Art, etc.


Anderson & Low : Manga Dreams


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Untitled (Forest Defender) © Anderson & Low

Exposé dans le cadre de la Maison Européenne de la Photographie, le projet Manga Dreams de Jonathan Anderson et de Edwin Low peut en surprendre plus d’un. Ceci pour au moins deux raisons. D’une part, il est vrai que l’univers des mangas a quelque chose de déroutant en cet espace qui, généralement, est davantage habitué à présenter des œuvres photographiques. D’autre part, quand bien même l’amateur chevronné de mangas se hasarderait en ce haut-lieu de la création contemporaine, ses attentes risquent de ne pas être comblées.

En effet, l’exposition ne semble proposer qu’une perception étriquée de ce que l’on associe habituellement à la culture japonaise. Ici, le manga se veut incertain, comme s’il servait un propos autre que le sien. Il ne s’agit pas d’une exposition sur les mangas, dans le but d’acquérir une légitimité artistique, mais d’une exposition d’art dont l’outil lexical s’appuie sur l’univers du manga. Approche qui ne manque pas de conférer à l’ensemble un caractère assez énigmatique, voire ambigu.

Justement, nous pouvons constater qu’en règle générale, le jeu des ambiguïtés reste une composante essentielle de la culture visuelle nipponne, en mêlant les genres qu’a priori tout oppose comme la violence et le romantisme, la tradition et le moderne, l’âge adulte et l’éternelle enfance, le masculin et le féminin. Anderson & Low jouent sur ces confusions à partir de l’outil numérique, ce qui permet d’interroger les frontières entre le réel et l’imaginaire, mais surtout d’employer le « style » du manga pour s’inscrire entre l’art et le non-art. Effectivement, le spectateur est en droit de se questionner sur la réelle pertinence artistique de ce qui est présenté, ces éphèbes nippons munis de katana sur fond de soleil couchant, ou ces portraits d’adolescents au look « cosplay » et dont les références tiennent à la fois du jeu vidéo et du dessin animé, peuvent laisser penser que nous nous trouvons davantage face à un travail d’illustration.

Toutefois, un œil plus attentif laisse planer le doute, quelque chose se  passe dans ces corps et ces visages. Au premier abord, nous pouvons souligner le jeu des regards qui parfois paraissent défier le spectateur. L’attitude se veut héroïque, quelquefois guerrière, en tout cas fière. Si les identités sont assumées au point de dévisager le public, on peut se rendre compte que ces physionomies décrivent un trait commun à la plupart des héros issus de l’imagerie populaire, qu’ils proviennent des comics américains, de la machine hollywoodienne ou encore des Jeux Olympiques. « L’esthétique du regard perçant » se pose-t-elle comme le reflet de la culture populaire contemporaine ? Rappelons-nous qu’Anderson & Low ont poursuivi une intense recherche photographique à travers la représentation d’athlètes et de champions, souvent posant dans le plus simple appareil. L’identité et le corps s’unissent dans leur imaginaire iconographique pour montrer des êtres qui, jusqu’à l’extrême, explorent ce que peut un corps, et ce qu’implique le fait d’être soi. Il y a peut-être quelque chose d’héroïque à s’affirmer en tant que soi-même, au point d’en oublier toutes craintes et complexes. De là, l’exposition Manga Dreams acquiert une toute autre résonnance, car à l’image de ces héros sportifs qui s’explorent et qui s’assument, elle entend bien dépasser le simple jeu des apparences.

image de couverture : Untitled ( The Girl in the Red Hat) © Anderson & Low
Expostion Anderson & Low, Manga Dreams, Maison Européenne de la photographie, du 27 juin au 26 août 2012.

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Untitled ( The Mighty One) © Anderson & Low

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Untitled (Ramen Bakuretsu Ken) © Anderson & Low

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Untitled ( Kit the Swordsman) © Anderson &Low

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Hortense Soichet. Espaces partagés


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Série Beauvais

Hortense Soichet emprunte aux sciences humaines ses méthodologies, en procédant sur le mode de l’enquête, en recueillant des témoignages et en se rendant dans des quartiers de logements sociaux ; elle s’appuie d’abord sur une approche photographique pour sonder, à la manière de l’ethnologue ou du sociologue, un Habiter qui se donne à voir autant qu’il interroge. Une esthétique de l’Habiter, fluide et transitoire, comprise dans l’entre-deux des formes et des couleurs d’un côté, des désirs et des expériences de l’autre, peut alors émerger. Celle-ci se porte constamment à la frontière entre le visible et l’invisible, elle repose sur la pratique sociale des espaces, comme en témoignent les travaux réalisés dans les quartiers Argentine et Saint-Lucien de Beauvais.

