Art, etc.


Nikhil Chopra. Soi-même comme un autre


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Né en Inde et ayant étudié aux Etats-Unis, Nikhil Chopra est un artiste à la frontière de réalités contradictoires. Celle de son pays d’origine, plus précisément de la région du Cachemire qu’il ne peut rejoindre pour des raisons politiques depuis 1989, et dont les bordures font toujours l’objet de vives tensions. Mais celle aussi d’un lieu situé au carrefour de la tradition et de la modernité, tout comme les vestiges d’un passé colonial se mêlent aujourd’hui encore à des générations nouvelles, aspirant à une identité propre.

Ces différents entre-deux composent la trame esthétique de l’artiste dans la série des Yog Raj Chitrakar entamée en 2007, que la galerie gb agency nous présente dans le cadre de l’exposition collective intitulée Inventing a future. Bien plus, l’artiste s’appuie sur ces espaces intermédiaires afin d’explorer le dialogue entre l’« ici-maintenant » et l’« ailleurs-autrefois ».

Cette mécanique à la fois contradictoire et complémentaire est ce qui lui permet de confronter l’individu à une histoire culturelle et collective. Ce n’est donc pas un hasard si dans ses travaux, le point de départ repose sur son identité, sur l’autobiographie, sur l’autoportrait, sur l’expérience subjective et donc sur la performance, pour mieux en déployer les ressorts face au monde qui l’entoure : le paysage ambiant, l’architecture et l’écheveau urbain qu’il traverse sont autant de motifs marquant un contexte social et culturel. Au final, le travail de Chopra semble appuyé par des questions qui n’ont rien de sommaire : qui est-on, finalement, lorsque notre histoire personnelle se heurte à l’histoire du monde ? Où et quand sommes-nous, lorsque ce monde qui nous a vu naître n’a cessé de se transformer ?

En plus d’une vidéo relatant la performance Yog Raj Chitrakar visits Lal Chowk (que l’on traduit par « Le dessinateur Yog Raj visite Lal Chowk »), quatre grandes photographies occupent la salle. Arrêtons-nous sur l’une d’entre elles. Ici, un paysage champêtre où se dresse en arrière-plan un édifice médiéval, en ruine. L’herbe se veut verte et le ciel bleu comme une belle journée. Surtout, le personnage joué par l’artiste porte à bout de bras une tunique peinte à l’effigie de ce paysage. La photographie nous renvoie à une tradition picturale où la nature symbolisait une forme d’idéal, un ordre antique, source d’inspiration et de vérité. Ce qui intrigue alors est le double jeu des représentations : l’artiste feint un personnage issu d’une époque oubliée, peut-être imaginaire, tandis qu’il manifeste la volonté de se fondre littéralement dans le décor. C’est la relation liant cet être au paysage qui importe, elle figure l’homme dans son milieu, et tous deux sont voués à se mouvoir au fil du temps, des générations, de l’histoire. À partir de ce personnage, on se surprend à inventer un univers biographique alourdi par le poids de son récit singulier, ou peut-être est-ce le poids de la vie, tout simplement.

Cette photographie résume à elle-seule l’entreprise de Nikhil Chopra ; elle accompagne son œuvre composite, où tous types de médiums prennent place, le dessin plus particulièrement. Ce spectacle qui se fige évoque les tableaux vivants du XIXe siècle pour lesquels il se passionne. À l’instar de ces personnages qui miment la vie et adoptent des postures caractéristiques d’une certaine époque, Nikhil Chopra accorde une grande importance au jeu de rôle, au déguisement et au travail de la fiction. Cette double identité lui permet de revêtir deux moments à la fois, de les rendre contemporains l’un à l’autre pour en actualiser la portée critique, comme nous pouvons le voir dans la vidéo montrée dans la galerie.

Déguisé en Yog Raj Chitrakar, personnage inspiré par son grand-père, l’artiste traverse la ville de Srinagar au Nord-Est de l’Inde, pour se rendre à Lal Chowk (« Place Rouge »)[1]. Il y réalisera un dessin de l’horloge qui surplombe la place, à la craie et au charbon. Au fur et à mesure de son parcours, une foule d’individus l’accompagne, le prend en photo comme s’il s’agissait d’une célébrité, et s’agglomère autour de l’artiste lorsqu’il se met à l’œuvre. C’est alors que la police intervient, les rues sont bloquées, les spectateurs alignés et fouillés. Nikhil Chopra prend alors conscience de la relation invisible qui le lie à la foule, lui qui continue à dessiner une bonne heure, motivé par le soutien indéfini de son audience que les autorités ne parviennent pas à contenir. Originellement, la performance n’aspirait nullement à se déployer sur le champ du politique. Si le dessin est finalement devenu un outil de subversion, c’est qu’il intervient dans un milieu vivant, sujet à des fluctuations imprévisibles. En confrontant le monde contemporain à son passé, il libère du présent.

