fatiguées par le temps, celles que l’on retrouve dans nos greniers ou les brocantes, celles qui parsèment les vieux livres d’histoire aussi. Cette incursion du côté de la photographie d’archive semble également touchée par l’esthétique du cinéma néoréaliste, ne serait-ce parce que les lumières qui s’abattent quelquefois sur les personnages, hagards et troublés, rappellent les décors naturels et les soleils italiens. Dès lors, si on a souvent insisté à propos du travail de Giulia sur la combinaison des réalités et des temporalités, sur l’incidence de l’Histoire et des discours politiques portés par les images, on en oublie presque que les questions sont posées depuis la peinture.
Parce que la photographie documentaire est toujours perçue comme un gage d’exactitude lorsqu’il s’agit de retranscrire une vérité du monde, tandis que le cinéma convoqué par l’artiste se caractérise par le réalisme de son contenu social, reflétant les difficultés de l’après-guerre, c’est donc le rapport à la réalité qui est effleuré par ces peintures, avec ceci de paradoxal que le médium permet précisément de s’en éloigner, de deux façons semble-t-il. Premièrement, en introduisant une dimension plastique spécifique à tout geste pictural et figuratif, comme la finesse du dessin et une reconstitution personnelle du monde qui passe par les mains du peintre aussi bien que par son regard. À ceci s’ajoutent les éléments propres à la matière qui miment le réel sans pour autant en être le substitut, comme la transparence un peu délicate des lavis aquarellés ou encore la faculté à canaliser la lumière à travers des jeux d’ombres maîtrisés, faisant ressortir les reliefs et les textures. Secondement, en s’employant à amalgamer au sein d’une même image des réalités et des références disparates, tel qu’on ne le retrouve aucunement dans une pratique strictement documentaire, en confrontant des termes hétérogènes, la peinture favorise l’émergence de questionnements insoupçonnés et libérateurs de sens. Du coup, le rapport au réel est court-circuité car les compositions de Giulia qui pourtant s’appuient sur des récits historiques, finissent par bifurquer vers des narrations alternatives qu’il s’agit de recomposer, à l’image de ses toiles antérieures dans lesquelles des dictateurs figés dans le temps de l’adolescence ne laissent pas présumer de leur destin funeste. Ailleurs, des émissaires nazis sont méconnaissables car présentés en pères aimants parmi femmes et enfants.
La peinture appose un masque sur le monde réel quand bien même elle aspire à en rendre les vicissitudes ; masque qui s’érige en motif critique vis-à-vis de l’histoire, des hommes, des femmes surtout, lorsqu’on les interroge à l’aune de leur représentation sociale ou politique, de la place qu’ils occupent au sein de leur époque. On peut à cet égard trouver cohérente si ce n’est astucieuse la redondance avec laquelle les visages tendent à s’effacer à travers les peintures de l’artiste. Ici une Méduse sans traits, là des personnages affublés de masques à gaz, ou encore une Salomé décapitée qui, plutôt que d’étreindre la tête de Jean-Baptiste, se saisit de la sienne propre, comme pour nous dire l’impossibilité de se regarder en face. Si le masque témoigne des faux-semblants et nous invite à sonder ce qu’il dissimule, nous constatons à l’avenant une sémantique qui s’articule autour d’une forme de violence dormante, à l’exemple de ces amanites toxiques ou du regard interdit de la Gorgone, rappelant que les réalités masquées sont aussi celles qui s’inscrivent dans les imaginaires les plus reculés, redéfinissant les frontières entre notre monde bien réel et les mythes les plus orageux, entre ce qui dérive des apparences et des vérités qu’on leur prête. Au final, pour que cette capacité à interroger une part sombre du présent soit rendue patente à partir de la peinture, il faut manifestement le travail d’un bon peintre, et à n’en pas douter, c’est ce que nous voyons ici.
Image de couverture : Giulia Andreani, La Gifle, 2014. Aquarelle sur papier. 125 x 195 cm. Collection Privée, Courtesy de l’artiste et Galerie Maïa Muller