Art, etc.


Une construction esthétique de la réalité : l’image rumorale


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Lorsque l’on essaie de comprendre le monde contemporain, d’envisager la manière avec laquelle il se constitue, il faut admettre que le rôle des images a passé un cap au travers de la logique des réseaux, et plus particulièrement, de la logique participative et interactive de ces mêmes réseaux. Il est vrai que notre civilisation est désormais qualifiée d’iconique, en particulier avec ce que permet le Web. Mais le Web évolue aussi, et laisse surgir de nouvelles pratiques, autonomes, non-gouvernées, participatives, interactives, et sociales. Ce que l’on décrit par Web 2.0. C’est dans cette optique que l’image rumorale est intéressante à aborder, en ce qu’elle semble incarner précisément le type d’image se moulant avec le plus de conformité, à ce que permet notre époque actuelle, à l’aune du Web 2.0. Ainsi, la question que nous voudrions poser est la suivante : que peuvent des images qui sont supposées entretenir une relation de proximité à l’égard de notre époque technique ? Et que serait le rapport au monde de l’art ? Nous procéderons en trois étapes. Il convient dans un premier temps de décrire ce qu’on peut entendre par le terme d’image rumorale.

Qu’est-ce qu’une image rumorale ?
Procédant de touche en touche, se propageant sans rencontrer de réels obstacles, il semble que ce que l’on décrit par « rumeur » soit non seulement exacerbé par le régime technique contemporain, en ce qu’il insiste sur les mécanismes de communication et d’interaction, tout comme la rumeur a toujours été un principe constitutif d’une certaine intelligibilité du monde. En cela la rumeur est propice à un rapport à l’égard du vrai et du faux, à l’égard de ce que nous croyons, de ce que nous savons, et en définitive, de ce que nous pourrions nommer la « réalité ».

Or en règle générale, on a coutume d’associer le principe de la rumeur à des idées ou à des « objets flottants », qui transitent, qu’ils soient avérés ou factices. Ce que traduit également l’association que l’on fait pour parler de la rumeur, avec le « bruit qui cours ». Il semble intéressant de s’arrêter sur les mécanismes de la rumeur, dès lors que l’on passe non plus seulement à une sorte de transmission d’idées flottantes, mais aussi et surtout au régime de diffusion des images tel que notre époque le laisse supposer. Insister sur ce que nous pouvons désormais appeler des « images rumorales », nous permet en outre d’interroger la correspondance possible à l’égard du monde de l’esthétique, et plus particulièrement, de sa proximité avec celui des arts. Ainsi, qu’apportent de plus les images au principe de la rumeur ? Considérons cette image, sans doute fort connue, à tel point qu’elle en devient le motif paradigmatique des analyses sur l’image rumorale.

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Il semble a priori qu’il s’agisse d’une photographie touristique, on y discerne la date du 11 septembre. Ainsi un avion s’apprête à percuter la tour ; ce qui est assez remarquable est que la photographie telle qu’on la voit, résulterait des restes issus des ruines du bâtiment détruit. Comme le relève Pascal Froissart[1], ce cliché fut l’objet de discussions ardentes sur le net. On invoque alors différents critères afin de la décrédibiliser (la tenue vestimentaire qui ne correspondrait pas à ce moment de l’année, l’orientation de la tour qui posséderait un observatoire et il ne peut s’agir de cette face-ci, etc.). Finalement, un hongrois dénommé Peter y est démasqué, et ce dernier concède volontiers avoir procédé à un montage numérique sur la base de photographies privées, mais néanmoins antérieures à la destruction des tours. Regardons cette autre photographie dans laquelle Barack Obama semble parler dans un combiné téléphonique à l’envers.