Dans la démarche de l’artiste, il ne s’agit nullement de souligner l’âpreté bétonnée des barres HLM, là où les ciels de banlieue paraissent toujours grisâtres, ni même de dresser le portrait d’habitants désabusés par la réalité de leur quotidien. L’artiste a choisi de dépeindre la vie de ces quartiers en les figurant en « négatif », c’est-à-dire en ignorant les espaces communautaires, publics ou partagés, en excluant les habitants de toute photographie pour se focaliser sur ce qui demeure enfoui, infime et intime.

Lorsque l’on pénètre dans ces appartements, parfois coquets, d’autres fois plus modestes, on y voit le reflet des espérances et des imaginaires individuels. Les récits qui accompagnent ces images décrivent des aspirations personnelles, des craintes et des amertumes, mais aussi des projets et des souvenirs heureux. L’artiste peut interroger le temps de la vie, celui que l’on passe chez soi, à l’échelle de quelques années ou à l’échelle du quotidien, celui que l’on imprègne de son identité, de sa culture et de son histoire, mais surtout, de sa présence. Le tour de force consiste à rendre cela palpable, alors même que cela n’a pas de corps, alors même que la technique employée est avant tout celle de l’image photographique.

Cet Habiter est donc trouble, pour ne pas dire troublant, car il donne à voir autant qu’il dissout les certitudes. Un indiscernable je-ne-sais-quoi jaillit de ces images, il nous interroge et attise notre curiosité. Est-ce en raison de la sensation de familiarité ? Est-ce pour la diversité des intimités esthétiques ? Ou bien est-ce parce que le projet renvoie à une certaine rudesse sociale ? Le spectateur, hésitant, ne sait en effet quelle attitude adopter devant ces univers personnels, fragilisés par les remous de l’existence ; univers qu’il peut aussi bien accueillir avec le sourire,  au vu de ces ornements surajoutés, artificiels ou fantaisistes. C’est que l’Habiter marque la confrontation de soi aux autres, il synthétise le regard que l’on porte sur le monde, sur son prochain, et suppose que la réalité des autres est différente.

Tout un chacun peut constater qu’il lui arrive de percher des valises au sommet d’une armoire pour gagner de la place, d’avoir un tabouret maladroitement dissimulé dans un recoin de la cuisine ou les rideaux qui empiètent avec nonchalance sur les luminaires. Chacun possède ses motifs, ses passions et des décors intérieurs qui prennent le risque de déplacer les regards et le jugement des autres. Sur les murs parsemés de photos de famille, des fusils de chasse côtoient les horloges. Les meubles quelquefois précaires accompagnent des fauteuils hâtivement recouverts, les espaces s’effacent devant l’amoncellement de poupées de collection, de chevaux ou des stars du foot. Pour autant, rien ne nous préserve du regard vacillant des autres, ce regard qui scrute et préjuge des stratégies, des choix et des goûts que nous mettons en pratique au sein de nos espaces de vie. Avec ces photographies, c’est le regard que l’on porte sur les autres qui est interrogé, le regard que les autres portent sur nous, mais aussi le regard que nous nous portons sur nous-mêmes.

Ce qui intrigue donc n’est pas le « Comment vivent les autres ? », mais une infime transparence. Ces habitants, absents, peuvent figurer la condition humaine à travers ses gestes et ses accomplissements les plus essentiels ; il est vrai qu’on oublie de temps à autre que l’Habiter est un geste élémentaire, une conduite fondamentale participant à la production de soi et de son rapport aux autres. Du coup, ce projet photographique qui n’insiste plus seulement sur la présence même de la photographie, nous rappelle qu’Habiter, c’est aussi Être, c’est aussi Vivre. L’esthétique de l’Habiter d’Hortense Soichet ne fige donc pas, les objets, les meubles et les murs ne sont nullement prisonniers de l’image car ils sont nourris d’affects et de sensations. Ils ne s’amassent ni ne se produisent en un jour, mais en une vie.
Ce n’est pas la stabilité du foyer qui se donne à voir, mais ce qui est véhiculé à travers lui, répondant à un processus continuel, à une conquête de l’espace faite de pertes et d’accumulations, de rencontres, d’histoires et d’expériences.

