Art, etc.


Les Trois grâces


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Moulène

Jean-Luc Moulène, Les Trois Grâces, Vidéo HD, sans son / Video HD, no sound, 9 min 24 sec, Production : Modern Art Oxford, Edition de/of 3 + 2AP, 2013.

Nietzsche se demandait autrefois quel était le sens de la vie. Si selon lui la vie est croissance, chaos et volonté de puissance, la figure des Trois Grâces permet de souligner sa proximité avec les arts et la nature, tout autant qu’une éthique profondément joyeuse. Allégresse, abondance et splendeur, trois sœurs dansantes sur des sentiers champêtres clament le bonheur de vivre, interrogeant la beauté pour ce qu’elle a de complexe, dynamique et mutant. Il y a en effet du dionysiaque dans cette quête de l’excès et du rire, la référence au concept forgé par le Nietzsche de la Naissance de la tragédie (1871) permet d’insister sur la possibilité d’appréhender une culture donnée à partir d’une notion esthétique.  De là, ces Trois Grâces peuvent-elles nous aider à ausculter le monde qui est le notre ?

En revisitant cette thématique, la galerie Chantal Crousel nous propose une exposition qui explore diverses facettes de la beauté moderne et contemporaine. Les artistes présentés s’échelonnent sur près d’un siècle, partant de James Ensor et Francis Picabia pour parvenir à Thomas Hirschhorn et Heimo Zobernig, ce qui laisse entrevoir la nécessité d’assumer le passé tout en se portant vers le futur, de tenir compte de l’aspect protéiforme de cette « éthique esthétique » incarnée par les Trois Grâces.

La beauté a donc un sens élargi, elle se veut parfois pure et fragile, comme avec les fleurs aquarellées d’Elisabeth Peyton, ou simple et candide avec la série de lithographies de James Ensor. Elle peut aussi être perçue pour la délicatesse des narrations qui l’induisent, à l’image des fragments de plâtre et d’affects de Danh Vo, ou des décompositions de mouvements de Rudolf von Laban qui ne sont pas sans rappeler les élégantes chorégraphies d’Etienne-Jules Marey.

Toutefois, ce qui retient plus particulièrement notre attention est la manière avec laquelle Thomas Hirschhorn s’attaque à la représentation des corps dans le paysage contemporain, avec une littéralité qui lui est souvent caractéristique. Avec Collage-Truth N°14 (photo de couverture), l’artiste suisse interroge alors des images venues de nulle part qui pourtant nous submergent. Des corps déchiquetés par des bombes se jouxtent à la photographie de quatre mannequins au regard chavirant. Ils paraissent totalement happés par l’objectif du photographe, attisent le spectateur, l’invitent du regard. Comme nous l’explique Hirschhorn, nous devons nous interroger car il s’avère plus facile d’admirer la plastique irréprochable de ces lolitas, plutôt que des corps détruits. Serions-nous aujourd’hui devenus « hyper-sensibles » au point d’occulter une réalité du monde qui cependant doit nous engager ? Aurions-nous égaré une certaine responsabilité vis-à-vis de ce qui se trame, ailleurs sur le globe, sous le prétexte que ces images terribles nous révulsent ? Le culte de la beauté est aussi une forme de détachement moral qui nous éloigne de la réalité du monde.

Cette œuvre résonne quelque peu avec la vidéo en noir et blanc de Jean-Luc Moulène, bien que le motif soit totalement différent. Ici, trois femmes nues comme des sculptures font face au spectateur, le ciel est uniformément gris, l’herbe qui fait office d’horizon agit comme un socle. Les postures paraissent malaisées, la gêne de ces corps exposés est palpable ; l’attente s’instaure, aussi bien pour ces jeunes femmes que pour le public.