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Diffusée en mars 2008 sur le net, cette image ne manqua pas de provoquer diverses railleries, puisqu’Obama est encore à cette époque au coude à coude avec Hillary Clinton pour remporter les primaires. Les commentaires des internautes font montre d’une certaine ironie, se demandant si réellement cet homme veut devenir le président des Etats-Unis. On imagine assez aisément les conséquences qu’une telle image serait susceptible de véhiculer auprès d’un public d’internautes, en pleine campagne électorale. Ce qui est en revanche assez surprenant, est de pouvoir consulter quasiment simultanément cette autre photographie, rétablissant quelque peu l’ordre des choses. En comparant ces images, on constate également l’apparition mystérieuse de l’horloge murale. L’explication résulte de la « fictionnalisation » dont fut sujette l’image factice, apparue originellement sur un blog politique de vocation plus ou moins humoristique. L’image avait alors pour commentaire : « une crise internationale émerge à 3h du matin, Barack Obama répond au téléphone »[2], faisant écho a ce qu’Hillary Clinton pu dire dans sa campagne, enjoignant les votants à choisir qui répondra au téléphone.  Considérons ce dernier exemple.

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Ici, des photographies prises à l’intérieur d’un avion en train de s’écraser, et correspondant à un vol brésilien dont l’accident aurait réellement eu lieu. La personne ayant amorcé ces images impressionnantes donne tout un ensemble d’indications en guise de légende. On apprend ainsi les caractéristiques et références précises du vol et de l’appareil photo, tandis que la carte mémoire de l’un des passagers est semble-t-il restée intacte. Ce qui est surprenant dans ces images, c’est qu’elles ont subitement ressurgies sur le net, lorsque l’année dernière eu lieu l’accident d’Air France au milieu de l’Atlantique. En réalité, il s’est avéré que ces images provenaient de la série télévisée Lost, un regard plus attentif peut rendre compte par exemple des menottes attachées à la jeune femme au premier plan. On notera enfin que l’image rumorale ne signifie pas forcément une image photographique retouchée et qu’elle ne se diffuse pas uniquement sur les réseaux électroniques ; il peut tout autant s’agir d’un diagramme, ou d’un dessin humoristique, tout comme elle peut être diffusée par voie de presse (songeant par exemple aux avis de recherche qui relève de ce dispositif). Ajoutons à cela que le principe de l’image rumorale, renvoie dans une certaine mesure à la vidéo rumorale, en ce que les possibilités d’échanges de fichiers atteignent désormais une vitesse suffisamment propice pour des fichiers de plus en plus lourds.

Une typologie de l’image rumorale
Mais que dire de ces images ? Partageant avec les rumeurs la plupart des tenants, ces images rumorales ont la particularité d’être particulièrement rétives lorsqu’il s’agit d’en forger une typologie. A l’instar de la rumeur, on concèdera volontiers qu’il existe toutes sortes d’approches et de définitions, et surtout, sa compréhension semble être partagée par le plus grand nombre alors que très peu sont capables de dire de façon concrète ce dont il ressort[3]. Il semble pourtant possible de relever quelques critères qui nous permettront d’aller plus loin.
– Absence de motivations claires

Constatons préalablement qu’il est difficile – et parfois impossible – de déterminer les auteurs de telles images, tout comme les motivations qui les animent sont tout à fait hétérogènes. Pour la première image, l’auteur Peter explique avoir voulu faire une plaisanterie à l’adresse de ses amis, là où la seconde image peut sans doute se prévaloir d’une lecture quelque satirique, voire subversive, si ce n’est directement impliquée politiquement, encore que cela se fasse sur un mode plutôt humoristique. Quant à la dernière image, son auteur Carlos Cardoso explique vouloir montrer aux gens à quel point on n’est jamais trop sceptiques face aux images, à juste titre, sur Internet[4].
– Narrativité exacerbée