Galerie de la Médiathèque du centre-ville, Espace culturel François Mittérand, 3, Cour des Lettres, Beauvais.
Toutes les photographies : courtesy Hortense Soichet
Texte publié en septembre 2013 sur contemporaneite.com

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Série Beauvais

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Série Beauvais

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Série Beauvais

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Série Beauvais, extérieur.

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Elina Brotherus. L’esthétique d’une mélancolie


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Wrong Face, 2012, Still, 16 mm color film, silent, Duration: 3’35 », courtesy of the artist and gb agency, Paris

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Annonciation 31, The End, 2012.

Le travail d’Elina Brotherus est à la confluence de plusieurs genres picturaux. Le paysage, la nature morte et le nu côtoient les scènes d’intérieur et les autoportraits. Les références à l’histoire de la peinture et de la photographie abondent, on y trouve parfois la poésie mystérieuse d’un Giorgione, la présence éthérée d’une Francesca Woodman ou plus souvent les méditations existentielles d’un Caspar David Friedrich.

Dans un premier temps, le spectateur perçoit cette œuvre pour sa capacité à articuler une expérience singulière à la réalité du monde : l’artiste apparaît souvent de dos, seule et contemplative face à une étendue panoramique faite de brume et de grandeur. Dans d’autres cas, l’artiste parvient à figer une sensibilité fuyante qui tranche avec la sévérité des lieux et des situations. Assise sur le rebord d’une baignoire, le regard errant, les mains closes et la mine défaite, le personnage parait s’estomper devant la douce luminosité d’une salle d’eau. La mélancolie est manifeste, elle nimbe toute la pièce d’une atmosphère hollandaise, lourde mais paisible. Des questions émergent alors : s’agit-il de diluer les tourments de l’âme devant le spectacle de l’étendu ? Le paysage, le lieu et l’espace renvoient-t-ils à un infini inaccessible, à une quête impossible à accomplir ? Quel rôle joue l’histoire de l’art lorsque ce sont des expériences singulières qui sont examinées ?

L’artiste nous explique dans le cadre de cette exposition intitulée Annonciation ses tentatives infructueuses d’avoir un enfant. C’est à juste titre que sont invoqués les célèbres retables de Fra Angelico dont le thème de l’Immaculée Conception résonne en négatif avec la biographie de l’artiste : au miracle d’une naissance soudaine répond la tristesse d’une vie qui se refuse. Cet écart entre présence et absence constitue sans doute un motif nécessaire. Sur la photographie qui initie le parcours proposé, une entrée en forme d’arcade nous introduit dans l’intimité d’une salle à manger ; assise sur la droite, l’artiste est prostrée et la solitude se fait extrême. Les espaces de vie n’en restent pas moins imprégnés d’une sorte de pudeur, celle qui révèle tout autant qu’elle dissimule. Peut-être est-ce parce que l’artiste s’efface que les photographies s’emplissent de son être.

Puis dans un second temps, le spectateur se rappelle que les romantiques allemands professaient la libre expression du sensible par la contestation de la raison. En poursuivant dans cette voie, on se rend compte que la relation qu’entretient l’artiste avec les tableaux empruntés à l’histoire de l’art n’aspire pas à une réitération docte et discursive. Son rapport est avant tout sensoriel, instinctif, et plus important encore, esthétique. Chaque photographie laisse émerger une attention remarquable pour le jeu des couleurs, la luminosité, la composition et la mise en scène. En exemple, ce bouquet de tulipes au milieu d’une table, dont la nappe purpurine aux motifs carrelés retentit avec la blancheur des pétales et le turquoise du fauteuil. À trop vouloir se focaliser sur les références qui parsèment son œuvre, on en oublierait presque qu’il s’agit d’une entreprise éminemment plastique, d’une relation tactile à l’égard de l’histoire des images, le fruit d’une véritable passion à l’égard de tout ce qui se laisse bercer du regard. Si les artistes qui la précèdent lui apportent des éléments de réponse relativement aux problèmes qu’elle se pose, c’est parce qu’ils l’imprègnent d’univers graphiques riches et fertiles. D’une certaine façon, la solitude se voit contrariée au profit d’images qui s’illuminent, l’Annonciation devient l’exclamation non feinte d’un amour des images.

