Art, etc.


Johan Creten. La Traversée. Crac Sète


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À l’occasion de la rétrospective consacrée à Johan Creten, le CRAC de Sète nous rappelle la vigueur avec laquelle l’artiste belge est parvenu, à la fin des années 80, à redonner ses titres de noblesse à la céramique. Parmi les raisons expliquant que celle-ci ait disparu des radars, citons le fait qu’elle ait été largement associée aux arts décoratifs, ou bien le discrédit que rencontrent des médiums nécessitant le travail d’un matériau aussi trivial que la terre. Sans doute a-t-il également été question de rejeter une technique résolument tactile, dans la mesure où celui qui touche avec ses mains ne peut que contredire une sophistication de l’intellect plus en phase avec les dynamiques artistiques d’alors. Toujours est-il que Johan Creten semble avoir fait de chacune de ces faiblesses une force, l’abandon de la céramique par le milieu de l’art contemporain lui permettant somme toute de faire valoir une forme d’engagement à l’encontre de la doxa artistique, de même que l’on salue entre autres choses la sensualité doucement prosaïque de ses sculptures qui pourtant ne se départissent pas de références parfois érudites.
En conséquence, il semble que l’une des particularités de cette œuvre repose sur sa faculté à contrarier des appréciations trop hâtives, notamment par l’adoption d’une approche polysémique plus à même de restituer des réalités alternatives, à l’image de la Traversée, titre de l’exposition, qui se référerait au long passage à vide rencontré par la céramique, à la forte incidence des univers marins sur son œuvre, à la nécessité d’aller outre les certitudes, ou bien à la problématique des migrants en Méditerranée. Toutefois, ce qui frappe chez Creten est que cette invitation à se mouvoir au-delà des apparences passe dans le même temps par des œuvres témoignant d’un attrait certain pour l’emphase et le mirobolant.
La soixantaine de sculptures de céramique, de grès ou de bronze présentée dans le cadre de l’exposition affirme en effet l’évidence de leur présence, de leur stature ou de leur physionomie, au moyen d’une esthétique qui étonne, émerveille, ou soulève l’effroi. Les textures vives et luisantes peuvent s’avérer immédiatement attrayantes, l’abondance de détails ayant parfois quelque chose de spectaculaire – et de baroque – , tandis qu’une forme d’ambiguïté reste palpable, à l’image de la série Odore di Femmina, où d’innombrables pétales de rose, de fruits ou algues marines recouvrent des troncs de Vénus sortant des eaux, pour finalement s’apparenter à un agrégat de moules tapissant les rochers littoraux. S’il s’agit ici de mettre en avant une idée de la féminité, de la pudeur et de l’intimité en sollicitant sous l’égide d’Éros et de Thanatos des désirs inaccessibles, les sculptures de Creten possèdent, en dépit de leur extravagance, une part d’insondable qui préserve des évaluations immédiates. Dans le cas des Odore di Femmina, celle-ci serait rendue manifeste par la rigidité et l’aspect rocailleux du matériau, lequel agirait comme une peau, un masque ou coquille, en vue d’abriter des réalités secrètes, parfois taboues.
Une sémantique du camouflage est ainsi mise en œuvre, elle apparaît parfois de façon littérale dans certaines autres pièces, à l’exemple des Draperings dissimulant des portions de murs à partir de drapés de grès, alors que leur consistance opaque et massive rend impossible tout geste de dévoilement, ou de la sculpture Why does strange fruit always look sweet ?, qui en se référant à la chanson Strange Fruit interprétée par Billie Holiday – chanson synonyme de réquisitoire contre le racisme au Sud des États-Unis – figure un corps inexplicablement recouvert de grappes de dattes dorées. Aussi, un tel camouflage favorise une hybridation des sens et des références, car le spectateur serait invité à se rendre au-devant des œuvres, à opérer une « traversée » lui permettant de franchir l’obstacle des apparences. Pareillement, en fonctionnant quasiment comme des anamorphoses, certaines sculptures parviennent à restituer une variété de nuances formelles selon les angles d’observation, c’est le cas de façon exemplaire avec l’imposante Pliny’s Sorrow, noire et inquiétante comme la nuit mais qui, tour à tour, se fait aigle héraldique et symbole des esprits conquérants, formidable hippocampe perçu par les Grecs comme un tribu de Poséidon, ou simple cormoran, juché telle une vigie sur sa bitte d’amarrage, scrutant l’horizon.
En outre, le caractère polysémique des sculptures de Creten encourage l’émergence d’une forme de grandeur, car en faisant éclore une dimension subversive voire politique, l’artiste entretient un rapport singulier avec l’Histoire. Toutefois, cet aspect peut être mis en relief avec un intérêt constant pour des mondes qui échappent à la réalité humaine, ne serait-ce qu’en raison de l’évocation de monstres marins et autres créatures fantastiques, ou bien de la nature tribale, presque chamanique, de la plupart des pièces. Cet aspect permettrait plutôt d’envisager un au-delà du politique et de l’Histoire sous la forme d’une cosmogonie faisant intervenir des forces mystérieuses plus à même de réguler le devenir des hommes. Des notions de destinée et de fortune accompagnent ainsi de façon latente les différentes sculptures, et l’idée d’une filiation semble constamment interrogée, en particulier lorsqu’il est question d’appréhender ce que les temps passés ont à enseigner, comme il peut s’agir de guetter de possibles futurs. Cette ambivalence entre ce qui est établi et ce qui n’est qu’une promesse est, du reste, représentative de l’ensemble de son parcours, car en reflétant la nécessité d’opérer un écart avec ce qui est supposé immuable, le sculpteur se donne la possibilité de redéfinir les contours de son époque, comme il a si bien su le faire avec la céramique.

Johan Creten, La Traversée, du 22 octobre au 17 avril 2017.
Image de couverture : Pliny’s Sorrow, sculpture en résine, finition simulation bronze, 450x450x190cm, 390kg.

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