Si les motifs divergent, ces images ont en revanche pour point commun d’être particulièrement parlantes. C’est là le point essentiel sur lequel Pascal Froissart entend insister, parlant alors d’une « narrativité exacerbée »[5]. La caractéristique essentielle de ces images ne relève donc pas tant des motivations de chacun, ni même de leur rapport à une certaine véridicité dans le propos, mais davantage de leur capacité à se tenir d’elle-même, de façon extrêmement explicite et volubile. Ces images sont en quelques sortes « parlantes », en ce qu’elles infèrent quasiment dans l’immédiateté de leur vision, de leur réception,  un sens très concis, mais surtout, qui remet en question une certaine habitude dans l’ordre du Voir. En effet, jouant avec l’humour, le catastrophisme, ou l’étonnant, ces images relèvent toutes, dans une certaine mesure, de l’extraordinaire. Des images rumorales ne peuvent se contenter d’être des images renvoyant à une certaine monotonie quotidienne, elles sont toujours ce qui fait réagir, et c’est sans doute là que réside l’aspect rumoral : puisqu’elles font réagir, elles poussent celui qui les perçoit à la montrer à d’autres. C’est parce que l’image détonne, qu’elle est invitée à se propager. Bien plus, c’est parce que sa narrativité est exacerbée que l’on peut penser qu’elles visent à accaparer l’attention du récepteur en un minimum de temps.
– Interroge la réalité

Ajoutons que dans  cette idée d’image extraordinaire, l’image rumorale interroge un certain rapport à la réalité. Puisqu’elle magnifie la perception du monde, puisqu’elle donne ce qu’on a peu l’habitude de voir, elle tend aussi à induire en erreur, ou du moins, elle interroge sur la réalité de ce qui est perçu. L’extraordinaire signifie aussi être dans un au-delà de la réalité.  Le vraisemblable passe pour une duperie là où une duperie passe pour une vraie chose, et nous entrons au cœur de la notion de rumeur, là où bien souvent elle implique une déformation de la réalité, un bruit qui court.
– Se propage par l’action de celui qui la perçoit

Faisant l’économie d’un certain temps de lecture et jouant avec l’immédiateté de leur réception, ces images ne manquent pas de tracer le parallèle avec des images publicitaires, à la différence près que désormais, le récepteur devient celui qui, en quelque sorte, porte le message publicitaire en le relayant. Autrement dit, outre le fait que l’image en dit beaucoup malgré toute son immédiateté, le principal moteur lui permettant d’être rumorale, repose sur le récepteur. C’est celui qui la regarde, qui est invité à la diffuser. Cette capacité qu’a l’image rumorale à provoquer l’envie d’être partagée est naturellement bien perçue par les publicitaires, bien qu’en l’occurrence il s’agisse davantage de vidéo ou d’effets d’annonce. L’image rumorale cependant semble profiter de la même efficacité sémantique, interrogeant par ailleurs sa mise à l’écart à l’égard du monde de l’art, dès lors que ce type d’image soulève bien souvent des critiques à l’encontre d’une approche jugée commerciale et consumériste.
– Il n’y a généralement pas d’auteurs

Ce qui ne manque pas de souligner que l’auteur de l’image rumorale est généralement difficile à déterminer. L’image rumorale est une image dont on ne connaît ni le début, ni la fin, et en cela, on peut dire que c’est une image qui se saisit généralement « par le milieu », puisque celui qui la perçoit n’en est que le vecteur de diffusion. On peut penser que c’est précisément cette absence d’identification qui confère à l’image rumorale une importance que l’on qualifiera de sociologique, en ce qu’elle symbolise une image qui serait portée par une sorte d’imaginaire collectif. L’image rumorale relève de l’anonymat, mais plus que cela, il s’agit d’un anonymat au même titre que l’on songe à un « collectif ». C’est aussi un aspect dont il faut tenir compte lorsque l’on considère des images publicitaires. En effet, dans ces dernières, bien que l’on n’identifie pas l’auteur précis de ces images (le graphiste, le directeur artistique), en revanche elles supposent toujours – et c’est sa fonction – que l’on puisse y reconnaître l’organisme ou la compagnie qui la diffuse. Ainsi donc, si l’image rumorale partage avec l’image publicitaire son efficacité sémantique, l’absence d’identification (et de motivation claire), fait d’elle ce que nous pourrions nommer une image « sociologique », dans l’idée qu’elle appartient davantage, semble-t-il, à une culture, ou à un collectif donné.