L’exposition Elina Brotherus L’annonciation à la galerie gb agency à Paris du 25 mai au 20 juillet 2013.

Photographie de couverture : Tulips, 2009,  courtesy of the artist and gb agency, Paris
Crédit photo : Marc Domage, Courtesy gb agency, Paris.
Texte publié en juin 2013 sur contemporaneite.com

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Annonciation 5, Avallon, 19.12.2010, 2010.

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Annonciation 23, Lone, 2011.

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Annonciation 7, Jour de l’annonciation, 2011.

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Annonciation 31, The End, 2012.

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Nikhil Chopra. Soi-même comme un autre


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Né en Inde et ayant étudié aux Etats-Unis, Nikhil Chopra est un artiste à la frontière de réalités contradictoires. Celle de son pays d’origine, plus précisément de la région du Cachemire qu’il ne peut rejoindre pour des raisons politiques depuis 1989, et dont les bordures font toujours l’objet de vives tensions. Mais celle aussi d’un lieu situé au carrefour de la tradition et de la modernité, tout comme les vestiges d’un passé colonial se mêlent aujourd’hui encore à des générations nouvelles, aspirant à une identité propre.

Ces différents entre-deux composent la trame esthétique de l’artiste dans la série des Yog Raj Chitrakar entamée en 2007, que la galerie gb agency nous présente dans le cadre de l’exposition collective intitulée Inventing a future. Bien plus, l’artiste s’appuie sur ces espaces intermédiaires afin d’explorer le dialogue entre l’« ici-maintenant » et l’« ailleurs-autrefois ».

Cette mécanique à la fois contradictoire et complémentaire est ce qui lui permet de confronter l’individu à une histoire culturelle et collective. Ce n’est donc pas un hasard si dans ses travaux, le point de départ repose sur son identité, sur l’autobiographie, sur l’autoportrait, sur l’expérience subjective et donc sur la performance, pour mieux en déployer les ressorts face au monde qui l’entoure : le paysage ambiant, l’architecture et l’écheveau urbain qu’il traverse sont autant de motifs marquant un contexte social et culturel. Au final, le travail de Chopra semble appuyé par des questions qui n’ont rien de sommaire : qui est-on, finalement, lorsque notre histoire personnelle se heurte à l’histoire du monde ? Où et quand sommes-nous, lorsque ce monde qui nous a vu naître n’a cessé de se transformer ?

En plus d’une vidéo relatant la performance Yog Raj Chitrakar visits Lal Chowk (que l’on traduit par « Le dessinateur Yog Raj visite Lal Chowk »), quatre grandes photographies occupent la salle. Arrêtons-nous sur l’une d’entre elles. Ici, un paysage champêtre où se dresse en arrière-plan un édifice médiéval, en ruine. L’herbe se veut verte et le ciel bleu comme une belle journée. Surtout, le personnage joué par l’artiste porte à bout de bras une tunique peinte à l’effigie de ce paysage. La photographie nous renvoie à une tradition picturale où la nature symbolisait une forme d’idéal, un ordre antique, source d’inspiration et de vérité. Ce qui intrigue alors est le double jeu des représentations : l’artiste feint un personnage issu d’une époque oubliée, peut-être imaginaire, tandis qu’il manifeste la volonté de se fondre littéralement dans le décor. C’est la relation liant cet être au paysage qui importe, elle figure l’homme dans son milieu, et tous deux sont voués à se mouvoir au fil du temps, des générations, de l’histoire. À partir de ce personnage, on se surprend à inventer un univers biographique alourdi par le poids de son récit singulier, ou peut-être est-ce le poids de la vie, tout simplement.

Cette photographie résume à elle-seule l’entreprise de Nikhil Chopra ; elle accompagne son œuvre composite, où tous types de médiums prennent place, le dessin plus particulièrement. Ce spectacle qui se fige évoque les tableaux vivants du XIXe siècle pour lesquels il se passionne. À l’instar de ces personnages qui miment la vie et adoptent des postures caractéristiques d’une certaine époque, Nikhil Chopra accorde une grande importance au jeu de rôle, au déguisement et au travail de la fiction. Cette double identité lui permet de revêtir deux moments à la fois, de les rendre contemporains l’un à l’autre pour en actualiser la portée critique, comme nous pouvons le voir dans la vidéo montrée dans la galerie.