La représentation de soi, de sa nudité, se manifeste avec une pudeur évidente. Les corps sont pourtant graciles et le temps qui passe, plutôt apaisant. La curiosité du spectateur s’attise peu à peu, jusqu’à ce qu’il prenne conscience du caractère intrusif du regard qu’il porte. L’œil se focalise alors sur les détails, devient attentif aux ressemblances et aux lenteurs, à la stature de ces corps d’exposition, fiers et altiers, mais simultanément rapportés à la précarité d’un dépouillement vestimentaire. L’attente se mue ensuite en observation contemplative, la moindre variation s’examine, la vidéo devient belle à regarder car une douceur méditative émerge progressivement, compatissant avec cette lenteur que l’on nomme justement, la grâce. Moulène parvient à investir la question de la beauté non pas pour ce qu’elle comporte d’artifices et de subterfuges, mais pour son naturel. En soi, cette vidéo se conjugue à la photographie de Hirschhorn, car elle explore la beauté en ce qu’elle peut revêtir des apparences et des significations sans cesse changeante. Ni bonne ni mauvaise, ni à stigmatiser ni à idolâtrer, la beauté est une force, ce que nous enseigne le contemporain est qu’elle se conjugue aussi avec la culture, ainsi que nous le rappelle Abraham Cruzvillegas avec une installation dont le titre est assez révélateur des dualités qui se logent en toute chose : I wish I was chaste, neat and voluptuous (or at least that my butt looked like those painted by Rubens), but I’m just a horny Intergalactic Indigenous Emo.

Ce que nous transmet cette exposition est donc une polyvocité esthétique et éthique d’une beauté qui se pense autant qu’elle se laisse regarder. En revisitant des artistes passés et en proposant des artistes toujours en devenir, les Trois Grâces ont surtout le mérite de nous interroger sur notre actualité, ou plutôt sur le regard que nous lui portons.

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Elizabeth Peyton, Untitled, Aquarelle sur papier / Watercolor on paper, 23.5 x 31 cm, 2013.

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Danh Vo, Gustav’s wing, Papier mâché / Papier mâché, 30 x 37 x 34 cm, Vue d’exposition au Porto Culturgest, Portugal / Exhibition view at Porto Culturgest, Portugal, 2013.

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Abraham Cruzvillegas, I wish I was chaste, neat and voluptuous (or at least that my butt looked like those painted, by Rubens), but I’m just a horny Intergalactic Indigenous Emo, Matériaux divers / Mixed media, Dimensions variables / Variable dimensions, 2013.

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Rudolf von Laban, Two dances for three male figures, Extrait du film Les Chemins de la force et de la beauté de Wilhelm Prager, Fragment from the film Ways to Strength and Beauty by Wilhelm Prager, 1925.

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Rudolf von Laban, Two dances for three male figures, Extrait du film Les Chemins de la force et de la beauté de Wilhelm Prager, Fragment from the film Ways to Strength and Beauty by Wilhelm Prager, 1925.

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Heimo Zobernig, Ohne Titel, Acrylique sur toile /Acrylic on canvas, 200 x 200 cm, 2013.

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Thomas Hirschhorn, Collage-Truth N°14, Imprimés, scotch, feuille plastique / Prints, tape, plastic foil, 27 x 37.50 cm, 2012.

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James Ensor, Les Coquilles – N°18, La Gamme d’Amour (Flirt de marionnettes), Lithographie sur papier Velin d’Arches / Lithography on Velin d’Arches paper, 25 x 32.50 cm, 1929.

Moulène

 

Exposition Les Trois Grâces à la galerie Chantal Crousel à Paris, du 4 mai au 15 juin 2013.
courtesy ©chantal crousel

texte publié sur contemporaneite.com en mai 2013

image de couverture, Thomas Hirschhorn, Collage-Truth N°14, 2012, imprimés, scotch, feuille plastique, 27 x 37.50 cm
courtesy de l’artiste et Galerie chantal crousel, Paris

 

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Alexander Ross. Que peut la peinture?