Dans le paysage quotidien, on trouve différents types d’image qui semblent parfois proches de l’image rumorale, mais qui n’en relève pourtant pas. Il reste important de bien saisir ce qui les distingue, car c’est précisément à partir de là que l’on se rend compte que la particularité de l’image rumorale est une certaine relation avec le contemporain.
– Les images véhiculées par les réseaux sociaux, tels que Facebook ou MySpace ne sont pas des images rumorales, bien qu’elles transitent par les réseaux électroniques. En tout cas lorsque l’on considère des photographies de « personnes », les motivations sont plus ou moins prononcées. Mais surtout, ce type d’image permet toujours de revenir à la source, et est en définitive peu encline à se propager de façon virale, tant elle semble se cantonner à un cercle limité de relations. La principale différence à l’égard des images rumorales consiste donc en une supposée identification des auteurs (une photographie de  « personnes », dans un contexte de l’individualisme postmoderne).
– Les images de presse, d’information, ou publicitaires, telles qu’on les retrouve dans les journaux à tirage papier, ne sont pas non plus des images rumorales. Ici aussi, le principe même de la déontologie journalistique suppose que l’on retrouve toujours ses sources, contrairement à l’image rumorale. Ajoutons à cela que l’image est diffusée de façon canalisée, non pas de façon imprévue, portée par les récepteurs.

La question artistique : une image sociologique
Toutes les images évidemment ne sont pas de l’art. Il reste que celles supposées relever d’un parti pris artistique posent problème lorsque l’on considère leur possibilité de réalisation dans le cadre de la rumeur. En effet, en considérant les images à propos de pratiques artistiques dont la vocation n’est pas explicitement d’être « rumorales », force est de constater qu’elles sont rarement partagées et diffusées de façon virale. Ce n’est pas la photographie du travail de tel artiste qui pousse l’internaute à la transmettre à ses amis. De même, l’art numérique dans lequel des images électroniques sont générées en vue de percevoir une certaine esthétique « digitale », ne relève pas de l’image rumorale, tant il semble que l’image soit le fruit d’une production qui ostensiblement entend se prononcer sur le champ de l’imagerie « esthétique », et dans une certaine mesure, de souligner l’importance créative de son auteur.

Sans minimiser l’impact du réseau et des pratiques de l’échange d’image, ce type d’images est restreint par le public auquel elle s’adresse, puisqu’il semble moins universel que le projet d’un collectif, à l’échelle d’une culture ou d’une communauté. Pour être rumorale, l’image d’art doit s’ouvrir au collectif, et donc être quelque peu « sociologique ». Quand bien même l’image serait « excessivement narrative », l’image d’ « art » semble rester confinée à un réseau de spécialistes, si elle n’incite pas spontanément l’internaute à la diffuser, quitte à perdre la trace de son auteur.
Pourtant, si l’image rumorale relevait de l’art, les enjeux seraient conséquents, eu égard à l’idée que l’on se fait des pratiques surdéterminant le rôle et la place de l’auteur. C’est aussi interroger la frontière entre art et non-art, dans la mesure où d’une part, elle est sujette au travers des réseaux, à être portée au cœur des espaces les plus démocratiques et les plus hétérogènes qui soient, multipliant les publics, les tranches d’âges, et se confrontant d’emblée au regard de celui qui n’entend rien à l’art. Art et non-art car, d’autre part, la « pratique » de l’image excessivement narrative suppose une proximité sémantique à l’égard d’autres images que l’on rencontre dans le champ de la communication par exemple. Dans tous les cas, il s’agirait de confronter l’art tel qu’il est conventionnellement reconnu, à une pratique déplaçant ce que l’art dit moderne a pu ériger par ailleurs. S’opposant de plus à un art « élitiste » au profit d’un art qui pourrait être « populaire » (non pas au sens d’une décrédibilisation en terme de qualité, mais plutôt dans l’idée où chacun se l’approprie), cette image rumorale (impossible) est une image qui s’offre à tous, qui étonne suffisamment pour que celui qui ne connaît rien à l’art soit tout de même invité à la partager. C’est une image qui en quelque sorte reflète les attentes et les aspirations de ses intervenants, elle serait donc une image du collectif, tout comme elle serait une image collective.