Déguisé en Yog Raj Chitrakar, personnage inspiré par son grand-père, l’artiste traverse la ville de Srinagar au Nord-Est de l’Inde, pour se rendre à Lal Chowk (« Place Rouge »)[1]. Il y réalisera un dessin de l’horloge qui surplombe la place, à la craie et au charbon. Au fur et à mesure de son parcours, une foule d’individus l’accompagne, le prend en photo comme s’il s’agissait d’une célébrité, et s’agglomère autour de l’artiste lorsqu’il se met à l’œuvre. C’est alors que la police intervient, les rues sont bloquées, les spectateurs alignés et fouillés. Nikhil Chopra prend alors conscience de la relation invisible qui le lie à la foule, lui qui continue à dessiner une bonne heure, motivé par le soutien indéfini de son audience que les autorités ne parviennent pas à contenir. Originellement, la performance n’aspirait nullement à se déployer sur le champ du politique. Si le dessin est finalement devenu un outil de subversion, c’est qu’il intervient dans un milieu vivant, sujet à des fluctuations imprévisibles. En confrontant le monde contemporain à son passé, il libère du présent.

Dans la série des Yog Raj Chitrakar, la figure du grand-père varie en fonction des performances, les costumes changent en fonction des circonstances. L’artiste nous donne ainsi le sentiment de constamment articuler le local au global. Dès lors, les déguisements interfèrent avec les espaces traversés, les personnages arpentent les rues et coupent la linéarité du quotidien. Par sa lenteur, il altère les rythmes imposés par une époque qui ne prend plus le temps de regarder derrière elle, où parfois, au contraire, qui ne sait plus passer à autre chose. Chopra circule ainsi entre deux mondes, il devient une sorte de vecteur intermédiaire, agent de liaison entre des réalités qui cohabitent. En cela, il met en scène l’inertie du monde, en travestit les rythmes et les accélérations, allant à l’encontre d’une culture contemporaine vouée aux excès et dont  la modernité se fait toujours plus apparente, plus pressante. Cette tension vers le « faire », vers le temps de l’action est une donnée primordiale dans son projet, alors que ce temps peut aussi être celui où, paradoxalement, rien ne semble se produire.

Rappelons en effet que dans cette série, le protocole est souvent le même. Lors de performances pouvant durer trois jours, l’artiste indien investit un lieu : il y dort, mange, s’habille… et prend son temps. Si  les capacités les plus élémentaires de l’être humain sont invoquées, il se contente de vivre sereinement, de se promener, doucement. L’artiste emploie alors une certaine lenteur, comme si l’expérience était avant tout introspective. La performance n’est plus le signe spectaculaire d’une manifestation mondaine, ici, elle se fait intérieure, méditative, contemplative. Nous assistons à une confrontation de durées, celle de l’artiste et celle du monde. La marche l’accompagne alors naturellement, lui qui déambule et se laisse bercer autour de sites chargés d’histoire. Il devient le paysage, il le produit et l’investit, nous rappelant finalement que l’artiste fait corps avec son milieu.

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[1] Les vues de la performance sont visibles sur le site de l’artiste : http://www.nikhilchopra.net

L’exposition Inventing a future à la galerie gb agency à Paris du 26 janvier au 18 mars 2013.
Crédit photo : Marc Domage, Courtesy gb agency, Paris.

Texte publié sur le site contemporaneité en février 2013

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Koo Sung Soo. Magical Reality (1/2)


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Time Machine, Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

Un manège solitaire, chargé de couleurs chatoyantes, tourne dans le vide sous un ciel bleu métallique. Est-ce le soir ou le matin ? L’hiver ou l’été ? Il s’agit d’un paysage coréen que l’on imagine station balnéaire et banalité urbaine. En arrière-plan, des bâtiments modernes mais dépeuplés semblent guetter une possible fin de journée. Cette scène possède quelque chose de tragique, la vivacité des couleurs, des ampoules lumineuses, des teintes joviales, est contredite par un sentiment de solitude. Le carrousel des chaises vides nous fait face, fier et dédaigneux, il semble ainsi clamer sa présence. Mais que nous dit-il ?

