En décrivant des figures animales ou des êtres mystérieux, en animant des végétaux florissants ou des paysages organiques, les compositions de Lionel Sabatté ont cela d’ambigu qu’elles renvoient constamment à une figuration du vivant, tandis qu’une observation plus prosaïque indique qu’il ne s’agit jamais que de carcasses décharnées, de formes protubérantes ou d’allusions exerçant une tension extrême avec le dépérissement. La vie s’accompagne ainsi – inévitablement – de la mort, bien que l’association semble moins fonctionner de façon allusive et distanciée que sur le mode de la concomitance.
Aussi, ce qui, entre autres choses, mérite une considération particulière dans l’œuvre de Lionel Sabatté, c’est sans doute l’éloquence avec laquelle elle parvient à combiner des ordres contraires. Toute une sémantique de l’ambivalence intervient en effet dans ce travail, au point d’en constituer la trame la plus essentielle. De façon manifeste, tout d’abord, lorsqu’à partir de matériaux réputés inertes et frustres – notamment la poussière, les ongles, la peau morte, le métal ou le béton – des créatures fantastiques prennent vie, des branchages éteints bourgeonnent à nouveau, des masses rocailleuses esquissent des sourires énigmatiques, de telle sorte qu’une idée du vivant s’accommode de l’inanimé, tandis qu’une étincelle de vigueur attise des corps trépassés. De façon latente, ensuite, lorsqu’une forme de fascination dérive de la figuration de personnages lilliputiens, des licornes enchanteresses, des cygnes souverains ou des loups aux aguets, alors même que leur consistance polarise des craintes inintelligibles, que le caractère merveilleux tranche avec une inquiétude indiscernable. Dès lors, parmi les questions que soulève un tel travail, celle de la proximité entre un ordre des choses – une conception de la nature – et une certaine idée du non-humain. Qu’impliquent, assurément, ces postures farouches et sinueuses, à l’image de ces boucs prêts à se ruer sur leur assaillant, ou de ces reptiles gisants, la gueule ouverte, si ce n’est une manière de remettre en cause une perception du monde ayant fait de l’homme le seigneur de la création ? Ces résidus de matière d’où résultent des créatures parfois hostiles, à la fois organiques et industriels, vestiges de fortunes passées, affirment-ils la nécessité d’opérer un retour vers des temps fondamentaux, des temps sans homme ?
Une première lecture de ce travail consisterait à faire l’hypothèse d’une forme d’unité dans la façon d’intégrer des antagonismes. Nous assisterions ainsi, au fil des œuvres, à l’élaboration d’un système unifié et cohérent à partir duquel une lecture du monde, de ses phénomènes, de ses diverses manifestations, est rendue possible. En parallèle, les préoccupations plastiques mises en relief par l’artiste, en témoignant d’un intérêt pour des mondes qui échappent à la réalité humaine, mais aussi en arborant une dimension mythique voire magique, semblent constitutives d’une cosmogonie faisant intervenir des forces mystérieuses plus à même de réguler le devenir des hommes, de la nature, en apportant une assise globale à des dynamiques universelles.
Les peintures, par exemple, suggèrent des corps en proie à des forces évolutives, comme exacerbés par des instincts de vie élémentaires, une volonté de croissance qui se jouerait à l’échelle cellulaire et refléterait des processus invisibles mais fondamentaux. Quelquefois, les arabesques laissent identifier des ailes semblables à celles des libellules, bien qu’elles rappellent plus souvent des tentacules de méduses dont on présume de la toxicité. De même, des nœuds apparaissent en évoquant des yeux épars, tandis qu’une partie centrale suggère l’éclosion d’une fleur aux pétales translucides. Fortes de coulures se propageant dans toutes les directions, ces peintures, toutefois, articulent des seconds plans diffus à des aspérités au premier plan qui s’assimilent à des masses flétries et éclatées, à des explosions reflétant un excès qui embrasserait un temps de l’éphémère, un temps animé par une volonté plastique interne et inscrite dans le « double mouvement contradictoire mais indissociable du surgissement et l’anéantissement de la forme »1. Aussi, ces éclosions plastiques s’apparentent-elles à des agrandissements de microscopes restituant des vues microbiologiques, pendant que l’évocation d’un aspect microbien synthétise des craintes naturelles pour des maux que l’on ne voit pas. Des corpuscules s’agglomèrent, se contaminent, ils renvoient à une rhétorique visuelle de l’ordre de la flétrissure ou de la désagrégation, c’est-à-dire à la mise en évidence d’organismes primitifs ou de substances chimiques porteurs d’une forme de nuisance. L’inquiétude intangible qui résulte ici d’une dissociation de la perception avec la rationalité semble résonner avec une notion de chaos ; notion dont on sait depuis l’Antiquité qu’elle peut être associée à une conception de l’ordre, du renouveau et de la créativité.