Or le collectif n’est pas nécessairement ce qui fait obstacle à l’art, c’est plutôt, encore une fois, cette idée de l’image. En exemple, on peut tracer le lien à l’égard d’autres pratiques comme avec l’Art sociologique, ou Esthétique de la communication énoncée par Fred Forest en 1983, ce qui permettra de nous rendre compte que l’image collective n’a jamais été envisagée dans ces approches. Bien davantage, il semble même qu’elle soit en quelque sorte honnie, dans la mesure où elle suppose que l’on s’attache à des particularités esthétiques. Ce qui s’explique dans l’optique de Forest par l’association (un peu surfaite et caricaturale) de l’image dans sa propension à ne véhiculer que des idéaux de beauté ou d’expériences dites « esthétiques ». N’insistant pas sur la valeur iconographique de l’art « collectif », Forest préfère reporter son appréciation sur ce qui fait l’œuvre, et ce que peut l’œuvre. Ainsi, si l’image rumorale n’est pas de l’art, c’est parce que le « medium est le message » : ce n’est pas l’image qui compte, c’est le geste, le transfert, sa diffusion et les modalités médiatiques qu’elle présuppose. L’aspect collectif d’une telle image ne peut qu’évoquer les usages de l’art sociologique, qui justement, entendait à travers des pratiques participatives, ouvertes à la diversité des publics et des approches, produire des œuvres affranchies de la surdétermination de leurs auteurs. On pourrait aller jusqu’à dire qu’il existe un art rumoral, lorsqu’il s’agit de diffuser, de faire participer un collectif et donc, de faire disparaître l’auteur de l’œuvre qui se déploie quasiment de façon autonome, à la manière d’un organisme ou d’un virus dans le corps social, au travers des réseaux électroniques. Songeons en exemple au principe du « jeu du téléphone »[6], tel que Fred Forest par exemple a pu l’élaguer depuis les années 70. Mais le cas d’une image qui serait investie des mêmes critères semble impossible à réaliser, à moins de modifier la compréhension que l’on se fait de l’art, notamment en le saisissant dans son ouverture. Mais n’est-ce pas également supposer que tout est de l’art, et que n’importe qui peut se réclamer le titre d’artiste ?

Première conclusion. L’image rumorale est une image du contemporain
C’est pourquoi l’image rumorale est un défi posé à la question de l’art. En effet : est-ce encore de l’art si il n’y a pas d’artiste, et si l’image est produite de façon « arbitraire », sans qu’à aucun instant n’intervienne chez l’auteur anonyme, le projet de réaliser une œuvre artistique ? Une image serait-elle encore rumorale, si elle est originellement initiée par un artiste, et proposée dans une optique bien précise ? Dans le meilleur des cas, on peut imaginer qu’un artiste s’attache à créer ce type d’image dont l’objet serait d’être véhiculée d’internaute en internaute, prenant alors le risque d’oublier son auteur, et surtout, prenant le risque d’être prise pour ce qu’elle n’est pas, à savoir, non plus comme une image d’art, mais une image dont on ignore les motivations et qui s’échangent parce qu’elle étonne. On pourrait même pousser le raisonnement un peu plus loin, en nous imaginant qu’il y a peut-être des images que l’on a pu échanger, dont on a pu s’étonner, et puisque l’on ne sait jamais réellement quelles furent les motivations premières de celui qui les a engendré, peut-être des images « artistiques » sont-elles passées sans que jamais nous ne le sachions. L’image rumorale serait alors une image dissolue : qu’elle puisse un jour avoir relevé d’un projet artistique concret, nul ne peut le savoir. A moins de supposer que l’art est partout, que l’art s’aventure désormais sur le terrain du social, de l’anthropologique, et des imaginaires latents, l’image rumorale n’a que peu à voir avec ce qu’on entend traditionnellement par art. Pourtant c’est vers cette tension entre art et non-art que nous voudrions continuer à nous orienter. Et si en effet, la contemporanéité de l’art, son devenir, était justement de bifurquer vers ce non-art ? Comme si l’image rumorale ne pouvait s’accommoder par définition d’un principe artistique. Il faut admettre qu’il est difficile de trouver une image artistique rumorale, car il faudrait songer à une image capable de s’adresser de façon réactive à tous (elle donne envie d’être partagée), sans distinction de public ; ce qui aurait pour conséquence d’introduire l’art du côté du non-art. Ou encore, autre hypothèse, c’est la notion d’image qui est à revoir dans les pratiques artistiques.

