Art, etc.


Koo Sung Soo. Magical Reality (1/2)


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Time Machine, Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

Un manège solitaire, chargé de couleurs chatoyantes, tourne dans le vide sous un ciel bleu métallique. Est-ce le soir ou le matin ? L’hiver ou l’été ? Il s’agit d’un paysage coréen que l’on imagine station balnéaire et banalité urbaine. En arrière-plan, des bâtiments modernes mais dépeuplés semblent guetter une possible fin de journée. Cette scène possède quelque chose de tragique, la vivacité des couleurs, des ampoules lumineuses, des teintes joviales, est contredite par un sentiment de solitude. Le carrousel des chaises vides nous fait face, fier et dédaigneux, il semble ainsi clamer sa présence. Mais que nous dit-il ?

Ailleurs, dans cette photographie intitulée Tour Bus de la même série, nous voilà dans l’allée centrale d’un autocar ; de part et d’autre, des rangées de sièges au bleu électrique et aux motifs incertains. Ici encore, la prise de vue quasiment orthogonale laisse éclater une géométrie qui accentue l’effet de démultiplication absconse du réel, ce que ne dément pas la prodigalité chromatique. On ne sait s’il faut accueillir cette éruption visuelle par un sourire ou si, au contraire, elle décrit très sérieusement la manifestation spontanée d’une culture éloignée. Ces éléments peuvent être qualifiés de Kitsch, ce qui ne manque cependant pas de soulever quelques difficultés : le Kitsch est-il inhérent à ces objets ? Ne repose-t-il pas, au contraire, sur le regard distancié – et peut-être occidental – que nous lui portons ? En définitive, ne semble-t-il pas que l’artiste vise à communiquer, par le biais des images, ce qui caractérise une culture donnée, celle de la foisonnante Corée d’aujourd’hui ?

Abraham Moles indiquait autrefois que le Kitsch est lié à un art de vivre, à un état d’esprit, tout en soulignant sa dimension collective[1]. En d’autres termes, ce que nous pouvons percevoir de ces sièges bleus comme des friandises est le fruit d’un phénomène social et culturel où les objets sont animés par des désirs et des appétits communs. Toutefois, bien qu’exacerbé par le photographe, le Kitsch ici n’est que latent. Il donne à voir mais simultanément dissimule ce qui se trame au cœur des choses. L’ostension s’accompagne d’une sorte de vide résidant au creux de l’image, comme si la mécanique persistait à nous échapper, alors qu’on en ressent l’évidence.

Nous remarquerons alors que les lieux décrits dans la série des Magical Reality de Koo Sung Soo sont, pour la plupart, déserts. Ce qui parle pour le photographe, c’est le mobilier urbain, les espaces confinés, ou des emplacements riches en symboles. Insistons également sur le rôle joué par le quotidien, lui qui se déploie sur ces espaces vécus en commun, là où circulent les émotions et les affects. L’extraordinaire – ou plutôt le spectaculaire, au sens de Debord – se confond invariablement avec l’ordinaire des réalités quotidiennes.

Le dispositif se veut alors frontal, les couleurs sont acides et un imaginaire dormant se dessine. Un je-ne-sais-quoi nous invite à sonder le jeu des représentations urbaines et des spectacles quotidiens, là où des visibilités folkloriques et protéiformes semblent répondre à une image de la société coréenne.

Dès lors, nous assistons dans ces photographies à une sorte de composition de réalités, celle de la Corée d’aujourd’hui, brillante notamment sur le plan économique, développant une modernité post-dictatoriale débordant d’aspirations diverses, sur le plan individuel, collectif, mais aussi esthétique. Peut-être est-ce ce qui explique que le paysage urbain soit tant saisi par des dispositions qui parfois s’avèrent flamboyantes, ostentatoires, affirmatives. Mais ces images témoignent aussi de la Corée d’hier, elle qui est portée par son histoire dense, tel un tremplin, ou un fardeau, ne serait-ce parce que ses cultes et ses traditions se sont mêlées à la tutelle américaine et à un monde capitalisé, dévolu à la surenchère de consommation et de production. De là, sans doute pourra-t-on y reconnaître la Corée de toujours, nous rappelant que la réalité est inlassablement multiple, impondérable et complexe.