Dans la série des Yog Raj Chitrakar, la figure du grand-père varie en fonction des performances, les costumes changent en fonction des circonstances. L’artiste nous donne ainsi le sentiment de constamment articuler le local au global. Dès lors, les déguisements interfèrent avec les espaces traversés, les personnages arpentent les rues et coupent la linéarité du quotidien. Par sa lenteur, il altère les rythmes imposés par une époque qui ne prend plus le temps de regarder derrière elle, où parfois, au contraire, qui ne sait plus passer à autre chose. Chopra circule ainsi entre deux mondes, il devient une sorte de vecteur intermédiaire, agent de liaison entre des réalités qui cohabitent. En cela, il met en scène l’inertie du monde, en travestit les rythmes et les accélérations, allant à l’encontre d’une culture contemporaine vouée aux excès et dont  la modernité se fait toujours plus apparente, plus pressante. Cette tension vers le « faire », vers le temps de l’action est une donnée primordiale dans son projet, alors que ce temps peut aussi être celui où, paradoxalement, rien ne semble se produire.

Rappelons en effet que dans cette série, le protocole est souvent le même. Lors de performances pouvant durer trois jours, l’artiste indien investit un lieu : il y dort, mange, s’habille… et prend son temps. Si  les capacités les plus élémentaires de l’être humain sont invoquées, il se contente de vivre sereinement, de se promener, doucement. L’artiste emploie alors une certaine lenteur, comme si l’expérience était avant tout introspective. La performance n’est plus le signe spectaculaire d’une manifestation mondaine, ici, elle se fait intérieure, méditative, contemplative. Nous assistons à une confrontation de durées, celle de l’artiste et celle du monde. La marche l’accompagne alors naturellement, lui qui déambule et se laisse bercer autour de sites chargés d’histoire. Il devient le paysage, il le produit et l’investit, nous rappelant finalement que l’artiste fait corps avec son milieu.

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[1] Les vues de la performance sont visibles sur le site de l’artiste : http://www.nikhilchopra.net

L’exposition Inventing a future à la galerie gb agency à Paris du 26 janvier au 18 mars 2013.
Crédit photo : Marc Domage, Courtesy gb agency, Paris.

Texte publié sur le site contemporaneité en février 2013

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Watchmen : « Quand? » (2)


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Comment on écrit l’histoire

La circularité vertueuse de la question « Who watches the watchmen ? » permet d’insister sur une sorte d’irrémédiabilité du temps médian : ni l’origine, ni le terme ne s’imposent véritablement. Dans le contexte de la série de Gibbons et Moore, ce temps intermédiaire souligne l’Agir au regard de ce qui le motive et de ce qu’il provoque. On ne sait qui sont les responsables de la situation politique et culturelle que vivent nos super-héros, tout comme nul ne peut prédire les conséquences de leurs interventions. S’il est vrai qu’est ainsi décrit le propre de toute existence humaine, palpitant entre l’héritage qui nous échoit et l’héritage que nous délaissons, entre le « d’où vient-on ? » et le « où allons-nous ? », la posture du super-héros est d’autant plus saillante dans la mesure où ses actions portent la lourde tâche de décider non de son propre sort, mais de celui d’une civilisation, voire de l’espèce humaine. Soulignons alors l’exercice de pensée induit par la série dessinée : celui qui généralement agit, décide et porte les responsabilités est le puissant, le monarque, ou le dirigeant politique, non pas le super-héros.

Ainsi, toute action échappe au temps de la contemplation aussi bien qu’au temps de la spéculation, résonnant avec la célèbre 11ème thèse sur Feuerbach formulée par Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, mais ce qui importe est de le transformer »[1]. Dans l’optique marxienne, le moteur de ce qui engage l’histoire et initie le « monde » relève du tumulte des interactions collectives. Celles-ci produisent et sont produites par les hommes précisément dans ce rapport de circularité vertueuse. En cela, le projet de Gibbons et Moore fait écho à une « philosophie de l’histoire », version pop, où il est question de sonder le rôle des hommes face au devenir historique. Doit-on concevoir l’Histoire comme le fruit de l’activité humaine ? A contrario, l’Histoire connait-elle une dynamique évolutive intrinsèque, indépendante, qui échappe à l’industrie des interventions humaines ? Quel rôle joue le hasard et quelle est la place de la détermination, dans l’élaboration de l’Histoire ?

Autant d’interrogations qui en fin de compte, rendent pertinente l’absence de superpouvoir de nos super-héros, sujets extravagants d’une expérience théorique dont on exacerbe les contours, pour mieux mettre en relief les attributs étudiés. À travers l’utilisation de la thématique du super-héros, sans doute peut-on parler de « philosophie expérimentale », au même titre que les sciences galiléennes aimaient à mettre en scène un ensemble de paramètres afin d’en isoler un autre en particulier. Ici, ces superhéros aux costumes excentriques et aux allures de vedettes ne font que détourner notre attention. Ce qu’ils questionnent, finalement, n’est pas l’homme paré de qualités extraordinaires, mais l’homme dans sa plus grande généralité, pris dans ses activités et devenirs face à l’Histoire.

