Encore peu montré en France, si ce n’est récemment à la galerie Mor Charpentier à Paris et au Grand Café de Saint-Nazaire, le travail de Lawrence Abu Hamdan repose sur une réévaluation du son et de l’écoute au sein de notre modernité, en en soulignant les répercussions politiques et culturelles. En effet, si les images et les représentations propres à notre civilisation n’ont cessé de faire l’objet d’études visant à en marquer le pouvoir de persuasion et l’incidence idéologique ou structurelle, on oublie parfois l’importance des échanges auditifs, acoustiques ou verbaux, dans leur capacité à infléchir les rapports interhumains et à s’épancher pareillement du côté du contrôle et de la discipline. Il semble effectivement que les sciences et la modernité aient accordé à la vision une sorte de privilège, alors que de façon similaire, le tournant technique du XIXème siècle a aussi permis au son et à l’écoute d’être reconfigurés, reproduits et industrialisés[1], de façon à transformer nos pratiques quotidiennes aussi bien que notre rapport au monde.
C’est dans cette optique que le travail d’Abu Hamdan s’inscrit. S’appuyant sur un large panel de dispositifs d’installation, optant parfois pour la performance ou la prise de parole, l’artiste libanais développe une œuvre polymorphe qui de prime abord explore la dimension auditive de nos environnements. Le projet Marches, entamé en 2005, possède en cela une portée propédeutique : dix marcheurs assortis de souliers résolument sonores arpentent des espaces urbains choisis selon deux critères, l’importance de leur réverbération et le rayonnement architectural des divers sites. Chorégraphié et minutieusement renseigné en amont, le cheminement qui en résulte, se glissant entre édifices recouverts de dômes, structures cloisonnées de verre ou autres places publiques, se lit préalablement comme une façon de réactiver un rapport à l’urbain qui ne s’opère plus sur le mode de la vision, mais sur le mode de l’audition. Les restitutions cartographiques, formulées à l’issue des performances, insistent par ailleurs sur la perspective historique et culturelle de toute audition, rappelant au passage que l’invention des appareils d’enregistrement sonores date du XIXème siècle et, en conséquence, qu’aucun son datant d’une période antérieure ne nous est parvenu. Ces édifices chargés d’histoire et ancrés dans le passé résonnent ainsi avec l’acoustique saccadée des bottines, mais ce qui frappe le plus, en définitive, est l’évidente impression d’entendre le rythme uniforme des marches militaires.
La dimension politique des processus de diffusion sonore est effectivement centrale chez Abu Hamdan. Elle est sollicitée de façon de plus en plus frontale à mesure que l’on progresse dans l’œuvre de l’artiste, en abordant des thématiques souvent sensibles au regard de l’actualité : citons dans le cadre de la série de performances Mountain Language entamée en 2005, l’évocation de la pièce éponyme écrite par Harold Pinter qui alors pointait la régulation du droit à la parole à l’époque de Margaret Thatcher, ainsi que l’interdiction de la langue kurde en Turquie. Dans ce projet, des affiches précisent un numéro de téléphone donnant sur une boîte vocale, celle-ci permet à l’artiste de sélectionner puis de recruter les futurs participants invités à jouer la pièce, ils sont uniquement choisis selon des critères vocaux. Citons également avec The Whole Truth (2012) l’analyse documentaire de l’utilisation par diverses institutions gouvernementales de détecteurs mensonges, lesquels s’apparentent désormais à des stéthoscopes qui, plutôt que de diagnostiquer des maux internes, tranchent le vrai du faux sur la base de données biométriques. On perçoit dans ce projet l’articulation entre technique de médiation, expression de la rationalité, et travail sur le corps, allusionnant de façon symbolique le monde médical pour ce qu’il a parfois d’idéologique – ainsi que le mit en évidence Foucault – mais surtout, cristallisant ce passage caractéristique de l’âge moderne où des instruments de médiation reconstruisent le corps humain en tant qu’objet de savoir et de projection, alors que l’écoute y joue un rôle prépondérant.
On visualise sans aucun doute l’importance que revêt l’aspect juridique dans ce dernier travail, il est au cœur de nombreux projets ultérieurs comme l’installation filmique Model Court (2013), laquelle évoque le procès au Rwanda d’un criminel de guerre convaincu de génocide, mais qui reste détenu en Finlande. Les auditions se déroulant au moyen de Skype, sont finalement interrogées les relations entre légalité et territoire politique, entre technique et législation, mais aussi l’analyse du discours par le truchement d’une technique audiovisuelle. En cela, en s’attaquant à la notion de langage, c’est sans doute avec l’ambitieux Conflicted Phonemes (2012) que sont questionnées avec le plus d’acuité les relations qu’entretiennent les juridictions internationales, les techniques d’écoute et l’irréductibilité du corps et de l’individu. Lawrence Abu Hamdan s’intéresse à des demandeurs d’asile somaliens dont on analyse la langue, les intonations et les accents, au moyen d’enregistrements et d’évaluations auditives. Certains d’entre eux ne voient pas leur requête aboutir auprès des instances occidentales, car l’examen « stéthoscopique » ne permet pas de conclure sur la véracité de leur appartenance ethnique ainsi que sur leur origine géographique. Or, ce que le dispositif d’analyse ignore est la plasticité du langage, elle qui évolue au fil des générations, en particulier dans cette partie du monde sujette depuis une cinquantaine d’années à des mouvements migratoires qui brassent continuellement les communautés, donc les dialectes et les identités. En outre, ainsi que le montre Abu Hamdan, ces mouvements migratoires et la complexification progressive du langage sont la conséquence directe d’événements historiques majeurs – conflits armés avec l’Éthiopie, programmes éducatifs forcés, guerres civiles et famines – c’est-à-dire un ensemble d’événements qui le plus souvent résultent de dissonances politiques. La représentation en forme d’organigramme que présente à cette occasion Abu Hamdan permet de visualiser l’absolue densité des interactions intercommunautaires, de telle sorte que tout projet d’analyse sur la base d’algorithmes ou de spéculations expertes soit d’emblée voué à l’échec, en ce qu’elle ignore la polyvocité de chaque être.
Le travail de Lawrence Abu Hamdan interroge ainsi les intervalles qui dissocient les individus contemporains de leur environnement technique et culturel. L’une de ses originalités est de s’appuyer dans un cadre plastique sur l’articulation entre techniques d’écoute et dispositifs juridiques et administratifs. À cet égard, alors que l’on a parfois assimilé les appareils de pouvoir à une sorte de voile abstrait apposé sur le monde, de façon à ce qu’il régule et normalise les corps et les individus, ne serait-ce parce qu’ils s’emploient à les déterminer selon des schèmes binaires – le vrai et le faux, le légal et l’illégal, etc. – et indépendamment du débat qui oppose technophiles et technophobes, il n’est pas inutile de se rappeler, comme le fait l’artiste, que ce maillage technique reste éminemment soutenu par un arsenal de conventions juridiques et autres textes de lois. En cela, paradoxalement, si les dispositifs d’écoute confortent la mainmise institutionnelle, il semble que ce soit également au moyen de la parole et de la langue qu’est rendu possible un « braconnage » au sens de Michel de Certeau, c’est-à-dire une réappropriation active des espaces sociaux au moyen de stratégies qui sauront passer entre les mailles du filet.
[1] Jonathan Sterne, Une histoire de la modernité sonore, La Découverte, Paris, 2015, p. 7.
Article lisible sur Branded.
Toutes les images : courtesy galerie Mor Charpentier.