Art, etc.


Watchmen : « Quand? » (2)


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Comment on écrit l’histoire

La circularité vertueuse de la question « Who watches the watchmen ? » permet d’insister sur une sorte d’irrémédiabilité du temps médian : ni l’origine, ni le terme ne s’imposent véritablement. Dans le contexte de la série de Gibbons et Moore, ce temps intermédiaire souligne l’Agir au regard de ce qui le motive et de ce qu’il provoque. On ne sait qui sont les responsables de la situation politique et culturelle que vivent nos super-héros, tout comme nul ne peut prédire les conséquences de leurs interventions. S’il est vrai qu’est ainsi décrit le propre de toute existence humaine, palpitant entre l’héritage qui nous échoit et l’héritage que nous délaissons, entre le « d’où vient-on ? » et le « où allons-nous ? », la posture du super-héros est d’autant plus saillante dans la mesure où ses actions portent la lourde tâche de décider non de son propre sort, mais de celui d’une civilisation, voire de l’espèce humaine. Soulignons alors l’exercice de pensée induit par la série dessinée : celui qui généralement agit, décide et porte les responsabilités est le puissant, le monarque, ou le dirigeant politique, non pas le super-héros.

Ainsi, toute action échappe au temps de la contemplation aussi bien qu’au temps de la spéculation, résonnant avec la célèbre 11ème thèse sur Feuerbach formulée par Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, mais ce qui importe est de le transformer »[1]. Dans l’optique marxienne, le moteur de ce qui engage l’histoire et initie le « monde » relève du tumulte des interactions collectives. Celles-ci produisent et sont produites par les hommes précisément dans ce rapport de circularité vertueuse. En cela, le projet de Gibbons et Moore fait écho à une « philosophie de l’histoire », version pop, où il est question de sonder le rôle des hommes face au devenir historique. Doit-on concevoir l’Histoire comme le fruit de l’activité humaine ? A contrario, l’Histoire connait-elle une dynamique évolutive intrinsèque, indépendante, qui échappe à l’industrie des interventions humaines ? Quel rôle joue le hasard et quelle est la place de la détermination, dans l’élaboration de l’Histoire ?

Autant d’interrogations qui en fin de compte, rendent pertinente l’absence de superpouvoir de nos super-héros, sujets extravagants d’une expérience théorique dont on exacerbe les contours, pour mieux mettre en relief les attributs étudiés. À travers l’utilisation de la thématique du super-héros, sans doute peut-on parler de « philosophie expérimentale », au même titre que les sciences galiléennes aimaient à mettre en scène un ensemble de paramètres afin d’en isoler un autre en particulier. Ici, ces superhéros aux costumes excentriques et aux allures de vedettes ne font que détourner notre attention. Ce qu’ils questionnent, finalement, n’est pas l’homme paré de qualités extraordinaires, mais l’homme dans sa plus grande généralité, pris dans ses activités et devenirs face à l’Histoire.

Celle-ci apparait également de façon hyperbolique. Hésitant entre déterminisme et incertitude, le récit s’appuie en effet sur une uchronie initiée par l’accidentelle désintégration de Jon Osterman en août 1959, qui devint l’omniscient et l’omnipotent Doc Manhattan. La trame temporelle se dissocie lentement de la nôtre pour décrire un monde où les États-Unis gagnent au Vietnam, rendant le conflit en Afghanistan susceptible de provoquer une guerre nucléaire, tandis que Richard Nixon poursuit son cinquième mandat. La notion d’accident ou de catastrophe nous interroge, car elle est à la fois ce qui interrompt l’Histoire et ce qui l’enclenche. Du coup, toute catastrophe est par définition liée à une forme d’impensable. Ce n’est qu’une fois surgie que l’on en perçoit l’étendue, ce n’est qu’à la mesure de son improbabilité qu’elle constitue un espace en lequel on n’ose croire. Peut-être est-ce parce qu’elle renvoie à un chaos inacceptable pour les réalités humaines. La catastrophe ne peut survenir, car toutes nos actions, nanties de leur exhalaison rationaliste, en évacuent le possible. Si ce ne sont pas les hommes qui en sont l’origine, les forces de la nature prennent le relais et demeurent aussi incontrôlables qu’imprévisibles. Aussi le récit déambule-t-il d’une catastrophe à l’autre : celle qui, tel un micro Big Bang, voit naître un homme nouveau, ou plutôt un Dieu, et celle qui est annoncée et mettra un terme à l’humanité. Entre ces deux événements, une oscillation de possibles, comme le prouve cette réalité uchronique qui, justement, n’est pas notre réalité. Oscillation entre ce qui est su – le récit puise dans notre passé récent, s’appuyant sur des faits historiques réels – et ce qui est fantasmé, comme pour nous rappeler que le cheminement de l’Histoire est des plus fragiles, au moins aussi fragile qu’un battement d’ailes de papillon.