En mettant en évidence une réalité bigarrée, faite de couches qui paraissent se superposer, Koo Sung Soo semble intrigué par le rôle et le fonctionnement des éléments décrivant la structure sociale qu’il habite. Il procède alors à une sorte de déconstruction analytique de l’image du quotidien, pour mieux en souligner les fondements invisibles. Bien plus, l’artiste accomplit une « représentation de représentations » quasiment de façon typologique car, d’une part, les lieux photographiés sont toujours marqués par une certaine mise-en-scène : une statue de la Liberté trônant au sommet d’un hôtel bon marché, une salle de karaoké parée de multiples écrans, un magasin de reproductions de portraits issus de la culture populaire occidentale et où se côtoient Bob Marley, John Wayne et Abraham Lincoln , un temple bouddhiste ou encore une vitrine de restaurant proposant différents mets… D’autre part, en insistant sur les couleurs, en cadrant de façon frontale et en édulcorant ce qui contextualise, les photographies sont elles-mêmes des mises en scène. La réalité est certes magique, mais elle est aussi surjouée. Justement, n’est-ce pas là le propre de l’artiste que de s’appuyer sur des artifices, afin de mieux laisser jaillir les forces enfouies ?

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Tour Bus, Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Barbie Doll, Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.


[1] Abraham Moles, « Qu’est-ce que le Kitsch ? », Communication et langages, année 1971, volume 9, p. 86.

Texte publié sur www.contemporaneite.com en janvier 2013.

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Koo Sung Soo. Photogenic Drawings (2/2)


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Bigflower Landyslipper, Série Photogenic Drawings, C-Print, 770 x 570 cm, 2010.

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White Snakeroot, Série Photogenic Drawings, C-Print, 770 x 570 cm, 2010.

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William Henry Fox Talbot, Two delicate plant fronds, Photogenic drawing negative, vers 1839, 22,8 x 18,3 cm

Au début des années 1830, William Henry Fox Talbot pose les fondements de la photographie argentique moderne, en inventant le procédé du « négatif-positif ». Le « calotype » permet alors d’obtenir une image en négatif tandis qu’une autre feuille enduite de nitrate d’argent, superposée et exposée à la lumière, laisse émerger la forme positive finale. En plus d’être philosophe et homme de science, Talbot s’avère également passionné de botanique, comme le traduisent ses premiers « dessins photogéniques » mis au point en 1839 : des feuilles d’arbre, des plantes et des fleurs laissaient paisiblement transparaître leurs silhouettes délicates. Quelques temps plus tard, entre 1844 et 1846, il publiera un ouvrage intitulé The Pencil of Nature, lequel est illustré de 24  photographies explorant les possibilités entrevues en matière d’art et de science. On retrouvera cette poésie de l’image scientifique – ou inversement, une certaine objectivité à travers l’image d’art  jusque de nos jours.

L’artiste sud-coréen Koo Sung Soo emploie justement ce terme de « Photogenic drawings » pour nommer la série de photographies qu’il présente à partir de 2011. À première vue, les plantes ici partagent avec celles de Talbot une sensation de fragilité, les fleurs ainsi immortalisées se veulent le reflet d’une vie éphémère passée, comme si la fugacité du vivant était restée figée par le médium photographique. Tout se veut pour ainsi dire « naturel », quand bien même il ne s’agirait que de réminiscences d’une vitalité passée. D’ailleurs, à bien y regarder, l’aplatissement de l’image participe à l’allure fanée de ces fleurs, la mise-en-scène leur donne un aspect désuet, hésitant, un peu flottant, ce qui ne manque pas de leur concéder une certaine délicatesse. Si la vie ne coule plus en elles, il semble subsister au cœur de ces images une sorte d’hommage à la nature.

Cependant, une observation plus attentive nous invite à relever le dispositif employé par l’artiste. Dans un premier temps, il s’agit de se saisir avec précaution d’une fleur accompagnée de sa racine, puis de la disposer sur une couche d’argile. Ensuite, une plaque de caoutchouc aplatit la plante qui est soigneusement retirée lorsque l’ensemble est sec. Un moule est donc obtenu, l’artiste le remplit de plâtre et de ciment et en recueille une plante factice, en relief, qu’il ne reste plus qu’à peindre avec la plus grande précision pour que l’illusion soit parfaite. La dernière étape consiste donc à photographier la plante en restant attentif aux éclairages de studio. Dans ces photographies, rien n’est donc vrai, tout n’est qu’artifice. Voilà que des fleurs jusque-là admirables de grâce ne sont que le résultat d’une sorte de subterfuge de la représentation. Quelles sont alors les questions que soulève un tel projet ? Ne s’agit-il pas d’interroger ce que nous savons véritablement de ce que nous percevons ?

