Qu’il s’agisse d’imager des contrées éloignées, des parcours déambulatoires, le monde tel qu’il se conçoit ou de s’adonner à des compositions picturales portées par les reliefs et les nomenclatures, il semble que les cartes aient de tout temps stimulé les artistes. Plus récemment cependant, en succédant par exemple à certaines figures de l’art conceptuel ou du Land Art, de nombreuses pratiques contemporaines se sont emparées de la carte non tant pour en explorer les caractéristiques visuelles voire esthétiques, mais pour figurer le monde en vertu d’une pensée géographique, ainsi qu’en témoignent, pour ne citer qu’eux, les travaux de Till Roeskens ou de Bouchra Khalili.
Dans ce contexte, avec le Blanc des cartes, exposition personnelle de Pauline Delwaulle présentée en 2015 par le FRAC Nord-Pas-de-Calais, il semble que l’approche cartographique soit ici envisagée à la fois pour ce qu’elle a de plus fondamental – à savoir la question de la correspondance entre le réel et la représentation qui à l’occasion le remplace – et pour les espaces poétiques qu’elle a parfois occulté au profit de discours portant sur les flux contemporains, les complications géopolitiques ou les dissociations culturelles. En effet, Pauline Delwaulle, en s’appuyant notamment sur la notion de toponymie – l’étude qui porte sur les noms que l’on donne aux lieux – pointe les imaginaires et les conceptions du monde telles qu’elles se différencient de l’expérience sensible. C’est ce qui lui permet de réinvestir une part de subjectivité alors que toute carte suppose, semble-t-il, la mise en évidence d’une réalité partagée par tous.
De fait, les travaux de Pauline Delwaulle nous rappellent, d’une part, que la carte n’est pas le territoire – pour reprendre une célèbre formule d’Alfred Korzybski[1] – car rien ne se substitue aux sens et aux impressions. Toute représentation cartographique, en effet, passe sous silence une part d’impondérable que les mots ou les symboles ne traduisent pas. La carte en cela n’est jamais qu’une alternative au réel ou, au mieux, une « métaphore chiffrée »[2]. D’autre part, les cartes imprègnent nos imaginaires de telle sorte que notre appréciation sensorielle des lieux réels reste aiguillée par des informations subalternes sinon externes, à l’image de ce que nous montre le film intitulé l’Île. Dans ce dernier, l’exploration d’une étendue inhabitée est cadencée par le rythme du vent, les piaillements de la faune locale et le battement des rivages alentours. L’incursion s’accomplit en l’absence de repères cartographiques préalables, ce qui, outre la question de la désorientation, souligne une relation retrouvée à l’égard de la terre et de la nature, au corps également, ne serait-ce qu’en raison de l’expérience de la marche qui s’exerce sur des terrains escarpés et inconnus. Nulle considération topographique – distance, altitude, ou connaissance des reliefs – n’interfère avec la découverte d’une entité géographique dont on s’empare peu à peu, mais qui en parallèle nous échappe continuellement. Aussi le parcours s’agrémente-t-il de divagations et de rêveries soutenues à l’image par des plans contemplatifs qui restituent une dimension poétique.
On perçoit ainsi avec l’Île mais aussi dans d’autres travaux de Pauline Delwaulle cette association entre épure langagière, réappropriation et poétique du lieu, comme avec le projet Terra Incognita. Nous nous rendons alors compte qu’en vue de réhabiliter une forme de poésie dans les imaginaires géographiques, qu’il est indispensable, paradoxalement, de se laisser désorienter par ces cartes.
[1] Alfred Korzybski, Une carte n’est pas le territoire : Prolégomènes aux systèmes non aristotéliciens et à la sémantique générale, Paris, Éclat, 2007.
[2] Emmanuel Hocquart, Un privé à Tanger, Paris, P.O.L, 1987.
Image de couverture : Équinoxe moins deux minutes, Installation lumineuse, deux caisses 125 x 75 x 30 cm, en collaboration avec Sébastien Cabour, menuisier : Pierre Lelay, 2015. « L’une des boîtes reproduit la lumière au soleil sur la neige, et l’autre, la lumière à l’ombre sur la neige, simultanément, tout au long des 24h d’une journée d’équinoxe au pôle. Le 20 mars 2015, une éclipse solaire totale avait lieu le jour de l’équinoxe ».