L’image rumorale ne signifie-t-elle pas qu’il faille pouvoir penser une autre façon de concevoir ce qu’est une image artistique, notamment en la confrontant à ce qui pourrait être une non-image ? L’hypothèse est donc celle-ci : ce n’est pas tant les images qui nous interrogent, ce n’est pas tant ce qui est visible dans ces images qui infèrent un discours sur le plan artistique. C’est plutôt le rapport au contemporain. C’est du reste ce qu’implique l’idée de Medium is Message, dans la mesure où insister sur une extériorité du message est lui conférer une consistance contextuelle. Il s’agit de comprendre la relation technique que le message entretient avec son époque, et plus particulièrement, dans l’idée que cette époque est précisément celle qui se place sous l’égide d’une exacerbation de la communication et de la logique de l’échange. Le contemporain désigne ici l’époque historique telle qu’il est déterminé par des velléités qui lui appartiennent en propre, à savoir l’aspect culturel, social, économique, idéologique, mais aussi et surtout, technique. Et ce contemporain  est le contemporain d’Internet. Une image rumorale se doit d’interroger sa relation avec ce contemporain, et on se rend compte alors qu’aucune autre image n’exerce avec autant d’accordance ce rapport à son époque, tant elle semble en investir tous les codes. L’image rumorale est une image contemporaine car elle incarne tout ce que « peut » le contemporain. Et donc, que peut le contemporain, lorsqu’on l’envisage sous l’angle de la technique et du numérique ? On peut faire émarger quelques aspects qui reviennent assez fréquemment.
– L’esprit du Web 2.0 désigne les réseaux tels qu’il évolue de façon imprévisible, à partir des pratiques sociales, collective, donc, indépendantes et non concertées, donnant toutefois lieu à des « émergences » ou des concrétions. C’est par une logique de l’interaction simultanée que le Web devient « social ». Et c’est aussi cet esprit de la socialité qui autorise l’image rumorale de se répandre. Cela signifie par exemple que l’on tienne compte de l’aspect participatif, de l’ancrage dans les pratiques, dans la praxis. Il s’agit aussi d’insister sur l’interactionnisme, sur le rapport au collectif, sur la nécessité d’en passer par des technologies de la communication. Il est vrai qu’il y a eu de tout temps des images rumorales, mais telles qu’elles sont formulées ici, aujourd’hui, ce qui change est l’aspect électronique et la facilité de leur diffusion.
– Le numérisme, qui signifie la capacité qu’offre la technique contemporaine de démocratiser le feedback et la retouche d’un côté, notamment la retouche textuelle ou la retouche des programmes propres aux images. Le numérisme, ce que « peut » le contemporain technique, autorise également une accointance avec une certaine perfection numérique, dans l’ordre du calcul, au travers de gestes automatisées et guidées par l’ordinateur. Et ceci de façon universelle, facilitée, justement telle que le permet le Web 2.0 (les internautes n’ont pas besoin de connaissances techniques dans le Web 2.0, tout y est déjà conditionné). C’est aussi ce qui permet à de plus en plus d’utilisateurs d’investir le champ des images sans pour autant nécessiter un savoir-faire des plus aboutis. A peu de chose près, l’image rumorale dans ce contexte, peut être l’œuvre de quasiment n’importe quel internaute.
– La conscience de l’immédiateté. Le contemporain dont nombre d’auteurs soulignent l’accélération et la vivacité des mutations, supposent aussi que tout se passe dans le temps du provisoire, de la vitesse et de l’immédiat, qu’il s’agisse de penser en terme de résultat, ou des rapports de flux, ce que peut le contemporain est d’investir ce contexte profusionnel. L’image rumorale a de toute évidence à voir avec l’immédiateté, comme nous l’avons vu avec l’immédiateté de la lecture de l’image, tout comme elle est vouée à s’échanger quasiment au moment même ou l’internaute la perçoit. Ce que ne trahit pas par exemple l’idée d’interconnexion technique, où chaque appareil dispose progressivement d’une connexion à Internet lui permettant d’interagir en temps réel, et de diffuser dans cette immédiateté ces images.