Ailleurs, dans cette photographie intitulée Tour Bus de la même série, nous voilà dans l’allée centrale d’un autocar ; de part et d’autre, des rangées de sièges au bleu électrique et aux motifs incertains. Ici encore, la prise de vue quasiment orthogonale laisse éclater une géométrie qui accentue l’effet de démultiplication absconse du réel, ce que ne dément pas la prodigalité chromatique. On ne sait s’il faut accueillir cette éruption visuelle par un sourire ou si, au contraire, elle décrit très sérieusement la manifestation spontanée d’une culture éloignée. Ces éléments peuvent être qualifiés de Kitsch, ce qui ne manque cependant pas de soulever quelques difficultés : le Kitsch est-il inhérent à ces objets ? Ne repose-t-il pas, au contraire, sur le regard distancié – et peut-être occidental – que nous lui portons ? En définitive, ne semble-t-il pas que l’artiste vise à communiquer, par le biais des images, ce qui caractérise une culture donnée, celle de la foisonnante Corée d’aujourd’hui ?

Abraham Moles indiquait autrefois que le Kitsch est lié à un art de vivre, à un état d’esprit, tout en soulignant sa dimension collective[1]. En d’autres termes, ce que nous pouvons percevoir de ces sièges bleus comme des friandises est le fruit d’un phénomène social et culturel où les objets sont animés par des désirs et des appétits communs. Toutefois, bien qu’exacerbé par le photographe, le Kitsch ici n’est que latent. Il donne à voir mais simultanément dissimule ce qui se trame au cœur des choses. L’ostension s’accompagne d’une sorte de vide résidant au creux de l’image, comme si la mécanique persistait à nous échapper, alors qu’on en ressent l’évidence.

Nous remarquerons alors que les lieux décrits dans la série des Magical Reality de Koo Sung Soo sont, pour la plupart, déserts. Ce qui parle pour le photographe, c’est le mobilier urbain, les espaces confinés, ou des emplacements riches en symboles. Insistons également sur le rôle joué par le quotidien, lui qui se déploie sur ces espaces vécus en commun, là où circulent les émotions et les affects. L’extraordinaire – ou plutôt le spectaculaire, au sens de Debord – se confond invariablement avec l’ordinaire des réalités quotidiennes.

Le dispositif se veut alors frontal, les couleurs sont acides et un imaginaire dormant se dessine. Un je-ne-sais-quoi nous invite à sonder le jeu des représentations urbaines et des spectacles quotidiens, là où des visibilités folkloriques et protéiformes semblent répondre à une image de la société coréenne.

Dès lors, nous assistons dans ces photographies à une sorte de composition de réalités, celle de la Corée d’aujourd’hui, brillante notamment sur le plan économique, développant une modernité post-dictatoriale débordant d’aspirations diverses, sur le plan individuel, collectif, mais aussi esthétique. Peut-être est-ce ce qui explique que le paysage urbain soit tant saisi par des dispositions qui parfois s’avèrent flamboyantes, ostentatoires, affirmatives. Mais ces images témoignent aussi de la Corée d’hier, elle qui est portée par son histoire dense, tel un tremplin, ou un fardeau, ne serait-ce parce que ses cultes et ses traditions se sont mêlées à la tutelle américaine et à un monde capitalisé, dévolu à la surenchère de consommation et de production. De là, sans doute pourra-t-on y reconnaître la Corée de toujours, nous rappelant que la réalité est inlassablement multiple, impondérable et complexe.

En mettant en évidence une réalité bigarrée, faite de couches qui paraissent se superposer, Koo Sung Soo semble intrigué par le rôle et le fonctionnement des éléments décrivant la structure sociale qu’il habite. Il procède alors à une sorte de déconstruction analytique de l’image du quotidien, pour mieux en souligner les fondements invisibles. Bien plus, l’artiste accomplit une « représentation de représentations » quasiment de façon typologique car, d’une part, les lieux photographiés sont toujours marqués par une certaine mise-en-scène : une statue de la Liberté trônant au sommet d’un hôtel bon marché, une salle de karaoké parée de multiples écrans, un magasin de reproductions de portraits issus de la culture populaire occidentale et où se côtoient Bob Marley, John Wayne et Abraham Lincoln , un temple bouddhiste ou encore une vitrine de restaurant proposant différents mets… D’autre part, en insistant sur les couleurs, en cadrant de façon frontale et en édulcorant ce qui contextualise, les photographies sont elles-mêmes des mises en scène. La réalité est certes magique, mais elle est aussi surjouée. Justement, n’est-ce pas là le propre de l’artiste que de s’appuyer sur des artifices, afin de mieux laisser jaillir les forces enfouies ?