L’histoire et l’Histoire s’avancent sans que l’on en connaisse l’issue, certes, mais elles se déploient également sans que l’on sache comment, se balançant globalement entre, d’un côté, une conception marxienne qui fait la part belle au contexte matériel, technique et idéologique d’une époque – l’infrastructure détermine la superstructure qui à son tour détermine l’infrastructure – et d’un autre côté, une conception du hasard liée à la théorie du chaos, c’est-à-dire aux variations imperceptibles, fondamentalement instables, des conditions initiales. Les causes seraient alors superficielles plutôt que d’être le résultat d’actions collectives et, dans cette optique, l’irruption de catastrophes est parfois perçue tel un couronnement du destin. Ce qui arrive en effet à John Osterman est le fruit du hasard, un accident, pourtant, de lui dépend le sort de l’humanité.

Hasard ou détermination ? Le statut du superhéros face à l’Histoire semble interroger une troisième voie, celle du « grand Homme », conformément à certaines philosophies de l’Histoire. Selon cette approche, seul un grand homme est capable de faire basculer l’ordre des choses. Littéralement, il fait l’Histoire, et dans l’optique de Hegel, il s’agit généralement d’un homme d’État, brillant et novateur, au service de son peuple qu’il entend guider vers un changement définitif. L’adaptation filmée montre le Comédien assassiner le Président John Fitzgerald Kennedy en 1963, alors que le Doc Manhattan, dans sa conscience altérée du temps, capable de figurer simultanément le passé et l’avenir, décide de ne pas intervenir. Cet épisode est habile à de nombreux égards car c’est le grand homme qui ici est assassiné, passant le relai à son exécuteur, lui qui finalement, changera l’Histoire. En parallèle, le Doc Manhattan, seul homme qui en dernier ressort, dépasse les hommes, reste marqué par l’inertie en décidant justement de ne pas modifier le cours des choses.

Cette thématique du grand homme est donc contredite par l’idée finalement très vague de superhéros, l’assassinat nous indique que les hommes ne peuvent renoncer à un certain fatalisme médiocre et meurtrier, finissant par s’entretuer, tandis que l’être le plus proche de Dieu et donc le plus apte à modifier le cours de l’Histoire, choisit la voie de l’indifférence. La notion de responsabilité se fait elle-même flottante, car les protagonistes de Watchmen composent deux ordres distincts mais parallèles, celui de la réalisation de soi et celui de la réalisation du monde. Nous passons constamment de l’individuel au politique, des désirs de gloire et de reconnaissance à l’avenir de l’humanité.

[1]

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Watchmen : « Qui? » (1)


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Publié entre 1986 et 1987, la série Watchmen bénéficie d’une considération critique[1] qui doit beaucoup à la complexité de son récit et de ses enjeux. La nouvelle graphique se destine d’ailleurs à un public adulte, tout en puisant dans l’imaginaire pop des super-héros américains que l’on associe parfois à des univers adolescents et libidineux. Alors que ces super-héros n’ont peut-être jamais été aussi présents dans le paysage hollywoodien, reflet de l’impérialisme américain[2], l’œuvre de Gibbons et Moore se porte à contre-courant par sa dimension critique et réflexive qui, justement, va à l’encontre de ce même impérialisme.

Le comics aussi bien que l’adaptation cinématographique de Zack Snyder en 2009, participent d’un dispositif critique un peu paradoxal. Celui-ci consiste à s’insérer au cœur du système que l’on incrimine, pour mieux en manifester les atours. En cela, le film peut se percevoir comme un pied-de-nez à l’égard d’une conception qui voit en tout public de blockbusters, une masse informe et irréfléchie. De même, l’hermétisme prétendu de concepts philosophiques élaborés s’en voit amoindri, non parce que des notions telles que la volonté de puissance ou du surhomme sont rendues abordables auprès du public, mais parce qu’elles peuvent s’affranchir de l’idée qu’elles sont produites pour et par des « spécialistes ».