En conséquence, l’allusion constante pour la vie et ses dynamiques fondamentales laisse simultanément place, dans ces peintures, à une conscience de la dégénérescence composant une inertie globale, laquelle est susceptible d’assimiler les contradictions plutôt que de les renvoyer dos à dos. Rappelant qu’un « organisme ne vit que par le travail incessant au cours duquel se dégradent les molécules des cellules »2, on constate que ce qui tient de l’effervescence vitaliste, finalement, se résorbe en un étiolement simultané, dès lors que les processus proliférants assistent, dans le même temps, à la nécessité de rétablir l’équilibre de l’organisme qu’ils composent, tout comme, à l’échelle de l’espèce, de leur système environnant.
Cette idée d’équilibre, d’harmonie peut-être, en reposant sur les cycles du vivant, se confirme, a priori, par la constante nécessité chez l’artiste d’opérer des recommencements en insufflant de la vie à des matières inertes. Une idée de retour en arrière, peut-être de remise à zéro, accompagne en effet les différentes œuvres, comme le dénote, par ailleurs, une esthétique d’ensemble qui possède quelque chose de rudimentaire, presque d’archaïque. Les loups de poussière citent des temps révolus où l’homme n’a pas encore d’emprise ; certaines créatures se font rampantes, comme issues des âges préhistoriques ; les effluves bouillonnantes des peintures ne sont pas sans évoquer la théorie de la soupe primitive d’où aurait germé la vie ; les silhouettes anthropomorphiques, quant à elles, émaciées et incomplètes, au regard absent, ne ferment pas les yeux sur le monde, mais se tournent vers l’intérieur d’une âme au moins aussi vaste que le Cosmos ; en mentionnant une fébrilité originelle, leur stature grumeleuse, qui relève de la calcination, les inscrit dans un imaginaire de la survivance, comme si elles avaient réchappé d’un cataclysme des plus effroyable, faisant d’elles des êtres qui, en ayant défié la mort, se portent au-delà de toute humanité.
Un équilibre serait atteint, en tant que juste retour au cours des choses, bien qu’il convienne d’y apporter une nuance en considérant une notion de permanence fonctionnant par transformations successives et continues, plutôt que par le maintien idéalisé d’une postérité immuable et figée. L’équilibre du vivant se pense, en effet, de manière temporelle et cyclique ; il réfute donc une idée de l’éternité – autre notion affirmant la pérennité en s’opposant à l’éphémère – mais de façon différente : « l’éternel est séparé du temporel, tandis que le constant se manifeste au travers du changeant. Le constant est ce qui, au sein de la variation, ne varie pas ; l’éternel est ce qui, en tant qu’être, ne devient pas »3. Autrement dit, chez Lionel Sabatté, il s’agit moins de souscrire à un retour primordial en allusionnant des temps anciens, que d’envisager le maintien d’une dynamique plus vaste pour laquelle l’invariant n’est qu’une étape de la variation, et vis-versa. Le cycle des saisons, évoqué en certains endroits par l’artiste, est en cela exemplaire car il figure des processus de succession – donc de différenciation – tout en maintenant récurrente une trame d’ensemble, année après année4. Aussi, les vieilles souches apathiques et pétrifiées lors de l’hiver 1954, à qui l’on redonne le pouvoir de fleurir sous la forme d’oliviers régénérés par des peaux mortes, magnifient-elles les bourgeons du printemps tout en évoquant la ténacité et l’immortalité. En conséquence, mieux vaut-il y voir un geste consistant à enclencher un moment circonstanciel, « une occasion »5 inscrite dans une succession privilégiant un réel sans début assignable ni fin escomptée, qu’un acte de résurrection impliquant une réhabilitation nostalgique des temps pastoraux. Redonner vie n’est pas, ici, une façon de déjouer des plans cosmiques, il n’est pas plus une façon de contrecarrer le déterminisme de la mort en aspirant à une jeunesse éternelle ; redonner vie est davantage l’acte par lequel une étape intermédiaire parmi d’autres s’insère dans le flux continu des enchaînements entre vies et morts, repoussant le plus loin possible des idées de commencement et de finitude au profit d’une saisie « par le milieu ».
De même est-ce en cela que prévaut une idée de la circulation dans certains travaux, à l’image des boucs de thé noir issu de la province du Yunnan en Chine, lesquels se font le reflet d’échanges commerciaux entre l’Asie et l’Occident. Pareillement, les êtres décharnés à partir de pièces de 1 centime d’euro en acier cuivré, celles que l’on finit par entasser et dont on ne peut que présumer des innombrables vies antérieures, sollicitent une économie procédant d’incessants flux d’échanges. Si cette idée de la circulation monétaire réverbère assurément les principes cycliques de la vie, le fait de les incarner au moyen de figures animales permet d’attribuer à des phénomènes insondables une personnalité, sinon des intentions. Ce qui étonne cependant est la nécessité de les traduire plastiquement par le biais de ce qui est réputé sauvage et hostile, éliminant d’emblée l’animal domestique, « familier et familial »6, comme pour se prémunir d’une idée d’asservissement de la nature par l’homme, ou du moins, pour signifier un écart avec la civilisation.