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Tour Bus, Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Barbie Doll, Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.

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Série Magical Reality, 180 x 220 cm, C-print, 2005.


[1] Abraham Moles, « Qu’est-ce que le Kitsch ? », Communication et langages, année 1971, volume 9, p. 86.

Texte publié sur www.contemporaneite.com en janvier 2013.

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Koo Sung Soo. Photogenic Drawings (2/2)


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Bigflower Landyslipper, Série Photogenic Drawings, C-Print, 770 x 570 cm, 2010.

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White Snakeroot, Série Photogenic Drawings, C-Print, 770 x 570 cm, 2010.

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William Henry Fox Talbot, Two delicate plant fronds, Photogenic drawing negative, vers 1839, 22,8 x 18,3 cm

Au début des années 1830, William Henry Fox Talbot pose les fondements de la photographie argentique moderne, en inventant le procédé du « négatif-positif ». Le « calotype » permet alors d’obtenir une image en négatif tandis qu’une autre feuille enduite de nitrate d’argent, superposée et exposée à la lumière, laisse émerger la forme positive finale. En plus d’être philosophe et homme de science, Talbot s’avère également passionné de botanique, comme le traduisent ses premiers « dessins photogéniques » mis au point en 1839 : des feuilles d’arbre, des plantes et des fleurs laissaient paisiblement transparaître leurs silhouettes délicates. Quelques temps plus tard, entre 1844 et 1846, il publiera un ouvrage intitulé The Pencil of Nature, lequel est illustré de 24  photographies explorant les possibilités entrevues en matière d’art et de science. On retrouvera cette poésie de l’image scientifique – ou inversement, une certaine objectivité à travers l’image d’art  jusque de nos jours.

L’artiste sud-coréen Koo Sung Soo emploie justement ce terme de « Photogenic drawings » pour nommer la série de photographies qu’il présente à partir de 2011. À première vue, les plantes ici partagent avec celles de Talbot une sensation de fragilité, les fleurs ainsi immortalisées se veulent le reflet d’une vie éphémère passée, comme si la fugacité du vivant était restée figée par le médium photographique. Tout se veut pour ainsi dire « naturel », quand bien même il ne s’agirait que de réminiscences d’une vitalité passée. D’ailleurs, à bien y regarder, l’aplatissement de l’image participe à l’allure fanée de ces fleurs, la mise-en-scène leur donne un aspect désuet, hésitant, un peu flottant, ce qui ne manque pas de leur concéder une certaine délicatesse. Si la vie ne coule plus en elles, il semble subsister au cœur de ces images une sorte d’hommage à la nature.

Cependant, une observation plus attentive nous invite à relever le dispositif employé par l’artiste. Dans un premier temps, il s’agit de se saisir avec précaution d’une fleur accompagnée de sa racine, puis de la disposer sur une couche d’argile. Ensuite, une plaque de caoutchouc aplatit la plante qui est soigneusement retirée lorsque l’ensemble est sec. Un moule est donc obtenu, l’artiste le remplit de plâtre et de ciment et en recueille une plante factice, en relief, qu’il ne reste plus qu’à peindre avec la plus grande précision pour que l’illusion soit parfaite. La dernière étape consiste donc à photographier la plante en restant attentif aux éclairages de studio. Dans ces photographies, rien n’est donc vrai, tout n’est qu’artifice. Voilà que des fleurs jusque-là admirables de grâce ne sont que le résultat d’une sorte de subterfuge de la représentation. Quelles sont alors les questions que soulève un tel projet ? Ne s’agit-il pas d’interroger ce que nous savons véritablement de ce que nous percevons ?