Toujours est-il que cette mise en abîme du dispositif critique semble entrer au cœur de l’œuvre. La voilà magnifiée par la question récurrente « Who watches the Watchmen ? » qui parsème le récit écrit et filmé, tel un leitmotiv dont il nous faut sonder les implications. Dans cette optique, l’enjeu de notre étude en plusieurs volets est peut-être celui de la « Pop philosophie », à ceci près qu’il ne s’agit pas seulement de tracer les lignes de fuite d’un objet extérieur au monde de la philosophie – celui des super-héros – puisqu’ici, l’objet en question est déjà constellé de pistes théoriques. Il s’agit davantage de procéder à une Pop philosophie à la puissance Pop philosophie, dès lors que l’objet « super-héros » est médité de façon spéculative par Gibbons et Moore, qui alors reportent leurs interrogations sur le terrain de la bande dessinée, puis du cinéma hollywoodien, pour qu’enfin d’autres tels que nous se réapproprient ces transferts successifs et tentent d’en laisser émerger l’Intéressant, le Remarquable et l’Important, selon les mots de Gilles Deleuze[3].

«Who watches the Watchmen ? »
Cette question, « Who watches the Watchmen ? », tient lieu de devise dans toute l’œuvre. Aussi constitue-t-elle une sorte de clé dans l’élaboration d’une trame métadiscursive : si la question est littéralement celle que se posent les divers protagonistes, elle est  également ce qui donne au lecteur la possibilité d’invoquer des « zones d’intelligibilité » qui vont bien au-delà du récit. Ces zones peuvent se lire comme des possibles qu’il reste à actualiser.

Parmi ces possibles, la notion de responsabilité. Plus précisément, parce que ces prétendus super-héros ne sont en réalité que des individus dénués de tout superpouvoir – hormis pour Doc Manhattan –, parce que leurs actes les rendent humains, trop humains, aussi parce que leur vocation première n’est pas de protéger les innocents mais de se mettre au service de la politique américaine, dans le contexte d’une guerre froide revisitée par les auteurs, le problème qui s’impose à la fois aux lecteurs et aux protagonistes est effectivement clamé par la question « Who watches the Watchmen ? ».

Qui en effet, peut superviser les personnes supposées nous superviser ? Ces super-héros vieillissants n’ont rien d’irréprochable, ils sont confrontés à la question du pouvoir lorsqu’il échoit entre de mauvaises mains. La question de la morale, dans son rapport à l’agir, est ainsi posée. C’est le cas avec le personnage d’Ozymandias alias Adrian Veidt, qui pense plus juste de sacrifier des millions de vies humaines afin de rétablir un équilibre géopolitique préservant les hommes de la guerre, et donc de pertes plus importantes. On songe également au Comédien, alias Edward Blake lorsque couvert par les autorités américaines, il peut en toute impunité massacrer qui bon lui semble. La question « Who watches the Watchmen ? » est en soi une question éthique et politique car elle incite à relativiser le principe de l’autorité, du contrôle et de la discipline, soulignant la faiblesse d’une distinction entre surveillants et surveillés.

Généalogie du « Qui »?
Ce qui importe dans la question « Who watches the Watchmen ? » est sans doute le « Who ? », alors que dans une optique nietzschéenne, la question « Qui ?» renvoie à un procédé généalogique. Contrairement à l’histoire ou aux sciences qui posent les questions du « Quoi ? » ou du « Comment ? », la généalogie insiste sur la pluralité des strates signifiantes ainsi que sur leurs relations de cause à effet qui sont tout sauf linéaires. En effet, selon Nietzsche, afin de remonter aux origines des valeurs, de la morale et des préjugés, il faut réviser les conceptions traditionnelles qui confèrent aux premiers hommes une sorte de légitimité idéalisée dans la construction de notions morales. La justice, la religion voire l’autorité ne sont pas élaborées par des hommes primitifs aspirant à une quelconque justesse de la vérité. Le bien n’est pas plus énoncé par les humbles, mais par les puissants, dans la mesure où les fautes, les châtiments et les créances – au fondement des premiers systèmes politiques et sociaux, par la mise en place de dispositifs d’obligations mutuelles – sont inspirés par une forme de souffrance en tant que source de plaisir. Le principe de mémoire contribue alors à forger puis à perpétuer les valeurs morales[4]. En d’autres termes, la question « Qui ? » implique que l’on reconsidère les rôles impartis aux premiers protagonistes incapables de surmonter des blessures physiques ou morales. Le fort n’a pas besoin de nier, il lui suffit de disposer. Le faible en revanche, ne peut que maugréer, sans pour autant parvenir à oublier. La question du « Qui ? » en elle-même ne peut être linéaire, elle compose un cercle vertueux car si les forts sont ceux qui provoquent la sournoiserie et le ressentiment du faible, c’est bien ce dernier qui au terme d’une « sublimation culturelle »[5] est au fondement de la morale.