Celle-ci apparait également de façon hyperbolique. Hésitant entre déterminisme et incertitude, le récit s’appuie en effet sur une uchronie initiée par l’accidentelle désintégration de Jon Osterman en août 1959, qui devint l’omniscient et l’omnipotent Doc Manhattan. La trame temporelle se dissocie lentement de la nôtre pour décrire un monde où les États-Unis gagnent au Vietnam, rendant le conflit en Afghanistan susceptible de provoquer une guerre nucléaire, tandis que Richard Nixon poursuit son cinquième mandat. La notion d’accident ou de catastrophe nous interroge, car elle est à la fois ce qui interrompt l’Histoire et ce qui l’enclenche. Du coup, toute catastrophe est par définition liée à une forme d’impensable. Ce n’est qu’une fois surgie que l’on en perçoit l’étendue, ce n’est qu’à la mesure de son improbabilité qu’elle constitue un espace en lequel on n’ose croire. Peut-être est-ce parce qu’elle renvoie à un chaos inacceptable pour les réalités humaines. La catastrophe ne peut survenir, car toutes nos actions, nanties de leur exhalaison rationaliste, en évacuent le possible. Si ce ne sont pas les hommes qui en sont l’origine, les forces de la nature prennent le relais et demeurent aussi incontrôlables qu’imprévisibles. Aussi le récit déambule-t-il d’une catastrophe à l’autre : celle qui, tel un micro Big Bang, voit naître un homme nouveau, ou plutôt un Dieu, et celle qui est annoncée et mettra un terme à l’humanité. Entre ces deux événements, une oscillation de possibles, comme le prouve cette réalité uchronique qui, justement, n’est pas notre réalité. Oscillation entre ce qui est su – le récit puise dans notre passé récent, s’appuyant sur des faits historiques réels – et ce qui est fantasmé, comme pour nous rappeler que le cheminement de l’Histoire est des plus fragiles, au moins aussi fragile qu’un battement d’ailes de papillon.

L’histoire et l’Histoire s’avancent sans que l’on en connaisse l’issue, certes, mais elles se déploient également sans que l’on sache comment, se balançant globalement entre, d’un côté, une conception marxienne qui fait la part belle au contexte matériel, technique et idéologique d’une époque – l’infrastructure détermine la superstructure qui à son tour détermine l’infrastructure – et d’un autre côté, une conception du hasard liée à la théorie du chaos, c’est-à-dire aux variations imperceptibles, fondamentalement instables, des conditions initiales. Les causes seraient alors superficielles plutôt que d’être le résultat d’actions collectives et, dans cette optique, l’irruption de catastrophes est parfois perçue tel un couronnement du destin. Ce qui arrive en effet à John Osterman est le fruit du hasard, un accident, pourtant, de lui dépend le sort de l’humanité.

Hasard ou détermination ? Le statut du superhéros face à l’Histoire semble interroger une troisième voie, celle du « grand Homme », conformément à certaines philosophies de l’Histoire. Selon cette approche, seul un grand homme est capable de faire basculer l’ordre des choses. Littéralement, il fait l’Histoire, et dans l’optique de Hegel, il s’agit généralement d’un homme d’État, brillant et novateur, au service de son peuple qu’il entend guider vers un changement définitif. L’adaptation filmée montre le Comédien assassiner le Président John Fitzgerald Kennedy en 1963, alors que le Doc Manhattan, dans sa conscience altérée du temps, capable de figurer simultanément le passé et l’avenir, décide de ne pas intervenir. Cet épisode est habile à de nombreux égards car c’est le grand homme qui ici est assassiné, passant le relai à son exécuteur, lui qui finalement, changera l’Histoire. En parallèle, le Doc Manhattan, seul homme qui en dernier ressort, dépasse les hommes, reste marqué par l’inertie en décidant justement de ne pas modifier le cours des choses.

Cette thématique du grand homme est donc contredite par l’idée finalement très vague de superhéros, l’assassinat nous indique que les hommes ne peuvent renoncer à un certain fatalisme médiocre et meurtrier, finissant par s’entretuer, tandis que l’être le plus proche de Dieu et donc le plus apte à modifier le cours de l’Histoire, choisit la voie de l’indifférence. La notion de responsabilité se fait elle-même flottante, car les protagonistes de Watchmen composent deux ordres distincts mais parallèles, celui de la réalisation de soi et celui de la réalisation du monde. Nous passons constamment de l’individuel au politique, des désirs de gloire et de reconnaissance à l’avenir de l’humanité.

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