Seconde conclusion. Le contemporain se construit
Ces trois critères non exhaustifs, permettent néanmoins d’envisager de façon sans doute quelque peu caricaturale le rapport de l’image à l’égard de notre époque, il semble ainsi que l’image rumorale est précisément ce qui correspond le mieux à cette contemporanéité. Surtout, comprenons que l’image rumorale n’est pas ce qui se conforme à son époque, elle en est à la fois à l’origine, tout comme elle en est issue. Ce double rapport à l’égard du contemporain, cette circularité entre ce qui est à la fois l’origine et l’achèvement, formule ce qu’on décrit généralement par constructivisme.  Ce qui est construit, c’est le contemporain, tout comme le contemporain construit les réalités dans lesquelles les hommes se meuvent. Le constructivisme, point le plus important, est l’idée selon laquelle ces interactions, qui confrontent différentes réalités entre elles, finissent par infléchir le champ de la réalité. Ce sont les hommes qui dans leurs interactions construisent une certaine perception du monde, et les images rumorales sont également des perceptions du monde, bien qu’elles interrogent le rapport à la réalité de ce qui est perçu. C’est ce qui nous permet de formuler l’idée d’une construction de la réalité, par l’image, ce qui soulève pour nous 3 remarques.
– Premièrement, et en règle générale, lorsque l’on aborde un « constructivisme », ce qui se traduit tout autant par interactionnisme, on se place davantage sur le plan sociologique, mais surtout, on considère que le maître mot des mécanismes opérants dans la compréhension d’une société, est celui de sujet, puisque tout se fait du point de vue des individus. Rappelons donc de ce fait, qu’un constructivisme signifie que dans une configuration sociale, les représentations collectives, les imaginaires sociaux, la constitution des idées, ne sont pas érigés de toute pièce par une instance transversale, reculée et prédominante. Il s’agit davantage de considérer que ce qui forge tout ceci, est le fait des individus, saisis dans leurs interactions mutuelles et complexes. Cela signifie aussi que ce ne sont pas nécessairement les individus qui en quelque sorte, « subissent » la société, ou l’ingèrent passivement, mais au contraire, qu’ils en sont à l’origine. Pour le dire autrement, ce sont les hommes qui construisent la réalité du monde, et non l’inverse. Ainsi, concernant l’image rumorale, tout le propos sera d’envisager une lecture esthétique du paradigme constructiviste.
– Deuxièmement, que faut-il entendre par cette notion de réalité ? Nous venons d’évoquer tout ce qui résulte des imaginaires sociaux, des représentations sociales et collectives, mais aussi de la constitution des savoirs, des idées, des théories, des doctrines, ou des idéologies. Or, bien que tout ceci semble évoquer le monde abstrait et diffus des idées, il faut croire qu’au contraire, la réalité est quelque chose de tout à fait matérielle, de tout à fait tangible. Bien que la notion de réalité puisse s’énoncer de façon variée selon les approches, ne nous attardons pas sur des considérations philosophiques, mais considérons avec Peter Berger et Thomas Luckmann, les auteurs de La construction sociale de la réalité, la réalité en ce qu’elle désigne la réalité de la vie quotidienne[7], celle qui « se présente elle-même comme une réalité interprétée par les hommes et possédant pour ces derniers un sens de manière subjective, en tant que monde cohérent »[8].
– C’est ce qui permet d’en venir à notre troisième remarque. En effet, considérant la nature quotidienne et matérielle de la réalité que l’on considère, il devient intéressant de penser le rôle de l’immatériel dans cette construction. Si la réalité est si tangible que cela, comment se fait-il que l’on envisage sa construction à l’aune de tout un ensemble d’éléments aussi impalpables et flottants que des idées, des théories, des idéologies ? De plus, de quelle côté situer les images, d’autant plus que désormais le paradigme constructionniste est désormais imparti à un monde dans lequel règne le virtuel et les échanges désincarnés ? En réalité, il s’agit de ne pas omettre dans le procès de construction de la réalité quotidienne, la dimension interactionniste, au sens où en permanence règne deux composantes, en interaction, d’où la nécessité de penser le rôle du processus de diffusion, d’émission, et de réception dans le corps social.