La question « Qui ? » décrit les forces actives et la « volonté » qui se cache au cœur des choses, ainsi que le souligne Deleuze dans sa lecture de Nietzsche[6]. Ce ne sont pas des individus physiques et réels qui sont au commencement de ce qui arrive, mais une activité pluraliste qui mue, saisit des forces et se métamorphose. Chez Nietzche, cette figure est investie par Dionysos, dieu qui se cache et se manifeste[7]. Dans l’œuvre de Gibbons et Moore, chacun des personnages investit la question du « Qui ? » à sa manière, en représentant une figure philosophique particulière – nous y viendrons ultérieurement. Relevons néanmoins que les super-héros de Watchmen agissent pour certains à visage découvert, comme pour mieux déplacer les responsabilités. Tout porte à croire que l’on sait qui fait quoi, mais c’est une erreur. D’une part, en effet, si ces super-héros sont les acteurs connus et identifiés des événements, leurs interventions sont cependant toujours placées sous l’égide d’une entité qui les surplombe : le cours du destin, un être manipulateur ou plus simplement une institution gouvernementale. D’autre part, la trame du récit s’arrête justement sur un mystérieux personnage qui tire les ficelles et dont il faut dévoiler l’identité, à la manière d’une enquête policière. Paradoxalement, il s’agit d’un personnage rencontré à de nombreuses occasions tout au long du récit, Ozymandias. Le comble de ce dispositif de faux-semblants repose sur le dénouement : les puissances politiques ennemies finissent par aller en paix, certaines d’avoir affaire à un adversaire commun, le Doc Manhattan, alors qu’en réalité, la menace est montée de toutes pièces par une tierce personne n’ayant d’autres résolutions que de réinstaurer une situation d’équilibre géopolitique.

« Qui ? » est la question que ne se sont pas posée les puissants, trompés par les apparences. De là son aspect moral, comme une injonction à suivre, car sans elle, nul ne peut percevoir la véritable consistance des forces qui animent les devenirs humains. Cette consistance dynamique faite de pluralité, de contradictions et de complémentarités, à la manière d’un organisme biologique, pose les bases d’une approche systémique du super-héros, telle que nous l’envisagerons dans une seconde partie.

[à suivre]

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[1] En 2005, le magazine américain Time désigne la série de Moore comme étant l’une des cents meilleures nouvelles anglophones depuis sa création, côtoyant Steinbeck, Fitzgerald, Huxley ou Kerouac. Dans la catégorie des nouvelles graphiques, l’œuvre de Moore arrive en tête.

[2] Alejandro Gonzalez Iñarritu peut évoquer un « génocide culturel »,Interview du réalisateur mexicain parue sur deadline.com le 15 octobre 2014. http://deadline.com/2014/10/birdman-director-alejandro-gonzalez-inarritu-writers-interview-852206/ [3] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, Paris, Minuit, 1991, p. 80.

[4] Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, 2e dissertation, §3, Paris, Éditions Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993 (1887), traduit de l’allemand par Henri Albert, révisé par Jacques Le Rider, « Partout où il y a aujourd’hui encore sur la terre, dans la vie des hommes et des peuples, de la solennité, de la gravité, du mystère, des couleurs sombres, il reste quelque chose de l’épouvante qui jadis présidait partout aux transactions, aux engagements, aux promesses : le passé, le plus lointain, le plus profond et le plus cruel passé nous anime et ressurgit en nous lorsque nous devenons ‘graves’ », p. 806.

[5] Jacques Le Rider, Introduction à La Généalogie de la morale, ibid., p. 748.

[6] Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 2005 (1962), « La question : ‘Qui ?’, selon Nietzsche, signifie ceci : une chose étant considérée, quelles sont les forces qui s’en emparent, quelle est la volonté qui la possède ? », p. 87.

[7] Ibid., p. 88.

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