Chez Lionel Sabatté toutefois, la composition d’une sorte de dichotomie entre nature et culture est contredite. En effet, les dynamiques circulaires, et plus généralement le mode opératoire de l’artiste, participent de l’élaboration d’une métaphysique de la création qui se dissocie de préoccupations anthropomorphes, notamment au regard du sacré dans la religion catholique, par l’occultation des thèmes de la Genèse, de l’Éternité et du Jugement dernier, par exemple. La création en tant que geste fondamental, en tant qu’acte préalable à toute chose, est donc réfutée ; tout au plus concurrence-t-elle une création plastique qui consiste, précisément, à inoculer la vie – du moins à la figurer de façon périphérique, avoisinant nombre de récits ancestraux dont celui en particulier du Golem, dont on relève l’inachèvement, les tensions entre création et procréation, entre nature et artifice, entre le créateur et le Créateur. Cette idée de l’artifice est singulièrement mise en avant dans les structures soutenant chacune des sculptures, notamment en laissant apparents des matériaux bruts – ainsi de ces armatures métalliques filiformes et un peu rouillées, de ces agrégats boursouflés de poussière grisâtre, ou de ces coulis de béton informe – de façon à ce que l’évocation du vivant et du naturel en soit quelque peu paradoxale. Bien davantage, non seulement chacune des sculptures semble gouvernée par une forme d’incomplétude, une idée d’inachèvement qui porte en germe d’innombrables futurs, aussi assiste-t-on à une figuration éludée de la vie, dès lors que les configurations et les postures traduisent, le plus souvent, l’imminence d’un basculement : cet oisillon ouvre ses ailes et s’égosille les yeux mi-clos, ce serpent se tortille de façon compulsive ; l’un s’apprête à prendre son envol, l’autre se mord la queue. Comme pour les peintures, la vie est suggérée à partir de contenances appelant à une agitation prochaine d’où résulte une impression de latence, une indiscernabilité entre le mouvant et le figé.
Nulle dichotomie entre nature et culture donc, mais la composition d’une cosmogonie profane qui, en dissolvant la question des Origines et de la Fin, reste quelque peu similaire à celles qu’élaborent des sociétés primitives n’ayant d’autres idoles que la nature et ses cycles. Si la bestialité ici mise en avant semble préalablement pointer un monde non-humain, une intervention plastique du ressort de celle de Lionel Sabatté, en mimant la vie mais toujours en s’exécutant depuis la civilisation, en incorporant artifices et tributs monétaires, exclut la possibilité d’un monde régi exclusivement par des lois naturelles, c’est-à-dire d’un monde sans homme. À l’inverse, le récit de l’homme sans monde, transcendant et séparé de tout, postulant sa maîtrise sur toute chose7, en particulier dans le contexte des discours technophobes constatant sa déresponsabilisation et son indifférence, mène toujours à la menace d’une fin tous azimuts. Or, à titre d’exemple, si l’on considère la question écologique qui, d’une certaine façon, reste en filigrane dans le programme de l’artiste, force est de constater que les inquiétudes naissent de l’impossibilité pour l’homme de consister avec les autres êtres8. Inquiétudes qui font écho à ces créatures intranquilles ou à ces matériaux peu amènes, non parce qu’en possédant lieu, progéniture et nourriture, il faudrait rester sur la défensive, mais parce qu’il est nécessaire de détacher l’homme de sa projection sur le monde en le resituant parmi les non-humains9. Aussi, la figure non-humaine, ne disposant ni du langage, ni de la technique, œuvrant de soubresauts vitalistes et d’agitations viscérales, prête à bondir et toujours promise à un basculement prochain, ne se perçoit plus comme l’abandon de l’homme par la nature, mais comme un double spectral dont les injonctions réfléchissent la nécessité de considérer un retour vers des Origines indéfinies mais primordiales, afin de rétracter une Fin envisageable.
Dès lors, ces silhouettes à la stature élégante et élancée, comme rescapées d’un monde qui n’existe pas encore, ne disent pas autre chose, car « elles ont vu dans la vie quelque chose de trop grand pour quiconque, de trop grand pour [elles], et qui a mis sur [elles] la marque discrète de la mort »10. Aussi est-ce à travers elles que réside une forme d’indiscernabilité entre l’homme et le non-humain, comme s’ils partageaient la même ombre, qui accueille la vie et ses possibles devenirs.