Terminons par cette formule, « une construction esthétique de la réalité ». Nous avons vu que l’image rumorale éprouvait des difficultés lorsqu’il s’agissait de la considérer dans une perspective artistique. Peut-être que des artistes se sont saisi de cet objet, mais le principe même de l’image rumorale réfute l’identification de l’artiste, ce qui aurait pour conséquence de faire perdre la valeur « art » de l’image rumorale qui, dès cet instant, devient une image comme toutes les autres images, du point de vue iconographique. L’hypothèse qu’il faut donc porter est celle d’une construction esthétique de la réalité quotidienne, contemporaine, au sens où ce qui contribue à formuler une compréhension du monde se fait tout de même par des images. La rumeur jouait déjà ce rôle de construction de la réalité. On peut songer par exemple qu’un groupe d’individus déclare qu’une hausse du prix du pétrole est éminente, pour que le lendemain un bataillon d’automobilistes se rue sur les stations-service, provoquant justement la hausse du prix du pétrole[9]. L’image rumorale aurait cette même capacité, il suffirait que de telles images infléchissent la manière de voir le monde, pour que le monde soit à son tour infléchit. Et si nous devons insister sur ce terme d’esthétique, ce n’est non tant pour indiquer que le monde s’embellit, qu’il devient plaisant à voir, mais qu’il est perçu dans ses idéologies, dans ses compréhensions et ses affects, aussi et surtout par le biais d’images. Ce que l’on retient, c’est l’idée de compréhension et de genèse du monde par la perception. Une construction esthétique de la réalité suppose donc le règne du Voir. Ainsi, la seule alternative pour penser le rapport à l’art à partir de ces images, est d’infléchir le sens de ce que nous pouvons entendre par esthétique. Serait esthétique non pas ce qui est beau, mais ce qui tisse une interaction à l’aune d’une certaine perception. L’ordre contemporain suppose qu’il y ait esthétique, lorsqu’une connexion est établie de façon à laisser agir nos sens, nous poussant à notre tour à agir, ce que permettent des images extrêmement narratives.

[1] Pascal Froissart, Les images rumorales. Une nouvelle imagerie populaire sur Internet, www.lcp.cnrs.fr/pdf/froi-02b.pdf.
[2] http://urbanlegends.about.com/library/bl_obama_phone.htm
[3] Pascal Froissart, La rumeur. Histoire et fantasmes, Paris, Belin, pp. 23-24.
[4] http://urbanlegends.about.com/library/bl_photos_gol_737_crash.htm
[5] Pascal Froissart, Les images rumorales. Une nouvelle imagerie populaire sur Internet, op. cit.
[6] Scientifiquement nommé « Expérience de Stern », cf. Froissart, op. cit., p. 66.
[7] Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, p. 72.
[8] Ibid., p. 70. Nous soulignons.
[9] Exemple de Paul Watzlawick, l’invention de la réalité, Paris, Le Seuil, 1996.

texte de la communication de la journée d’étude « L’image à la puissance image », Rennes, janvier 2010. 

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