Globalement, Koo Sung Soo réactualise à travers l’outil photographique le rapport qu’entretiennent art et connaissance, ce que justement annonçaient les premiers « Photogenic Drawings » de Talbot. De même, et en cela nous percevons la très grande cohérence reliant les différentes œuvres de l’artiste coréen, le projet précédent intitulé Magical Reality dévoilait une réalité du monde contemporain qui se veut multiple et complexe. Si donc est interrogée la nature trompeuse des apparences, il nous faut également insister sur le caractère « constructiviste » des réalités perçues. Autrement dit, ce que nous percevons de la réalité du  monde – qu’il s’agisse de plantes figées à jamais par la photographie ou d’espaces urbains investis de symboles – reste la résultante de processus composites, en termes d’interactions sociales comme d’élaboration de « savoirs ». Le monde n’est pas donné de toute pièce, de façon immuable et indélébile, il est le fruit d’un processus, d’un travail et il semble qu’il en soit de même pour la connaissance que nous en avons. Par extension, interroger la nature de la réalité est aussi une façon de s’enquérir de la constitution des imaginaires et des consciences, ce qui est le propre de la sociologie de la connaissance succédant à Karl Marx. On peut par ailleurs revenir à la distinction qu’opère Fred Forest dans son manifeste de l’Art sociologique, entre le Réel et la Réalité, ce qui semble particulièrement probant ici : « Le Réel a pour caractéristique d’être contingent et inorganisé. La Réalité est structurée […] Les hommes ne peuvent connaître véritablement le monde qu’en le ‘travaillant’. Le Réel est brut, la Réalité au contraire est ce résultat du travail d’approche, et de transformation entrepris par l’homme »[1].

Incontestablement, ces fleurs n’aspirent pas tant à nous illusionner, et donc à nous décevoir, qu’à pointer une réalité en constante évolution, travaillée par d’autres et qu’il nous faut également remuer afin qu’elle nous dise ce qu’il en est, « réellement ».

De là, les procédés employés par l’artiste s’avèrent d’une grande habileté car à travers eux, il parvient à questionner la consistance-même de la mécanique photographique. Cette dernière peut être perçue comme un appareil de décomposition de la réalité, nous rappelant constamment à ces « représentations de représentations » vues dans la série précédente. Bien davantage, Koo Sung Soo examine la nature de la photographie – à travers une photographie de la nature – en se focalisant sur trois aspects. Premièrement, en capturant des éléments de la nature, la photographie est interrogée dans sa capacité à traduire le mouvant et le flux de la vie, alors qu’elle est censée suspendre le temps. Si en soi le résultat ne laisse pas de doute, puisque ces plantes sont définitivement pétrifiées, toutefois, il reste d’elles comme une évocation, sorte de mémoire visuelle qui jaillit à nouveau pour figurer l’éternelle fragilité de la vie. Sans doute est-ce là une dimension que nous pourrions qualifier d’esthétique. Deuxièmement, Koo Sung Soo élabore une démarche qui se réfère directement aux premières ébauches de Talbot, dont il n’est besoin de rappeler l’importance pionnière dans l’avènement du projet photographique il y a maintenant près de deux siècles. Si nous pouvons songer à une sorte d’hommage de la part de l’artiste coréen, sinon un clin d’œil, ce sont les origines et les fondements techniques de l’outil photographique qui sont ainsi remis à l’ordre du jour. Troisièmement, certaines des chimères et des apories qui jadis accompagnaient la photographie sont remises en cause, qu’il s’agisse de l’irréductibilité technique de la photographie à reproduire sans fard la réalité ou de sa capacité à explorer, dans une perspective scientifique, ce que l’œil humain ne parvient pas toujours à discerner. Ici, l’artifice des Photogenic drawings contredit le but prétendu de la photographie d’antan, à savoir, celui de retranscrire une réalité du monde dans son absolue exactitude, sans qu’il n’y ait de doute possible. Bien au contraire, la photographie semble déplacer ses convictions mimétiques pourtant si solides. Peut-être n’a-t-elle jamais été autant source d’artifices, ou plutôt, peut-être a-t-elle, justement, toujours été le motif de manœuvres trompeuses, Koo Sang Soo ne faisant que nous rappeler à sa nature véritable.

Au final de ce projet, l’art et la photographie semblent sortir gagnant, car s’il ne reste plus que des réalités amovibles, l’objet de la photographie sera de se mettre au service de ces nombreuses facettes pour mieux en refléter la diversité et la « magie ». Parfois, l’artiste photographe s’avère être un redoutable prestidigitateur, en cela-même qu’il parvient à nous montrer une réalité du monde, alors qu’il ne nous en a dévoilé que les ruses.

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Photogenic Drawings Series, C-Print, 77 x 55 cm, 2011.

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Photogenic Drawings Series, C-Print, 77 x 55 cm, 2011.

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Photogenic Drawings Series, C-Print, 77 x 55 cm, 2011.

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Photogenic Drawings Series, C-Print, 164 x 225 cm, 2011.

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[1] Fred Forest, Art sociologique, Paris, 10-18, 1977, p. 63.

Texte publié en janvier 2013 sur contemporaneite.com

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