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Les masses informes et verdâtres que peint Alexander Ross ne sont pas forcément des plus attirantes, ni des plus communes en matière de peinture. À vrai dire, ces amas gélatineux et ces orifices vaguement physiologiques sont même assez repoussants, ce qui ne les empêche nullement de conserver une part de mystère : pourquoi peindre des substances pâteuses et organiques, qui plus est dans une gamme chromatique presque alimentaire ? C’est que les motifs ainsi dépeints visent à explorer les possibles qui s’offrent à l’artiste avide de conquêtes picturales. Il semble en effet que le projet de Ross soit d’établir l’examen des variations que la peinture met à sa disposition, en se posant la question suivante : que peut la peinture ?

Le choix de l’informe et des univers surréalistes constitue déjà une façon de s’extraire de ce que nous savons des techniques picturales. Ici, rien ne se laisse identifier, ou plutôt reconnaître. Nulle forme surcodée et saillante, mais des amas indistincts qui se contorsionnent, se creusent en eux-mêmes, alors que de vagues réminiscences cellulaires couvrent la surface de la toile en figurant des cartes abstraites. Tout parait fluide et prétexte à s’aventurer sur des terrains hybrides où se mêlent l’hyperréalisme et le fantastique, l’absolue véracité de la matière et les mondes imaginaires.

Si donc ce qui importe est l’exploration de contrées inexplorées, toutes les déclinaisons techniques peuvent être recensées, sans doute pour mieux sonder ce que la peinture ne sait pas encore faire. Comme nous le voyons dans le cadre de cette exposition, chaque toile présentée diffère de la précédente par sa mise en œuvre et son rendu plastique : la peinture se veut parfois épaisse et matérielle lorsqu’elle est appliquée au couteau, l’aquarelle apporte sa limpidité, sa légèreté et sa paleur. Ailleurs, l’huile permet à la matière brillante de jouer sur les reflets et les fluidités de façon photoréaliste, tandis que les crayons de couleur et les pastels gras offrent une insouciance que l’on retrouve aussi dans les dessins d’enfants. La peinture de Ross se déploie donc à travers les genres, elle se fraie un chemin parmi ses différents modes d’existence, aspirant à mieux se connaître et à sonder ce dont elle est capable.

Dans cette quête de soi picturale, Alexander Ross peut confronter la peinture à ses rivales traditionnelles, en travaillant à partir de modèles en pâte à modeler qu’il photographie dans un second temps, pour mieux les peindre ensuite. La démarche a quelque chose des premières expérimentations visant à révéler des phénomènes scientifiques que l’on bricole préalablement avant de les mettre en image. C’est donc la peinture qui reste le médium-maître, le résultat final, mais pour y parvenir, il faut passer par les mains du sculpteur et la mécanique du photographe. Singulier travail préparatoire, comme si la peinture devait d’abord faire ses preuves pour mieux s’élancer.

De là une question essentielle : pourquoi selon Ross la peinture doit-elle primer sur les autres techniques ? Peut-être est-ce parce qu’elle seule permet de retranscrire des mondes qui n’existent pas. Paradoxalement, ces peintures ne sont jamais que la représentation exacte de réalités conçues par l’artiste. En s’interrogeant sur ce que peut la peinture, l’artiste en arrive finalement à questionner ce que peut la représentation. C’est ce qui explique l’incidence du biologique dans ses compositions, il est vrai que les formes spongieuses se tortillent et s’emmêlent continuellement, que ces brindilles empruntent au règne végétal la puissance et l’abondance. Des notions de fluidité et de devenir semblent émerger afin de synthétiser ce qui est voué à toujours se mouvoir, et donc à se positionner entre deux réalités. Alexander Ross nous indique ainsi que la peinture est mais n’est pas encore tout à fait : elle devient.

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Untitled _ 2012 _ Oil on linen _ 114.3 × 134.6 cm PP (Copier)

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Exposition Alexander Ross à la galerie Hussenot à Paris, du 4 mai au 4 juin 2013.
courtesy ©galerie Hussenot

texte publié sur contemporaneite.com en mai 2013

image de couverture : Untitled, 2009, Ink, graphite, colored pencil, watercolor and flashe on paper, 65,25 x 96 cm.

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