Globalement, Koo Sung Soo réactualise à travers l’outil photographique le rapport qu’entretiennent art et connaissance, ce que justement annonçaient les premiers « Photogenic Drawings » de Talbot. De même, et en cela nous percevons la très grande cohérence reliant les différentes œuvres de l’artiste coréen, le projet précédent intitulé Magical Reality dévoilait une réalité du monde contemporain qui se veut multiple et complexe. Si donc est interrogée la nature trompeuse des apparences, il nous faut également insister sur le caractère « constructiviste » des réalités perçues. Autrement dit, ce que nous percevons de la réalité du  monde – qu’il s’agisse de plantes figées à jamais par la photographie ou d’espaces urbains investis de symboles – reste la résultante de processus composites, en termes d’interactions sociales comme d’élaboration de « savoirs ». Le monde n’est pas donné de toute pièce, de façon immuable et indélébile, il est le fruit d’un processus, d’un travail et il semble qu’il en soit de même pour la connaissance que nous en avons. Par extension, interroger la nature de la réalité est aussi une façon de s’enquérir de la constitution des imaginaires et des consciences, ce qui est le propre de la sociologie de la connaissance succédant à Karl Marx. On peut par ailleurs revenir à la distinction qu’opère Fred Forest dans son manifeste de l’Art sociologique, entre le Réel et la Réalité, ce qui semble particulièrement probant ici : « Le Réel a pour caractéristique d’être contingent et inorganisé. La Réalité est structurée […] Les hommes ne peuvent connaître véritablement le monde qu’en le ‘travaillant’. Le Réel est brut, la Réalité au contraire est ce résultat du travail d’approche, et de transformation entrepris par l’homme »[1].

Incontestablement, ces fleurs n’aspirent pas tant à nous illusionner, et donc à nous décevoir, qu’à pointer une réalité en constante évolution, travaillée par d’autres et qu’il nous faut également remuer afin qu’elle nous dise ce qu’il en est, « réellement ».

De là, les procédés employés par l’artiste s’avèrent d’une grande habileté car à travers eux, il parvient à questionner la consistance-même de la mécanique photographique. Cette dernière peut être perçue comme un appareil de décomposition de la réalité, nous rappelant constamment à ces « représentations de représentations » vues dans la série précédente. Bien davantage, Koo Sung Soo examine la nature de la photographie – à travers une photographie de la nature – en se focalisant sur trois aspects. Premièrement, en capturant des éléments de la nature, la photographie est interrogée dans sa capacité à traduire le mouvant et le flux de la vie, alors qu’elle est censée suspendre le temps. Si en soi le résultat ne laisse pas de doute, puisque ces plantes sont définitivement pétrifiées, toutefois, il reste d’elles comme une évocation, sorte de mémoire visuelle qui jaillit à nouveau pour figurer l’éternelle fragilité de la vie. Sans doute est-ce là une dimension que nous pourrions qualifier d’esthétique. Deuxièmement, Koo Sung Soo élabore une démarche qui se réfère directement aux premières ébauches de Talbot, dont il n’est besoin de rappeler l’importance pionnière dans l’avènement du projet photographique il y a maintenant près de deux siècles. Si nous pouvons songer à une sorte d’hommage de la part de l’artiste coréen, sinon un clin d’œil, ce sont les origines et les fondements techniques de l’outil photographique qui sont ainsi remis à l’ordre du jour. Troisièmement, certaines des chimères et des apories qui jadis accompagnaient la photographie sont remises en cause, qu’il s’agisse de l’irréductibilité technique de la photographie à reproduire sans fard la réalité ou de sa capacité à explorer, dans une perspective scientifique, ce que l’œil humain ne parvient pas toujours à discerner. Ici, l’artifice des Photogenic drawings contredit le but prétendu de la photographie d’antan, à savoir, celui de retranscrire une réalité du monde dans son absolue exactitude, sans qu’il n’y ait de doute possible. Bien au contraire, la photographie semble déplacer ses convictions mimétiques pourtant si solides. Peut-être n’a-t-elle jamais été autant source d’artifices, ou plutôt, peut-être a-t-elle, justement, toujours été le motif de manœuvres trompeuses, Koo Sang Soo ne faisant que nous rappeler à sa nature véritable.

Au final de ce projet, l’art et la photographie semblent sortir gagnant, car s’il ne reste plus que des réalités amovibles, l’objet de la photographie sera de se mettre au service de ces nombreuses facettes pour mieux en refléter la diversité et la « magie ». Parfois, l’artiste photographe s’avère être un redoutable prestidigitateur, en cela-même qu’il parvient à nous montrer une réalité du monde, alors qu’il ne nous en a dévoilé que les ruses.

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Photogenic Drawings Series, C-Print, 77 x 55 cm, 2011.

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Photogenic Drawings Series, C-Print, 77 x 55 cm, 2011.

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Photogenic Drawings Series, C-Print, 77 x 55 cm, 2011.

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Photogenic Drawings Series, C-Print, 164 x 225 cm, 2011.

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[1] Fred Forest, Art sociologique, Paris, 10-18, 1977, p. 63.

Texte publié en janvier 2013 sur contemporaneite.com

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